Arch était assis seul près du bout du tunnel.
Depuis sa promotion en vanir, il n'avait plus de sac de roche à transporter, et son dos courbé par l'age était le plus souvent nu.
Mais parfois lorsque le vieil homme se sentait affaibli et qu'il était hors de son atelier, il transportait une sorte de tabouret qu'il avait fabriqué lui même en utilisant des débris de manches de pioche cassés.
Il était assis sur ce tabouret, occupé à tapoter la roche devant lui, donnant l'impression qu'il écoutait la roche plus qu'il ne l'observait. Il avait un certain air profond et ancien qui inspirait le respect de tous.
Lorsque Kahn le vit, son regard encore hésitant se radoucit, et son expression se relâcha légèrement.
Le vieil homme lui donnait effectivement une impression de calme et poussait à la confiance.
Bien que restant vigilant, il se mit à approuver en silence l'idée de Sulk de l'emmener voir Arch.
Il s'avança légèrement, du pas silencieux que les jeunes voleurs des rues ont pour la plupart.
Son avancée le mit sur le chemin de la lumière, projetant sur l'homme assis une ombre tranchant le bleu cru des cristaux.
Arch se retourna et le regarda.
Avec son âge et ses muscles fatigués, Arch n'avait pas rejoint l'attroupement précédent l'arrivée des nouveaux mineurs. Il avait préféré rester dans les profondeurs de la mine avec pour seule compagnie les roches, le silence et l'humidité.
Le mineur était vieux mais son regard était affûté. Il remarqua très vite les marques sur la jambe gauche du garçon qui lui était inconnu.
"Bienvenu jeune homme. Je suis Arch, un ami de Sulk ici présent." dit-il en donnant un signe de tête courtois.
Le nouveau bougea la tête, faisant écho au salut de Arch. Ce dernier attendait la réponse du garçon, mais Sulk pris la parole à sa place.
"Il s'appelle Kahn."
Cette présentation peu commune fit prendre un regard interrogateur à Arch.
Les sourcils légèrement froncés, il posa ses yeux directement sur la bouche du garçon.
Kahn s'avança alors d'un pas et ferma les yeux une seconde, comme pour se donner le courage de s'ouvrir au vieil inconnu. Il ouvrit alors la bouche en grand, offrant à Arch la même vue que Sulk avait eu une heure auparavant.
A la différence du garçon de 13 ans, Arch ne sourcilla pas.
Le vieil homme connaissait le sort réservé aux voleurs, et comprit alors pourquoi le jeune garçon se retrouvait dans les profondeurs de la mine.
Il n'en dit pourtant rien, ne montrant aucune aversion, et même un brin de sympathie.
Il se mit à réfléchir quelques instants.
Sulk n'eut même pas le besoin d'expliquer ce qu'il attendait de lui. Il avait compris.
Quelques secondes après, Arch se racla la gorge:
"Eh bien c'est du sale boulot que les gardes ont fait la. Malheureusement pour toi, je ne connais pas de médecine par ici qui puisse te permettre de retrouver ta langue. Par contre je sais ce qui peut t'aider à cicatriser et à purifier la blessure. Et cela fera du bien à ta jambe aussi. Retrouvez moi tous les deux lors du prochain repas. Maintenant filez."
Sulk et Kahn sortirent du tunnel et retournèrent près du gouffre central de la mine. Kahn avait une sorte de regard triste mais plein d'espoir.
Il s'était résigné au fait d'avoir perdu sa langue, mais au moins il pourrait guérir le reste et faire disparaître la douleur.
Sulk finit de montrer à Kahn toutes les zones importantes de la mine, les galeries principales, les accès utilisés pour aller plus vite, mais également les zones évitées comme les quartiers des gardes.
Kahn comprit bien vites des explications de Sulk qu'il devrait faire profil bas pendant un certain temps.
Bien que les gens de la mine, mineurs ainsi que contremaîtres n'avaient quasiment aucune possession, si l'on remarquait la blessure de Kahn, on comprendrait bien vite que ce dernier avait été pris en train de voler.
Et les voleurs n'étaient pas appréciés dans la mine, comme dans n'importe quelle autre communauté.
Les mois suivants étaient pourtant banals pour tout le monde dans les profondeurs, mais parurent extraordinaires pour Sulk.
Il n'avait jamais eu d'ami à part Arch, qu'il considérait plus comme un parents qui l'avait aidé à grandir.
