La fin de semaine et le weekend passèrent sans d'autres incidents, et le lundi matin arriva.
Dans le hall de Marline, Chiho entra d'un pas sûr et avec confidence. N'ayant pas vu Hana depuis plusieurs jours, elle avait été plus que ravie ; et grâce à la crise d'allergie sévère de la jeune femme, des ragots s'étaient aussi répandus à propos du Chef Kobayashi, qu'elle détestait à cause de son sale caractère. Même si Hana finissait par dire le contraire, la plupart des employés qui avaient eu vent des événements s'étaient encore plus éloignés du Département Catastrophes Naturelles et de son Chef de Section colérique. Si les précédentes rumeurs à son sujet et au sujet du Chef Tsukasa avaient déjà isolé les employés de ce Département des autres, ces dernières informations avaient encore empiré la situation. Mais tout cela, Chiho s'en fichait. Ce qui l'intéressait le plus, c'était de se faire valoir auprès du nouveau Directeur, et auprès de l'héritière de conglomérat. Si elle jouait bien ses cartes, elle n'aurait pas à attendre des années avant d'être placée à un poste exécutif.
Pour peu que Takeuchi Hana ait été traumatisée par sa crise d'allergie, elle n'oserait probablement plus venir travailler, permettant ainsi à Chiho de se débarrasser d'elle plus facilement que prévu.
Ou du moins, c'est ce que Chiho croyait, jusqu'à ce qu'elle arrive au huitième étage et voit l'autre jeune femme l'attendre de pied ferme au sortir de l'ascenseur.
Silencieusement, Chiho s'avança vers elle et la dévisagea : Hana resta immobile et soutint son regard. Elle n'avait jamais vu ce genre d'expression sur le visage de l'autre femme, et se demanda ce qui avait bien pu la faire changer autant depuis l'autre jour. Elle semblait bien plus confiante, et moins timide qu'avant ; et quand Hana s'adressa à elle, Chiho fronça les sourcils.
« Il faut qu'on parle. » Dit-elle d'une voix nette.
Qu'est-ce que cette garce lui voulait ? Elle osait lui tenir tête ? Maintenant ? Et puis quoi encore ?
Cette fille jouait avec ses nerfs, et Chiho claqua sa langue d'agacement.
« Qu'est-ce que tu me veux ? » Demanda-t-elle avec hostilité.
Le regard d'Hana se durcit, et Chiho ne put s'empêcher de ressentir du dégoût.
'C'est quoi cette attitude ? Elle se prends pour qui ?' Pensa-t-elle.
Pourquoi est-ce qu'elle se comportait comme si elle était meilleure que Chiho, alors qu'elle avait toujours été une sale menteuse s'amusant à nuire aux autres.
D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, cette mythomane avait toujours été renfermée sur elle-même et se fichait de ce qui se passait autour d'elle. Alors sérieusement, c'était quoi ça ?
C'était quoi, cette posture droite et ces épaules relaxées ? C'était quoi, ce regard perçant ? C'était quoi, cette voix nette et fluide qui ne tremblait pas ?
Tout ça, ça énervait Chiho ; et quand Hana lui demanda de la suivre dans la cage d'escalier, Chiho la suivit à contre-coeur, par crainte de voir son passé être ébruité.
Curieusement, se retrouver dans une cage d'escaliers face à son ancienne camarade de classe fit ressurgir certains des souvenirs de Chiho datant du lycée.
C'était le début de la première année de lycée, quand la classe venait à peine d'être constituée, que Chiho s'était déjà faite plusieurs amies. Un petit groupe qui s'était étoffé avec des filles des classes voisines, mais aussi quelques garçons ; bien que ces derniers préféraient avant tout parler jeux vidéos ou activités de clubs.
Mis à part ce nouveau cercle d'amis – où certaines personnes se connaissaient déjà du collège – d'autres liens s'étaient créés au sein de la classe, ne laissant que quelques rares personnes isolées qui ne s'engageaient avec personne en particulier.
'Quelques personnes' était un euphémisme, car il ne s'agissait vraiment que de deux garçons et d'une fille, se tenant tous les trois à l'écart de toute interaction dans la classe. Si les deux garçons avaient chacun des loisirs douteux, la jeune fille était quant à elle très silencieuse. Elle ne parlait jamais à personne sauf quand cela était nécessaire, et ne daignait même pas regarder les gens quand elle leur parlait. Les filles du groupe d'amis de Chiho qui avaient été dans le même collège qu'elle avaient alors expliqué que son comportement datait déjà de cette période, et que pour cela, personne ne prenait la peine de venir lui parler.
« Cette fille snob a des résultats toujours dans le haut de la classe, et elle ne parle à personne. Comme si on valait moins qu'elle, » lui avait expliqué une des filles du groupe.
« Elle a même pas l'esprit d'équipe, que ce soit en classe ou en sport, » avait ajouté une autre. « Elle fait toujours le strict minimum quand elle ne peut pas tout simplement sécher les cours en prétextant être malade. »
Chiho leur avait alors demandé si elle aussi devrait l'ignorer, ce à quoi les deux filles précédentes lui avaient répondu :
« C'est un mur, elle ne parle de rien, à personne, et ne s'intéresse à rien à part ses cours. Quand quelqu'un allait lui demander ses notes de cours, elle prétextait toujours quelque chose pour ne pas devoir les donner. » Avaient-elles dit. « Et tu sais ce qui nous énerve le plus ? Elle se fait passer pour faible et studieuse pour attirer l'œil des garçons. Ils ont été plusieurs à lui demander de sortir avec eux, mais à chaque fois elle les as envoyés balader, comme si ce n'était qu'un jeu pour elle. »
Bien évidemment, Chiho avait suivi le mouvement. Elle n'avait pas de raisons de prêter la moindre attention à cette fille que tout le monde ignorait déjà. Les élèves qui avaient côtoyé Hana au collège avaient tôt fait de relater son comportement de cette époque pour décourager qui que ce soit de l'approcher ; et bientôt, la jeune lycéenne s'était retrouvée complètement isolée.
