Quelle créature abjecte me dis-je, accroupis au-dessus de la carcasse à peine mouvante de ce qui semblait être un démon mi humain, mi mygale.
Chacun de ses membres exosqueletiques étaient recouverts d'un fin duvet. Sa carapace était d'un blanc immaculé, albinos, salis par des traces de terre. Des motifs simples et répétitifs recouvraient chacune des parties de la créature qui gisait au bord d'un ruisseau, caché loin dans une forêt alpine.
La chose devait à peu près faire la taille d'un enfant.
D'une main attentionnée, je retournais lentement le démon qui lâchait des râles aigus, peu audibles ; pour le faire faire face au ciel. Pas de blessures ; seules de la poussière et des plantes collantes accrochées au duvet de la mygale de part et d'autre. J'aperçu mon ombre dans le reflet de ses huit yeux rouges.
Elle devait avoir marché jusqu'à n'en plus pouvoir.
Ce genre de démon ne résidait d'habitude pas dans les forêts. Si la mygale s'était aventurée hors des montagnes, c'est que sa grotte devait avoir été détruite, ou que la matriarche de la colonie avait été tuée…
Je tendis ma main, puis pausa ma paume sur le front du démon avant de prononcer :
« Miroir de l'âme»
Face à moi, des lettres apparurent ; s'organisant lentement en un tableau translucide, phosphorescent.
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~ Nom : ///// ~
Age : 21 ans
Espèce : Démon
Classe : Chasseur
Rang : VII
Statut : mourant*
État : éveillé
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Je serrais mes dents, puisant en moi pour augmenter l'efficacité du sort.
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Mourant : Malnutrition
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« On dirait que la faim t'aura avant la fatigue, démon »
Les yeux de la créature inerte s'éclaircirent d'une lumière de vie, on aurait dit qu'elle tentait de me répondre :
« Krrsssst »
Un rictus déplaisant se dessina sur mon visage, la lumière fugace dans les yeux de l'arachnide disparut aussi vite qu'elle s'était révélée. Ses yeux rouges pétants devinrent plus pâles.
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État : coma
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Un bal d'arbres dansants sous l'effet du vent se déroulait au-dessus de ma tête, protégeant les tisons chantant et dansant à leur tour avec les flammes de mon feu de camp.
Face à moi, gisait le même arachnide que j'avais croisé dans la journée.
Peut-être étais-je plus sensible ce jour-ci qu'à l'accoutumée me dis-je. Peut être que la carrure d'enfant du démon avait révélé en moi une volonté protectrice, que ma conscience ne pouvait pas m'autoriser à laisser cette créature mourir ainsi, hors de son habitat naturel.
Peu importe le temps que j'allouais à ces théories et à perdre mon regard dans la toile mouvante du feu, je ne pu parvenir à une bonne raison d'avoir porté cette araignée avec moi.
« Krrsstt »
Non loin de moi, la mygale était revenue à elle-même. D'un geste nonchalant, je sorti d'un tissu un morceau de viande séché.
Faisant mine de ne pas y porter trop d'attention, surement pour tenter d'oublier que je venais de passer une après midi à transporter un démon jusqu'à mon campement par pitié, je déposit le tissu et le bout de viande près du démon avant d'aller me rassoir.
« Krrsst »
Les membres de l'arachnides tentaient difficilement de se mouvoir, en vain, résultant en des tremblements similaires à des spasmes.
« Ne me dit pas que tu ne peux pas te nourrir seule ? »
« Krrsst »
Je restais là quelques instants, me rendant peu à peu compte de la situation dans laquelle que je venais de me mettre.
« Merci »
[C'était donc vrai…]
Depuis toujours, l'église rejetai les autres humanoïdes, considérant que seuls les humains étaient la race « parfaite », capable de tout.
Rares étaient les races acceptées par l'église, les elfes notamment, ou encore les nains, mais c'était surtout parce que ces peuples étaient « civilisés », et comprenaient le concept du pot de vin…
D'autres races comme les bestiaux étaient méprisées, et rejetées des villes.
