Les jours qui suivirent furent un tourbillon. Mounir se sentit englouti par la réalité de son nouveau pouvoir, mais aussi par la culpabilité et l'angoisse qu'il avait de plus en plus de mal à contenir. Chaque geste semblait plus rapide, chaque pensée plus aiguisée, et chaque sensation plus intense, mais quelque chose de plus sombre s'insinuait en lui, le rongeant lentement. Ali avait raison : il avait franchi un seuil, et l'énergie qui bouillonnait en lui n'était pas uniquement de l'ambition ou du pouvoir. C'était quelque chose de bien plus ancien, de bien plus dangereux.
Il se retrouvait souvent seul dans sa chambre, à tourner et retourner les événements dans sa tête, incapable de trouver un moment de paix. Les images du rituel qu'il avait observé, de la table d'autel, des objets anciens et inquiétants, revenaient sans cesse dans ses pensées. Il avait du mal à se concentrer, et parfois, il avait l'impression d'entendre des voix qui murmuraient son nom. Mais quand il se retournait, il n'y avait personne.
Il s'était habitué à l'idée d'avoir fait un pacte avec l'invisible, mais ce qu'il n'avait pas anticipé, c'était l'isolement qu'il ressentait. Ali était présent, mais jamais vraiment là. Parfois, il semblait se manifester uniquement pour lui rappeler le prix de son choix, pour l'évaluer, comme un professeur examinant un élève indiscipliné. Il n'y avait pas de réconfort, seulement une dureté glaciale qui collait à l'air autour de lui.
Ce matin-là, Mounir se leva, et une fois de plus, il sentit l'étreinte de cette lourdeur qui ne le quittait plus. Le regard dans le miroir ne lui renvoyait plus la même image. Ses yeux, habituellement calmes, semblaient plus profonds, comme s'ils avaient vu trop de choses, et pourtant, ils étaient vides d'une certaine innocence qu'il avait autrefois. Il n'était plus le Mounir naïf et déterminé qu'il avait été, il était devenu quelque chose d'autre, quelque chose qui le faisait frissonner de terreur à chaque réflexion.
Ali l'avait convoqué. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas eu de nouvelle de lui, et une étrange impatience le prenait lorsqu'il pensait à cette rencontre. Il savait que quelque chose de plus grand se préparait, qu'il ne pourrait plus revenir en arrière, mais il ne pouvait pas repousser plus longtemps l'inévitable.
Il descendit les escaliers de la maison d'Ali, la même sensation d'étouffement qui l'accompagnait à chaque pas. L'air semblait plus épais, plus dense, et les couloirs se rétrécissaient autour de lui. Finalement, il arriva devant la porte massive de la pièce où ils s'étaient rencontrés la première fois. Le poids de la porte semblait symboliser tout ce qu'il avait déjà sacrifié, tout ce qu'il allait perdre.
En franchissant le seuil, il aperçut Ali, assis à son bureau, feuilletant un vieux livre aux pages jaunies. Il leva à peine les yeux lorsque Mounir entra, comme si sa présence était une simple formalité.
— Tu as l'air de t'être bien adapté à ton nouveau rôle, dit Ali d'un ton neutre.
Mounir n'eut pas la force de répondre tout de suite. Il s'approcha de la table, scrutant les objets qui la parsemaient. Des tasses usées, des parchemins anciens, des reliques qui avaient échappé au temps. Tout était en ordre, mais il y avait quelque chose d'inquiétant dans la perfection avec laquelle tout était disposé. C'était comme si tout était prévu, comme si chaque élément, chaque objet, chaque geste avait une signification plus profonde qu'il ne pourrait jamais comprendre.
— Qu'est-ce que tu veux de moi maintenant ? demanda Mounir, les mots échappant de ses lèvres avant qu'il ne puisse les retenir.
Ali ferma le livre avec lenteur et se leva. Il regarda Mounir fixement, ses yeux brillants d'une lueur qu'il n'arrivait pas à identifier.
— Tu te sens déjà au-dessus des autres, n'est-ce pas ? dit-il, sa voix douce mais perçante. Tu sens la puissance qui t'envahit, ce pouvoir que tu as invoqué. Mais le vrai test, Mounir, n'est pas de te sentir puissant. Le vrai test est de savoir comment tu vas utiliser cette puissance, et quel prix tu es prêt à payer pour elle.
