Le barman pose son torchon et prend deux petits verres sous le comptoir. Son autre main se rend vers une bouteille...
" Ah, Tan Deor, c'est bon de vous voir là ce matin. Vous prendrez bien un verre avec moi ? Du chic, comme d'habitude ?"
" Certainement. Tu peux me servir. Je dois demander un truc à ta mère." Dit-il en posant une pièce sur la table. Personne ne vient causer avec la vieille sans boire, c'est la règle ici. De plus, malgré les apparences, son ouïe est étrangement bonne dès qu'il s'agit d'argent; et on ne peut pas la faire parler, elle se fera passer pour sourde, si elle n'a pas entendu d'abord le cliquetis d'une pièce sur le comptoir de son fils.
Le barman de son côté boit toujours avec les clients: d'abord parce que la plupart son ses amis, ensuite parce que ça les mets de bonne humeur pour en redemander - une stratégie commerciale. Mais il ne boira jamais plus d'un ou deux verres par jour: le même verre servira toute la journée, toujours à moitié plein.
Tarly passe devant le seul autre client présent, un vieux paysan moustachu, à la retraite visiblement : ses confrères ont du travail à cette heure.
" Bonjour Er' Leriaud, comment vont vos rhumatismes ce matin?"
" Hein?"
" Vos rhumatismes !"
" Hein? Tant pis, Tan Deor, que j'suis content d'vous voir. Vous savez, le remède de chez vous qu'vous m'aviez conseillé, et ben il dépote. Il est tellement parfait que j'sens plus rien, j'vous l'dit. On pourra jamais vous rendre assez de vot'bien qu'vous distribuez. "
" Tant mieux, je le dirai à celle qui m'a donné la recette !"
" Hein? Ah, l'âge m'assourdit, mais c'est pas ben grave. La vieillesse, c'est plus ce que c'était..."
Toujours avec le bébé, Deor Q. Tarly s'avance vers la vieille et s'asseoir à table en face d'elle. Il reste un siège pour son fils, qui voudra sûrement participer aux potins.
" Erewan, je viens vous voir; comment allez vous? J'ai besoin de vos estimés services de renseignement... pourriez-vous m'aider ?"
" Mais bien sûr, quand c'est vous, c'est toujours oui! et de grand cœur avec ça ! Je parie que vous aviez une maîtresse et qu'elle vous a quitté... héhéhé, rien n'échappe à l œil de faucon d'une grand-mère ! C'est bien au sujet de ce bébé, n'est-ce pas?"
" On ne peut rien vous cacher... dit-il en souriant. Mais il est nerveux : pour le petit, c'est une question de vie ou de mort. " Je cherche en effet une nourrice de toute urgence. Auriez-vous en tête une femme prête à allaiter et à quitter sa maison pendant quelques mois? deux mois minimum, le temps que je lui trouve une remplaçante, mais un an serait bien mieux. Et bien sûr, je lui paierai un salaire adéquat. "
" Vous avez sonné à la bonne porte! Mais les nourrices possibles, ça court pas les rues. Faut pas qu'elles aient trop d'enfants, ou trop de sous, ou trop de travail... Hé, Jules! dit-elle en s'adressant à son fils. " Tu te souviens, la famille qui habite aux Ruches, y'a eu une naissance cet été? Je crois qu'ils sont courts sur l'argent alors ça pourrait leur faire envie. C'est que pour quelques mois après tout..."
Ouais, ça m'étonnerait. Le mari préfère faire travailler sa femme dans les champs plutôt que de la laisser faire de la couture à la capitale. Non pas qu'il veuille pas lui donner ses libertés, mais il y a trois ans elle s'est faite arnaquer d'une sale manière, quand elle cousait en atelier, et depuis il veut plus la laisser partir. Faut dire aussi qu'elle est pas une lumière."
... silence pensif autour de lanpetite table.
La Gazette reprend la parole:
" Et la fille Lemarin, t'en penses quoi? je l'avais oublié, mais elle est encore mieux située pour cette affaire! Ah, Tan Deor, c'est une triste histoire, mais ça va vous tirer d'embarras. Je sais pas si vous l'avez su, mais l'hiver dernier, à peine un an après son mariage, son mari qu'était parti braconner est passé sur le lac du Viel en pensant prendre un raccourci, mais la glace a pas tenu. Résultat, il a pu en sortir, mais il est mort de froid deux jours après. Il a laissé sa pauvre femme avec un enfant dans les bras, et un autre dans le ventre, qui est né il y a quelques semaines. Elle a un peu de famille qui la soutient, mais je suis sûre qu'elle voudrait bien changer d'air. Alors ? voulez-vous qu'on lui demande?"
" C'est vraiment parfait, merci beaucoup. Où habite-t-elle? J'aimerai aller la voir tout de suite."
" Sur la route de Calet, juste après la ferme de ma nièce, y'a un petit bois, et puis vous verrez des bassins à poissons: ils sont à son grand-père, elle habite dans les bâtiments derrière. Au fait, comment s'appelle ce petit chou? "
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La jeune veuve a accepté de venir. Elle cherchait justement un emploi, pour moins peser sur sa famille. Il y avait besoin d'elle immédiatement, mais rien ne l'empêchait de partir: après avoir embrassé ses parents et rassemblé quelques effets dans une grande sacoche, elle habilla soigneusement ses petits et les fis monter dans la voiture de Tan Deor.
L'aîné, un petit de dix-huit mois, est emmitouflé dans une couverture sur l'une des banquettes et regarde avec attention sa petite sœur, emmaillotée dans le panier posé à côté de lui.
Erelian Deor est à la porte de la ferme, discutant avec le grand père d'une compensation pour lui prendre sa petite fille, qui l'aidait dans sa vie quotidienne. En attendant, Erewan Lemarin fait connaissance avec le petit prince, affamé depuis ce matin: elle s'est assise sur la banquette avec ses enfants, et lui donne gentiment à boire.
" Mon petit, ravie de te rencontrer. Je suis Ika." Et, s'adressant à Erelian Deor qui entre dans la voiture " comment s'appelle-t-il?"
" Je n'y ai pas vraiment pensé... Que dis-tu de Cham?"
" C'est bien, mais y a t'il une signification ?"
" Heu non, c'est juste le prénom d'un personnage d'un de mes livres favoris, mais quand il aura quelques années je lui trouverai un surnom qui convienne à sa personnalité. Matt, on repart! ce serait bien que l'on puisse prendre la route ce soir, et nous avons du pain sur la planche!"