Même au sein des elfes, les communautés d'elfes sylvestres subissaient le même sort.
Assis face à la mygale qui avait depuis repris des forces, nous étions tous deux concentrés, sur un parchemin dont les lettres s'illuminaient à chacune de nos paroles.
« Pourquoi m'as-tu aidé ? »
L'araignée m'observait immobile, ses appendices pliés en tailleur, je devinais une certaine inquiétude dans les micro-expressions que son exosquelette rigide lui permettait d'exprimer.
Je demeurai ainsi quelques instants, mon visage laissant transparaître une incertitude.
« Pour être honnête, je n'en ai pas la moindre idée… ».
« … »
La mygale me répondit avec un silence nerveux, ses membres se mirent à bouger inconsciemment, son visage se froissa. Il était évident que ma réponse l'inquiétait plus qu'autre chose.
« Tout va bien ! Ce n'est pas comme si j'étais un scientifique fou ! J'ai vu un démon de la taille d'un enfant, j'ai lu que les démons étaient sentients de la même façon que les humains l'étaient, voilà tout ! Ma conscience ne pouvait pas me laisser te voir gire au sol puis continuer ma journée comme si de rien n'était ! ».
« Tu as eu pitié… », me répondit la mygale, se laissant tomber sur le côté.
« À quoi bon ? Des humains sont venus dans nos lieus, ont subjugué notre matriarche, brulé nos cadavres, j'ai été coupée d'eux, et tous les humains que j'ai croisé depuis ont soit tenté de me tuer, soit ce sont enfuis.
Alors à quoi bon ? Pourquoi ne m'as-tu pas achevée ? Ne me détestes-tu pas, comme les autres ? ».
Cette mygale avait raison de penser ainsi. Les démons comme elle n'ont que très rarement affaire aux humains, peut être éventuellement à des explorateurs ou des mineurs, qui bien sûr considèrent les démons comme n'importe quel banal monstre.
« Tu as raison, les humains te haïssent, et laisse-moi t'avouer que même pour ma part, tu es une créature abjecte ».
La mygale recentra son attention sur moi. Elle aussi semblait avoir ce comportement typiquement humain : ceux dans le désespoir ont tendance à s'y enfoncer, et à écouter les paroles qui vont dans leur sens
« Laisse-moi donc te faire un état des lieux du monde dans lequel tu te trouves, hors de ta grotte ».
La race pointée par l'église comme étant le mal de ce monde, des créatures impies faites pour le meurtre et plus semblables à des monstres qu'à des humanoïdes, était celle des démons. Cette appellation « démon » venait d'ailleurs de l'église elle-même.
Néanmoins, chez les érudits, anthropologues, et quelques fouineurs peut-être parfois trop avides de savoir – je vous laisse deviner de quelle catégorie je fais partie – la rumeur courait que les démons étaient tout aussi doués de sens que le reste des humanoïdes.
Dans des livres plus anciens, ou provenant de régions plus reculées où l'église n'avait pas autant d'influence, il était inscrit la genèse des démons. Ce que l'église ne voulait pas que l'on sache, et la raison qui poussait les cardinaux à ordonner la formation d'inquisiteurs…
« Ce sont les inquisiteurs qui vous ont chassé, toi et tes congénères. »
La mygale restait ainsi immobile, son regard fixé sur moi, laissant le désespoir s'emparer d'elle.
« Pourquoi ne m'as-tu pas exécuté, humain ? Alors que tu dis à ton tour que je suis une créature abjecte, même si tu ne suis pas l'église ? ».
Un sourire se dessina sur mon visage. J'ouvris mes lèvres et encore une fois, les lettres du parchemin s'illuminèrent :
« Il y a bien longtemps que je ne tue plus les gens, que je ne me cantonne qu'aux monstres », lui répondis-je avec un grand sourire.