"J'aime penser que la complexité n'est qu'une multitude de choses simples. Il faut parfois savoir s'arrêter et les observer pour mieux les comprendre."
Aïma avait perdu sa proie et une partie de son équipement dans la fuite. Elle avait risqué sa vie pour rien, et cela l'avait fait entrer dans une profonde colère qu'elle exprima par un coup de pied dans l'arbre pourtant innocent et des insultes envers son compagnon de fortune. Heureusement, celui-ci ne souffrit que peu de cet assaut, ce qui n'est pas le cas de la rôdeuse, qui étouffait par orgueil un cri de douleur.
Ego, lui, comme à son habitude, se contenta de contempler le ridicule de la situation. Il sembla tout de même réagir lorsque, tenant sa jambe, la rôdeuse insulta la chance elle-même d'avoir ainsi agi sur son sort :
« Nékéan nolan ek ! ».
Dans la langue d'Aïma, placer "An" à la fin d'un mot lui donnait une tournure plus péjorative ou inverse selon son sens premier. Quant à Nékéa, il s'agit tout simplement de la déesse de la création selon les mythes et coutumes humains. Ses paroles pourront ainsi s'interpréter par "Déesse de la destruction, je te maudis !"
Et comme si ces mots avaient eu un sens pour Ego, il se redressa d'un coup sec. La rôdeuse, recroquevillée sur elle-même de douleur, se faisait toute petite face au colosse de près de deux mètres. Impressionnée, Aïma se figea. Elle manqua même de tomber à la renverse, surprise par la brutalité pure et froide du geste d'Ego. Pourtant, comme seul réponse, celui-ci se contenta alors d'agiter sa main d'un geste reconnaissable aux yeux d'Aïma. Un geste reconnaissable car elle le lui avait appris elle-même : il l'invitait à se nourrir.
Puis, Ego se tourna ensuite vers la forêt, entamant une course à une allure machinale. Aïma tendit bien le bras pour l'arrêter, mais le robot n'eut même pas un regard dans sa direction. Et quand bien même aurait-il pu la comprendre ? Quelques secondes, c'est tout ce qu'il avait fallu à Ego pour disparaître de l'horizon. Bouche bée, la rôdeuse était encore sous le choc. Qu'avait-il souhaité exprimer ? De nombreuses pensées parcouraient sa tête, tellement qu'elles en marquèrent son visage d'un léger pli de frustration.
Analysant la situation, elle finit par accepter que cette fois encore la fatalité n'avait pas fini de lui jouer des tours. Décidément, son nouvel ami faisait tout pour la mettre dans l'embarras, mais elle ne s'en faisait pas pour lui. Il est plus fort qu'il en a l'air après tout, et la frontière n'est pas si dangereuse. Il ne fallut que quelques longues minutes avant qu'Ego ne montre signe de vie à nouveau. Il traversait les buissons de la lisière sans aucune discrétion. Pire, même les bruits qu'il faisait en se déplaçant étaient d'une telle lourdeur qu'il semblait envoyer un message signé à destination de toute la forêt : "Je suis ici" avec une majuscule. Aïma, une fois encore, plaqua sa main contre son crâne face à la bêtise de son disciple. Évidemment, qu'elle devait s'inquiéter, se dit-elle. La machine, elle, continua tranquillement sa route, imperturbable jusqu'à sa position de départ.
Dans ses bras, comme son geste semblait le promettre, une dizaine de fruits de Rhen était entassée, presque broyée par le manque de place. Ego les lâcha tous d'un seul geste à ses pieds, comme ne sachant pas quoi en faire. Cela eut au moins le mérite de faire sourire sa partenaire, qui en profita pour en attraper un au vol. Mission accomplie, donc, se disait sûrement Ego. Aïma n'avait peut-être pas tout perdu dans cette forêt finalement. Ainsi, peut-être parce qu'elle venait de réaliser qu'elle avait survécu, elle fut prise d'un soudain optimisme, certes insensé, mais tout de même réconfortant, qu'elle communiqua à haute voix, disant à qui voulait bien l'entendre sur un ton de défi :
« Je suis Aïma, la rôdeuse et voici Ego le géant qu'Arborameth elle-même ne peut vaincre ! Qui osera nous arrêter maintenant ! »
Bien sûr, elle savait elle-même que ce n'était qu'en partie vrai, mais l'exprimer lui faisait du bien, d'autant que le mal qu'elle devrait affronter désormais se déguisait sous une apparence bien plus perfide que n'importe quelle créature d'Arborameth. Un monstre qui, à ses yeux, pouvait être bien plus cruel, vicieux, et capable des pires sournoiseries pour atteindre ses fins. Un monstre que l'on nomme l'homme, car Aïma n'a jamais été très amicale avec ses propres compères et au loin, il s'agissait des murs du fort de Nomera. Une épaisse muraille pensée infranchissable, non seulement pour les hommes, mais aussi des bêtes sauvages qui s'égareraient parfois en dehors de la forêt lorsque la nourriture y devient trop rare.
Nomera, ville marquée par la violence de sa culture. Ici, la guerre est devenue un jeu et les jeux sont ce qui font d'un homme son statut. Seuls les forts gagnent et les forts sont vénérés. Pour les gens de Nomera, ceux de Tenera leur paraissent des ploucs, des paysans vivant de leur récolte sans se soucier du lendemain. Des gens simples et stupides. C'est pourquoi Aïma n'apprécie pas la province d'Eseka. Elle y avait bien déjà fait du commerce, les produits de la forêt ayant plus de valeur ici, mais rien n'y faisait. Elle ne supportait pas ces hommes arrogants persuadés de leur supériorité. Elle ne pouvait s'empêcher, lorsqu'elle les croisait, de leur faire ravaler leur fierté en leur rappelant qu'aucun d'eux n'a, je cite, les couilles, d'affronter les terres sauvages. Leur rappeler, tout en évoquant la fameuse guerre d'Engen Alvor où Tenera avait écrasé ses opposants, était devenu presque un jeu pour Aïma. Elle se délectait alors de la décomposition des multiples expressions sur les visages de ses fiers guerriers, soudainement moins braves, apprenant alors rapidement à leur insu qu'il ne faut pas juger un maître à son apparence.
Si ce n'était pas dans le besoin, Aïma aurait donc préféré éviter la ville, mais elle manquait de temps et de ressources pour faire autrement. Et puis, une fois en ville, peut-être en apprendrait-elle plus au sujet d'Ego. Qui sait, après tout, quelques mages auront peut-être leur mot à dire quant à ce qu'elle a découvert dans la forêt.