Cinq ans auparavant, dans un lycée de campagne.
Assise en silence vers le fond de la classe, Hana relisait calmement ses notes de la leçon précédente. Elle n'avait rien de mieux à faire, étant donné qu'elle ne voulait parler avec personne.
C'était toujours mieux de rester seule, que de devoir raconter des choses sur elle aux autres. Dans une discussion, les choses ne se passaient jamais autrement : chacun parlait aux autres mais aussi de soi, en livrant des choses plus ou moins personnelles ; et il se trouvait juste que Hana ne voulait ni parler aux gens, ni parler d'elle-même. Elle en avait perdu l'envie depuis la fin du collège, et n'était pas sûre que cela change un jour ; parce que certaines choses étaient bien trop personnelles pour être partagées avec autrui.
La jeune fille avait donc décidé de rester seule, durant tout ce temps, sans se faire de véritables amis, et en parlant aux gens uniquement quand cela était absolument nécessaire. Certains auraient pu dire qu'elle était dans son petit monde à elle : elle ne s'impliquait avec personne, ne mangeait avec personne, ne révisait ses leçons avec personnes, ni ne se rendait aux clubs ou sortait avec des camarades de classe après les cours.
Sa routine était aussi terne que bien réglée : elle arrivait le matin, assistait aux cours, déjeunait, assistait aux cours de l'après-midi, puis rentrait chez elle.
Au départ, elle avait bien eu des amies, mais quand ces dernières lui avaient demandé pourquoi la jeune fille avait subitement changé de comportement après ses quinze ans, elle avait refusé de leur en dire la raison. Elle avait refusé de se confier à eux, et au fur et à mesure du temps, cette relation de « donner et recevoir » des informations personnelles, qui était la base de toute conversation et de toute relation humaine, avait fini par s'effriter jusqu'à se rompre complètement.
Il y avait des choses dont Hana ne voulait pas parler, et la mort de sa mère était bien la dernière chose dont elle voulait discuter avec quelqu'un.
Il était probable qu'elle n'ait pas encore réussi à faire son deuil, même quelques années après, mais même si c'était le cas, le résultat resterait le même. Elle refusait d'aborder la raison de son attitude sombre et passive avec les autres.
Naturellement, cette attitude distante et peu amicale lui avait valu d'être mise à l'écart de ses camarades. Ils ne voulaient certainement pas prendre la peine de perdre leur temps à lui parler, de faire l'effort de traîner avec quelqu'un qui ne chercherait pas à leur répondre. C'était tout normal, et Hana ne leur en voulait pas pour ça, comme elle était soulagée de ne pas avoir à parler aux autres. Elle préférait rester au calme, seule dans son coin.
Rapidement, la fin du collège était arrivée, et se retrouvant au lycée avec des élèves venus d'autres collèges de la zone, elle avait conservé cette apparence inapprochable. Ceux qui la connaissaient un peu avant, ne s'étaient pas donnés la peine de renouer avec elle ; car après tout, chaque changement d'établissement et de niveau d'éducation, était pour chacun l'opportunité de créer ou de rompre des liens.
Nouvellement arrivée au lycée, Hana était un étrange objet : il n'y avait aucune attache entre elle et ses camarades, comme il n'y avait aucun intérêt pour elle.
Les gens se fichaient de savoir si elle était là ou non, quand ils ne riaient pas à son sujet de façon innocente.
« Vous pensez qu'elle se prend pour une fille issue d'une noble famille ? Si ça se trouve elle vient d'une famille riche et a été forcée de venir ici ? »
« J'ai entendu dire que sa mère avait quitté son père. Si ça se trouve elle en a trop honte pour parler aux autres ? »
« C'est pas plutôt son père qui a quitté sa mère ? »
« Les gens qui grandissent sans mère doivent sûrement terminer comme elle, avec zéro compétences sociales. »
« Peut-être qu'elle a juste la grosse tête, avec ses résultats dans le haut de la classe, et qu'elle refuse de nous parler pour ça ? »
Tout et n'importe quoi pouvait être dit à son sujet, mais Hana y faisait la sourde oreille. Elle n'avait ni l'envie de les corriger, ni la volonté de se livrer personnellement à eux ; sachant qu'ils se moqueraient bien de ce qu'elle pourrait dire. Pour elle, ce n'était qu'un mauvais moment à passer, et bientôt, elle partirait à l'université et ne reverrait plus ces gens. Pourquoi devait-elle donc perdre son temps à essayer de réparer des liens qui ne dureraient pas plus de deux à trois ans ?
C'était assurément futile et superflus. Elle préférait être de passage, et ne pas marquer les esprits. N'être qu'une personne en transit, toujours en transit, à bouger d'un endroit à un autre sans s'arrêter en cours de route à un arrêt ou une escale.
Sa vie n'était faite que de deux aires : une maison et un quartier où retourner, et des lieux qu'elle devait visiter. Les gens, en revanche, n'étaient pas prévus sur le trajet ; et quand elle rentrait chez elle, son père l'accueillait avec le sourire, même si elle sentait toujours une certaine peine dissimulée derrière ces yeux gris.
« Ça s'est bien passé au lycée aujourd'hui ? » Demanda-t-il depuis le salon.
Elle retira ses chaussures dans l'entrée puis s'avança sur le plancher de la maison, se dirigeant vers la pièce à vivre. Elle y découvrit son père, occupé à trier le contenu d'un carton.
« Qu'est-ce que tu fais ? » Demanda-t-elle avec curiosité.