Mounir serra les poings. Il ne comprenait pas ce que Ali attendait de lui. Il avait accepté ce pouvoir, mais chaque jour qui passait lui semblait une épreuve. Chaque rencontre avec Ali ne faisait que creuser un peu plus ce fossé entre ce qu'il était et ce qu'il était devenu. Il se sentait piégé dans ce monde d'ombre et de lumière, sans aucune idée de ce qu'il pourrait encore perdre.
— Je suis prêt, dit-il finalement, bien que sa voix tremblait légèrement. Je fais ce que tu veux. Mais il est peut-être temps de me dire exactement ce qui se passe. Où ça va nous mener ?
Ali haussait les sourcils, visiblement amusé par la question de Mounir.
— Ce n'est pas à toi de décider où cela nous mène. Tu es un instrument, Mounir. Un instrument que j'ai forgé et que je vais utiliser pour parvenir à mes fins. Quant à toi… tu vas découvrir bien assez tôt ce que cela implique de tenir un pouvoir aussi ancien et aussi corrupteur.
Mounir se sentit nauséeux. Les paroles d'Ali, aussi délibérées et froides soient-elles, le frappaient plus fort qu'il ne l'avait imaginé. Ce n'était pas seulement un jeu de pouvoir ou une quête de domination. Il y avait quelque chose de plus sinistre derrière tout cela, une vérité qu'il n'était pas encore prêt à affronter.
— Tu me dis que tu m'as forgé, mais je ne suis pas un instrument. Je suis un homme, et je choisis ma propre voie.
Ali éclata de rire, un rire glacial qui fit frissonner Mounir. Il se rapprocha de lui, ses yeux brillants de malice.
— Ah, tu crois vraiment que tu as encore le choix ? Tu penses que tu peux t'échapper de ce que tu es devenu ? Non, Mounir. Tu es lié à ce pouvoir, tout comme tu es lié à moi. Nous avons un contrat, et rien ne peut effacer cela. Alors, cesse de rêver à une liberté qui n'existe plus.
Mounir se sentit pris au piège. Les paroles d'Ali résonnaient en lui, mais une petite voix en lui refusait de céder. Il se détacha de l'emprise mentale d'Ali, se redressant.
— Je ne suis pas une marionnette, dit-il d'un ton plus ferme. Si je dois être un instrument, je veux savoir ce que je vais en faire. Je veux savoir à quoi je m'engage.
Ali observa Mounir longuement, un sourire énigmatique sur le visage.
— Tu veux savoir ce que tu vas faire ? Très bien. C'est simple, Mounir. Tu vas entrer dans ce monde, et tu vas récolter ce que nous avons semé. Le monde extérieur est rempli de ceux qui sont ignorants, faibles et facilement manipulables. Toi, tu n'es plus comme eux. Tu vas faire ce qu'il faut pour obtenir ce que tu veux. Nous avons un but, Mounir, et tu es là pour le servir.
Mounir déglutit difficilement. Il se sentait de plus en plus distant de lui-même, comme si tout ce qu'il avait été se dissipait dans les ténèbres. Il n'y avait pas de retour en arrière, mais il y avait encore une partie de lui qui résistait, qui cherchait à comprendre ce qu'il était devenu.
— Et si je refuse ? demanda-t-il soudainement, ses yeux lançant un défi silencieux.
Ali ne répondit pas tout de suite, se contentant de le fixer intensément. Un frisson de terreur parcourut l'échine de Mounir. Mais ce frisson ne venait pas de la peur d'une menace physique. Non, il venait de quelque chose de plus profond, de plus insidieux. Il comprit soudain que la menace n'était pas extérieure, mais intérieure. Si Mounir refusait, il risquait de perdre bien plus que ce qu'il avait sacrifié jusqu'à présent.
— Si tu refuses, Mounir, tu te condamnes à toi-même. Mais sois certain d'une chose : il n'y a plus de chemin facile. Le prix de ce que tu as accepté n'est pas négociable.
Les paroles d'Ali, lourdes de sens, s'imprimèrent dans l'esprit de Mounir, qui resta là, immobile, en proie à la tourmente intérieure.