Kael marchait depuis ce qui lui semblait être des heures, bien qu'il n'ait aucun moyen de mesurer le temps dans cet endroit sans soleil ni lune. Les murs de la caverne s'étaient peu à peu éloignés, faisant place à un paysage désolé et étrangement beau. Le sol était recouvert d'une fine couche de cendre grise qui crissait sous ses pas, et des arbres squelettiques s'élevaient çà et là, leurs branches nues semblables à des doigts ossifiés pointant vers un ciel invisible.
L'air était toujours aussi lourd, chargé d'une odeur métallique qui lui rappelait le sang. Il serra les poings, essayant de chasser l'angoisse qui lui étreignait la poitrine. La femme aux cheveux argentés avait dit qu'il devait traverser les neuf cercles des Enfers. Mais comment ? Il n'avait aucune idée de où aller, ni même de ce qu'il cherchait.
C'est alors qu'il entendit un bruit. Un murmure, presque imperceptible, qui semblait venir de nulle part et partout à la fois. Il s'arrêta, tendant l'oreille. Le murmure devint plus distinct, se transformant en un chuchotement doux et mélodieux, comme une chanson ancienne qu'il aurait autrefois connue.
« Suis le son, » lui souffla une voix dans son esprit. Ce n'était pas la voix de la femme, mais quelque chose de plus intime, comme un souvenir enfoui.
Il obéit, se laissant guider par le murmure. Les arbres squelettiques semblaient s'écarter sur son passage, comme s'ils reconnaissaient son droit d'être ici. Le paysage changea à nouveau, et il se retrouva face à un fleuve. Ses eaux étaient d'un noir profond, presque hypnotique, et elles coulaient lentement, comme si le temps lui-même s'était ralenti.
Sur la rive opposée, il vit des silhouettes. Des ombres floues, indistinctes, qui semblaient errer sans but. Certaines pleuraient, d'autres riaient, mais toutes avaient l'air perdues. Kael sentit une étrange empathie pour elles, comme si elles étaient des reflets de ce qu'il pourrait devenir.
« Le fleuve Achéron, » murmura-t-il, sans savoir d'où lui venait cette connaissance. C'était comme si les Enfers lui murmuraient leurs secrets, un mot à la fois.
Il s'approcha de l'eau, hésitant. Le murmure mélodieux semblait venir de l'autre côté, mais comment traverser ? Le fleuve était large, et ses eaux sombres semblaient dangereuses. Il tendit la main, effleurant la surface de l'eau, et ressentit aussitôt une douleur vive, comme si des milliers d'aiguilles lui transperçaient la peau. Il retira sa main rapidement, serrant les dents.
« Tu ne peux pas traverser seul, » dit une voix derrière lui.
Kael se retourna et vit un homme debout sur la rive. Il était grand, vêtu d'une cape en lambeaux qui semblait faite de brume. Son visage était pâle, presque translucide, et ses yeux étaient d'un noir absolu, sans pupille ni reflet. Dans ses mains, il tenait une longue rame en bois noirci.
« Qui êtes-vous ? » demanda Kael, méfiant.
« Je suis Charon, » répondit l'homme d'une voix grave et monotone. « Le passeur des âmes. »
Kael sentit un frisson lui parcourir l'échine. Charon. Le nom lui était familier, comme s'il l'avait entendu dans une histoire racontée il y a très longtemps.
« Vous pouvez me faire traverser ? » demanda-t-il.
Charon inclina la tête, mais son expression ne changea pas. « Tout a un prix dans les Enfers, Kael. As-tu de quoi payer ? »
Kael fouilla dans ses poches, mais elles étaient vides. Il n'avait rien. Pas même un souvenir tangible de qui il était.
« Je... je n'ai rien, » avoua-t-il.
Charon le fixa de ses yeux noirs, et Kael eut l'impression que le passeur voyait bien plus que ce qui était visible. « Alors tu devras me donner quelque chose d'autre, » dit-il enfin. « Un morceau de toi-même. »
Kael sentit son estomac se nouer. « Qu'est-ce que vous voulez dire ? »
Charon avança, et Kael recula instinctivement. « Un souvenir, » dit le passeur. « Choisis-en un. Donne-le-moi, et je te ferai traverser. »
Kael ferma les yeux, essayant de se concentrer. Les souvenirs étaient rares, comme des éclats de verre éparpillés dans son esprit. Il en saisit un, le plus clair qu'il pouvait trouver. C'était une image floue : une femme aux cheveux bruns, souriant doucement. Elle lui tendait une fleur, une rose rouge, et il sentait une chaleur étrange dans sa poitrine. De l'amour ? De la tristesse ? Il ne savait pas.
« Prenez-le, » dit-il, sa voix tremblante.
Charon tendit la main, et Kael sentit quelque chose lui être arraché. Une douleur vive traversa son crâne, et l'image de la femme s'estompa, comme emportée par le vent. Il eut l'impression qu'une partie de lui avait disparu, quelque chose d'irremplaçable.
« C'est fait, » dit Charon, reculant. « Monte dans la barque. »
Kael obéit, ses jambes tremblantes. La barque était petite et fragile, faite de bois noirci et de clous rouillés. Elle sembla s'enfoncer un peu plus dans l'eau quand il monta à bord, mais elle ne chavira pas. Charon prit place à l'arrière et commença à ramer, ses mouvements lents et précis.
Le fleuve était silencieux, à part le léger clapotis de l'eau contre la barque. Kael regarda les eaux sombres, essayant de percer leur mystère. Parfois, il croyait voir des visages se former à la surface, des visages qui le regardaient avec des yeux pleins de reproche ou de tristesse. Il détourna le regard, se concentrant sur la rive opposée.
« Pourquoi les âmes errent-elles ici ? » demanda-t-il enfin, brisant le silence.
Charon ne leva pas les yeux. « Elles attendent, » dit-il simplement.
« Qu'est-ce qu'elles attendent ? »
« Le jugement. Ou l'oubli. »
Kael frissonna. « Et moi ? Qu'est-ce que j'attends ? »
Charon leva enfin les yeux, et Kael vit quelque chose dans son regard noir. Une lueur d'intérêt, peut-être, ou de pitié. « Toi, Kael, tu attends la vérité. Mais attention... la vérité peut être plus cruelle que le mensonge. »
La barque toucha la rive opposée, et Kael descendit, ses pieds s'enfonçant dans la cendre grise. Il se retourna pour remercier Charon, mais le passeur et sa barque avaient déjà disparu, comme s'ils n'avaient jamais existé.
Devant lui s'étendait un nouveau paysage, plus sombre et plus menaçant que tout ce qu'il avait vu jusqu'à présent. Des montagnes noires se dressaient à l'horizon, leurs sommets cachés par des nuages épais. Entre elles, un chemin sinueux menait plus profondément dans les Enfers.
Kael prit une profonde inspiration, sentant le poids de ce qu'il avait perdu – et de ce qu'il allait encore perdre. Mais il n'avait pas le choix. Il devait avancer.
Il fit un pas en avant, puis un autre. Le murmure mélodieux revint, plus fort cette fois, comme s'il l'appelait vers quelque chose – ou quelqu'un.
Et ainsi, Kael continua son voyage, plus profondément dans le Royaume des Enfers.