Il ne s'était jamais vraiment lié avec les quelques autres enfants esclaves de la mine, et était demeuré seul pendant toute son enfance, à l'exception d'une amie qu'il avait perdu de vue lorsqu'il s'était mis à travailler.
La présence de l'inconnu dans son esprit avait bien sûr changé cela, mais la voix grave et le ton autoritaire de l'homme avait formé dans son esprit une sorte de mentor, un professeur plus qu'un ami.
Auprès de Kahn il pouvait s'ouvrir librement et pouvait même lui parler de la rune s'il en avait envie, bien qu'il hésitait encore.
Après tout c'était un secret bien trop important qui dépassait Sulk.
Sulk passait désormais le début de ses soirées à essayer d'apprendre des choses sur le monde de la surface.
Kahn ne sachant pas écrire, les conversations étaient surtout constituées de questions auxquelles Kahn répondait par des simples mouvements de tête.
Pendant la nuit Sulk se retrouvait comme à son habitude dans son esprit en compagnie du globe de brouillard noir.
"Tu ne dois surtout pas lui dire.
- Je ne compte pas lui parler de la rune et de vous. Enfin pas pour l'instant.
-Ce gamin, Kahn, ne m'inspire pas confiance.
-Personne ne vous inspire confiance. Vous m'avez dit la même chose pour chaque personne que j'ai croisé et à qui j'ai adressé la parole. Est-ce qu'il y a ne serait-ce qu'une personne qui vous inspire confiance ?
-Hmmm. Pas chez les tierrans. Les tierrans sont faibles, idiots, et n'ont aucun respect envers le monde.
- Vous parlez des tierrans comme si vous n'en étiez pas un... vous ne savez toujours pas qui vous êtes je suppose ?
- Non. Continue de t'entraîner. Tu fais des progrès, désormais tu arrive même à parler à l'autre gamin tout en assouplissant ta conscience."
Sulk avait désormais une conscience qui représentait une sphère de plusieurs pas de large !
La volute violette était désormais comparable à une petite vague, suivant la houle et s'abattant sur les bords de la paroi, avec une régularité suivant les battements de son cœur. Le brouillard noir semblait par contre être limité à quelques pas de moins, comme par une barrière invisible.
L'inconnu n'avait pas d'explications quant à cela.
Lorsque Sulk lui avait demandé pourquoi sa conscience était limitée et ne grandissait pas en même temps que la sienne, il lui avait simplement répondu d'un ton sec qu'il devrait se concentrer sur son entrainement mental.
Il ne savait toujours pas son propre nom, ou en tout cas ne le disait pas à Sulk.
La seule différence était que le visage de l'inconnu se précisait lorsqu'il parlait la nuit. Les éclairs argentés qui formaient sa figure restaient en place plus longtemps, et son expression était de plus en plus définie.
Il avait l'air d'un homme d'age mûr malgré sa voix un peu ancienne, avec les arcades et les pommettes saillantes. Son regard était un peu flou, un peu perdu, mais ses yeux avaient un éclat particulier qui fascinait Sulk.
L'impression qu'il avait fait sur Sulk était grande et imposait un respect du garçon comme celui qu'un enfant a envers son aîné lui apprenant à faire des tours de passe-passe.
Les exercices constants de Sulk portaient ses fruits et des compétences aussi impressionnantes que inattendues s'offrait maintenant au garçon.
Un jour, après de nombreux efforts discrets lui ayant laissé le crâne douloureux, Sulk parvint enfin à provoquer de nouveau le phénomène qui l'avait si profondément marqué au commencement, au contact de la rune.
Il s'était alors passé plusieurs mois depuis la dernière fois que Sulk avait réussi à faire progresser ses capacités.
Sulk parvint à observer de ses propres yeux le détail du cristal lumineux qu'il fixait depuis une quinzaine de minutes à l'autre bout de la galerie.
Il distinguait chaque angle aigu qui formait la structure de la source de lumière bleue.
Il était entièrement focalisé sur le cristal, tentant de regarder toujours plus précisément. Pendant un bref instant qui ne dura pas plus d'une demi-seconde Sulk crut même percevoir comme une sorte d'énergie lumineuse tentant de s'échapper du morceau de cristal monté sur une pique.
Mais alors qu'il allait percer le secret de la lumière froide continue, son esprit fut retenu par une sensation étouffée. Tous ses sens étaient comme éteints pour concentrer toute sa conscience sur ses yeux.
Il ne remarqua même pas le regard effaré de Kahn lorsque ce dernier le regarda s'effondrer sur le sol humide.