Cependant, être constamment seule ne semblait pas la déranger. Chiho pouvait toujours la voir, du coin de l'œil, manger toute seule dans la cour ou à son bureau, et quand elle était absente en cours, elle préférait toujours demander aux professeurs leurs notes de leçon, plutôt que de se risquer à aller vers ses camarades.
'Que ça lui serve de leçon,' avait pensé Chiho.
Cette fille qui ne voulait jamais aider les autres et les considérait inférieurs n'avait que ce qu'elle méritait ; ce qui faisait toujours sourire avec malice Chiho.
Elle pensait bien entendu que rien ne lui ferait jamais croiser la route de cette fille qui restait toujours dans son coin avec cet air à la fois hautain et sinistre.
Les gens avaient toujours la chair de poule quand ils l'approchaient, car quand elle n'était pas concentrée sur ses livres de cours, elle fixait toujours le vide avec un air hébété, comme si elle était complètement ailleurs, ou voyait des choses qui n'existaient pas – comme les fantômes.
Il y avait aussi le fait que, comme dans les histoires du collège que lui avaient raconté certaines camarades de classe, les garçons continuaient de lui tourner autour. Ils venaient même d'autres classes, ne serait-ce que pour apercevoir de loin la fille studieuse et silencieuse qui se trouvait dans cette classe. Bien sûr, la plupart repartaient avec un air dépité, soit parce que la jeune fille ne leur avait pas du tout répondu quand ils s'étaient adressés à elle, soit parce que le barrage de rumeurs à son sujet les avait découragés ; quand ce n'était pas un mélange des deux.
En vérité, cette fille se fichait tellement de tout ce qui l'entourait, que même si des gens parlaient mal d'elle au bureau voisin, elle ne disait aucun mot ; au point que ses camarades de classe n'en avaient que le nom, et se demandaient si elle n'était pas juste elle-même un fantôme que tout le monde pouvait voir. C'était sur que sa peau extrêmement pâle, ainsi que ses cheveux noirs coupés au carrés - mais possédant une frange qui recouvrait presque ses yeux – n'étaient pas des plus invitants. Elle était aussi froide d'aspect, que de comportement et de parole.
Alors forcément, quand quelqu'un ne vous parlait jamais, même quand vous lui adressiez la parole, c'était non seulement vexant, mais aussi énervant.
Lassée par son comportement inexpressif et insensible, la classe lui avait fait savoir son mécontentement en gribouillant des choses sur son bureau. Au départ, juste des reproches, qui s'étaient ensuite mués en insultes à peine dissimulées, pour finir par des menaces.
Elle n'appréciait personne ? Hé bien, personne ne l'appréciait non plus.
'Que ça lui serve de leçon,' avait encore pensé Chiho.
Rapidement, c'était devenu une pensée quasi-automatique pour Chiho, et probablement pour bon nombre d'autres personnes dans la classe. C'était devenu quotidien, routinier. Un réflexe, même.
Après tout, quelqu'un d'aussi asocial n'avait rien à faire au lycée ; et sans s'en rendre compte, Chiho était aussi entrée dans ce mouvement de foule, à imiter les autres. C'était toujours mieux d'agir en groupe, même si c'était mal se comporter, plutôt que d'être seule et complètement isolée.
Cette situation aurait sûrement pu durer tout le long de leur scolarité, sans jamais changer, s'il n'y avait pas eu, en fin de première année, un véritable scandale au sein de la classe.
Si, jusqu'à ce moment-là, Chiho avait encore eu des remords, elle avait fini par s'en débarrasser définitivement.
Ce qui la ramenait au moment présent, dans la cage d'escaliers, en face de Takeuchi – non, Shinohara, à présent – Hana.
Elle détestait cette fille depuis le lycée, et cela n'avait pas changé. Elle ne voulait pas du tout parler à cette femme qui était sûrement toujours aussi hautaine et vicieuse qu'à l'époque ; et haïssait encore plus cette attitude de personne intouchable que la jeune femme avait adoptée face à elle.
Voyant que Hana continuait de soutenir avec défiance son regard, Chiho croisa les bras et adopta une expression hostile pleine de dépit.
« Qu'est-ce que tu me veux ? » Demanda-t-elle d'une voix sèche et cinglante.
Hana fronça un peu plus les sourcils, et faisant un pas vers Chiho, s'adressa à elle en la regardant droit dans les yeux.
« Je sais que ce qui m'est arrivé hier est de ta faute. » Dit-elle sans aucune hésitation ni pause. « Tu as fait exprès de mettre de la cannelle dans ma boisson. »
« Et alors ? » Demanda Chiho avec un air moqueur.
Si cette idiote attendait des excuses ou des remords de sa part, elle se mettait le doigt dans l'œil. Tout ce qu'elle espérait, c'est qu'Hana se rende rapidement compte qu'elle n'était pas la bienvenue ici, et qu'elle se décide à quitter l'entreprise. C'était pourtant simple à comprendre, non ? Alors pourquoi cette abrutie continuait-elle de la regarder avec défiance ?
Hana reprit la parole, et ses mots mirent tellement Chiho hors d'elle que cette dernière leva la main.