" Tu as déjà remarqué peut-être l'étrangeté de la naissance de ce matin, continue l'empereur. Il s'agissait en fait de jumeaux. Deux aînés, deux héritiers. C'est trop. Je pensais simplement tuer l'un d'eux, pour éviter les luttes futures pour le pouvoir qui risqueraient de diviser l'empire, mais la nature m'a épargné le besoin de répandre mon propre sang. Même s'il ne coule pas en moi, je considère toujours qu'il m'appartient en propre et je répugne à le gâcher.
" En effet si le second né est en parfaite santé, beau et vigoureux comme un futur dirigeant, le premier né est faible et à les membres déformés. Son air maladif ne peut être confondu avec l'autre, et je pense qu'il ne sera jamais en état de gouverner. Le médecin dit même qu'il risque d'être mentalement atteint, car le corps est le reflet de l'esprit...
" C'est pourquoi, au lieu de le tuer, j'aimerais plutôt l'écarter discrètement du palais et réserver sa vie en cas d'extrême nécessité.
" C'est la que tu entres en scène. Je te demande de quitter ta fonction officielle, sous couvert de ma disgrâce, et de te retirer avec lui dans tes terres. Là-bas tu en feras ce que tu voudras, un fermier, un serviteur ou autre chose, mais tu dois me promettre que tu feras ce qu'il faut pour le garder en vie. Il devra bien sûr rester caché du monde, donc je t'interdis de l'adopter, et rester ignorant de ses origines. Je préfèrerais qu'il ne sache même pas qu'il appartient à la bonne société, pour éviter qu'il soit connu par les nobles du pays.
" J'attends cependant de toi de garder tes responsabilités, en mettant à ta place de ministre un de tes subordonnés. Tu fais du bon travail et j'espère que tu sauras le continuer de chez toi.
" Qu'en dis-tu? "
Tarly était assez surpris. Et même choqué de la nouvelle. Il aurait été impossible qu'il aie pu s'attendre à une chose pareille. Mais pour une fois, il était heureux d'y répondre. Il en avait assez de la vie au palais, assez des intrigues auxquelles il n'avait pas part, assez du travail insipide. Et en sauvant de la mort un petit innocent, il avait l'impression de bien faire.
" A vos ordres. Quand dois-je partir?"
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Le jour est tout à fait levé maintenant. Tan Deor a eu le temps de ranger son bureau, dans une aile du palais réservée à l'administration des ministères. Pas un chat dans les couloirs à cette heure indue où les gens respectables sont encore entrain de petit-déjeuner. Seuls les serviteurs courent d'un bâtiment à l'autre en portant ici un balai, là un seau d'eau chaude.
Il s'assied, crevé par la nuit sans fin, en attendant qu'on vienne le chercher. Il ne reviendra pas ici pendant longtemps, et cette idée le réjouit. Pourtant son nouveau statut de ministre déchu fera du tort à sa famille, mais elle n'est plus à ça près.
Quelqu'un frappe à la porte, et l'ouvre. C'est un jeune homme, habillé d'une tunique noire courte et bordée d'une couleur vive selon son rang, serrée à la ceinture, et d'un pantalon collant sombre: l'uniforme des messagers impériaux, qui travaillent autant à l'intérieur du palais qu'entre les États, et sa parole, quand il est de haut rang, vaut celle de l'empereur.
" Excellence, je dois vous conduire."
" Je te suis."
Ils traversent pidement la grande gallerie du bâtiment des ministères, vers le centre du palais. Tarly ne sais pas où il est conduit, mais il sens la nervosité du messager à qui on a dû recommander la discrétion. Mais cette tâche est rendue difficile par l'arrivée progressive des employés qui se pointent à l'entrée avec leurs porte-documents, l'air affairé ou important, même si la présence de Tan Deor et d'un messager dans les couloirs à cette heure n'a rien d'étonnant.
Le mesager se retourne de temps en temps pour voir s'il est bien suivi d'un air inquiet. Il n'a pas pris de gardes avec lui, car l'empereur lui a dit que Tan Deor le suivrait sans problème. Mais il a de l'expérience, puisqu'il a souvent été chargé d'arrêter des officiels pour corruption par exemple, et cette mission de l'emmener ressemble tout à fait à une arrestation. On ne lui a pas dit pourquoi il devait conduire cet homme aux appartements impériaux, à cette heure, mais il a cru comprendre dans les mots de l'empereur qu'il ne s'agissait plus de "Tan Deor" mais juste "Deor". Donc un ministre déchu. C'est en fait impoli d'appeler quelqu'un par son de famille seulement. Il aurait au moins dû ajouter "Erelian" devant, pour "homme d'Erel", l'empire. Mais ce n'est utilisé que pour les gens respectables... serait-ce parce qu'il ne l'est plus?
Cette question sera pour plus tard. ils sont arrivés devant les portes, les mêmes que la veille.
Le messager se retire discrètement. Il n'est pas autorisé à aller plus loin et d'ailleurs n'a aucune envie de mettre le nez dans les affaires des autres, puisqu'au palais cela peut coûter cher.
Tarly frappe deux coup et entre. Il sait qu'on l'attend. L'empereur semble seul et fait les cent pas au milieu de la pièce.
" Tu en as mis du temps. Prend le paquet et pars tout de suite, avant qu'il y aie plus de monde qui te voie."
Il voulait parler de son enfant.
Tarly prend le "paquet", un tas de couvertures enroulées d'où on ne voit dépasser qu'une touffe de cheveux. Un bébé coiffé, né avec ses cheveux. Il devrait être chanceux...
" Ai-je besoin 'un laisser-passer?"
" Je ne te donne pas de papier officiel, car l'annonce de ta démise n'est pas faite et tu n'auras aucun mal à rejoindre ta maison. Mais je te préviens: tu n'as qu'un mois avant que je l'annonce. Dans un mois tu sera assigné à résidence dans tes terres, avec l'interdiction de voyager dans le reste de l'empire. Si la police te voit, tu seras arrêté. Ne le prends pas mal; je dois m'assurer que tu restes chez toi pour éviter les soupçons. C'est pour ton bien aussi. Bon voyage. N'oublie pas de m'envoyer des nouvelles de toi de temps en temps!"
" Au revoir Sire, merci de votre générosité. Que le soleil vous accompagne tous les jours de votre vie..." dit-il sans montrer son ironie. Il essaye de ne pas mettre de sens dans une formule de politesse et tourne les talons, vers dehors, hors de ce palais étouffant.