« Ah, je trie des affaires de ta mère, » dit-il avec un petit sourire. « Je pensais mettre des choses dans le garage. »
Intriguée, Hana rejoignit son père pour s'asseoir à ses côtés sur le sol, et observa le contenu de la boîte : des livres, des badges de presse, et une grosse boîte en cuir noir.
« Qu'est-ce que c'est ? » Demanda-t-elle en pointant du doigt l'étrange boîte.
« Oh, je vois que tu as l'œil, » dit-il en s'emparant de la boîte pour la lui tendre.
La jeune fille s'en saisit, et l'ouvrant, y découvrit un énorme appareil photo avec plusieurs objectifs.
« C'était celui qu'elle utilisait quand elle écrivait ses articles, » lui expliqua-t-il. « Même s'il est un petit peu vieux, maintenant. Ça t'intéresse ? »
Hana hocha de la tête. Elle avait vu tant de fois sa mère s'en servir pendant leurs sorties de famille, qu'elle en avait presque oublié que c'était également son outil de travail, en tant que journaliste pour la presse locale.
Se saisissant du boîtier principal de l'appareil photo, elle appuya sur les touches, mais l'écran demeura noir.
« Hum, la batterie doit certainement être déchargée depuis tout ce temps... » Dit son père. « On va la mettre à charger. »
Il récupéra sur le côté de l'appareil une petite batterie, et prenant ce qui devait être son chargeur, se leva pour se diriger vers le comptoir de la cuisine.
Le père de Hana était un homme de petite taille aux traits fins et aux cheveux rêches, et possédant deux yeux gris surmontés de sourcils toujours arqués, même quand il n'avait aucune expression particulière. Son visage aux contours ronds et avec un petit nez, lui donnait un air très sympathique que tout le monde trouvait charmant.
Quant à son apparence générale, si Hana devait la décrire, elle aurait certainement dit quelque chose du genre 'C'est mon père. C'est bien mon père. Je pense que je pourrais le reconnaître de très loin, même dans une foule compacte.'
Bien sûr, le fait que l'homme, très maigre, portait presque toujours des chemises à carreaux aidait bien à le repérer de loin, mais ce qui était plus caractéristique était sûrement sa façon de se tenir. Que ce soit de près ou de loin, on pouvait toujours le voir avec ses petites épaules abaissées, et avec ses bras ramenés vers l'avant ; comme s'il essayait de se faire tout petit, ou de ne pas se faire remarquer. Le début de calvitie sur le haut de son crâne était également notable, surtout pour son jeune âge ; mais ça, Hana savait que tous les papas, passé la trentaine, finissaient tôt ou tard par être dégarnis.
Ce qui était vraiment le plus remarquable, était sûrement que son père avait un genre d'attitude calme et gentille. C'était comme s'il se montrait vulnérable et solide à la fois.
Cependant, Hana devait le reconnaître : cette apparence fragile l'avait sûrement encore plus été ces dernières années, depuis le décès de sa mère. Elle avait vu son père pleurer, sans aucune retenue, et l'avait aussi entendu, tard dans la nuit et seul dans sa chambre, se lamenter silencieusement. Puis, quelques heures à peine après, au matin, elle le voyait lui sourire, comme si rien ne s'était passé, et comme s'il n'avait pas les yeux légèrement rouges, et ses cernes sous les yeux un peu plus creusées.
Son père était vraiment comme ça : fragile et émotif, mais aussi fort et inébranlable. Il exposait aisément ces deux facettes, de façons séparées, même si Hana savait pertinemment que ces deux personnes bien différentes restaient son seul et unique papa.
« Si tu veux, on ira l'essayer, » dit-il en branchant le chargeur de la batterie sur une prise. « Peut-être que ça te changeras les idées. »
Hana ne dit rien, et son père se tourna vers elle.
« Et tu ne m'as pas répondu, ça s'est bien passé en cours aujourd'hui ? » Lui redemanda-t-il.
« Oui, ça allait... » Répondit-elle
Il n'avait pas besoin de savoir tout ce qui se passait, même s'il ne se passait pas grand-chose. Il était déjà suffisamment accablé comme cela, que ce soit par le travail ou par ses propres sentiments.
« Hum, je vois… Tu sais ce que tu veux manger ce soir ? » Demanda-t-il.
Hana se leva pour le rejoindre dans la cuisine, et sans plus attendre, ouvrit le placard du bas pour en sortir un récipient en plastique.
« Je vais me charger du repas, tu peux retourner dans l'atelier, » lui dit-elle.
« Oh, tu vas encore cuisiner ce soir ? Qu'est-ce que tu comptes faire ? » S'étonna-t-il avec curiosité.
« Je sais pas trop, » dit-elle tout en commençant à rincer le riz dans l'évier.
« Hum, une surprise, je vois… Dans ce cas, préviens-moi quand c'est prêt, ok ? » Lui dit-il avec un sourire.
Hana l'entendit s'éloigner, ses pieds faisant grincer le plancher, puis une porte de communication entre la maison et l'annexe servant d'atelier s'ouvra et se referma. C'était mieux que son père se concentre sur son travail, au lieu de perdre du temps à préparer à manger.
Avec un regard terne, elle jeta un regard à la prise du chargeur de batterie branchée sur le mur du comptoir : les fins doigts de son père avaient laissé quelques traces de sciure de bois, et elle se demanda s'il s'était rendu compte qu'il en avait aussi sur les épaules.
Peut-être était-il en plein travail juste avant qu'elle n'arrive, et avait prétexté faire du tri dans les affaires de sa mère pour lui parler un peu et faire une pause…