* Port d'Estaris
"Prochain dirigeable intra-contrée dans 5 min, éloignez-vous du
vide et libérez la place pour le débarquement !"
-J'en ai marre ! 20 fois qu'il répète la même phrase, j'ai une folle
envie meurtrière d'un coup. D'ailleurs tu peux m'expliquer pourquoi on
ne s'est pas arrêté manger au lieu d'attendre depuis 30 minutes un
dirigeable qui va de toute façon arriver à l'heure ?
-Sois patient Skad. Il vaut mieux être prudent et ne rien laisser au
hasard. Je préfère être en avance pour pouvoir facilement m'adapter
s'il y a un problème. Calme-toi et prépare-toi, le dirigeable ne va plus
tarder.
-T'es stressé ? Ton regard, il est fuyant. En 3 ans tu ne m'as jamais
fait la morale sans plonger tes yeux dans les miens.
-Ne dis pas de bêtises, j'analyse la situation c'est tout, c'est une
grande ville, il y a du monde partout. De plus, on ne sait jamais qui
pourrait avoir entendu les rumeurs de nos retrouvailles et nous filerait
pour atteindre JJJ. Reste sur tes gardes.
-Tu penses sérieusement qu'une personne serait assez folle pour
oser s'en prendre à Triple au moment où toute la compagnie sera
présente ?
-Je dis simplement que c'est la première fois depuis 3 ans que les
rumeurs annoncent son retour, beaucoup de gens mal intentionnés
vouent une colère sans fin à notre chef, soyons prudents.
Le dirigeable s'apprêtait à entrer en gare quand soudain, un homme
qui semblait être apparut en un instant bouscula violemment Skad et
porta son visage à l'oreille de Nessam. Le temps se figea et il fut si
imprévisible que les deux amis ne purent réagir. L'inconnu disparut
aussi vite dans la foule qui débarquait du dirigeable. Skad, qui était
tombé à l'impact, se releva pour rejoindre Nessam. Ce dernier étaitlivide, le teint blanc, les mains tremblantes. A l'approche de son
compagnon, il simula un spasme et se reprit aussi tôt.
-Qu'est-ce qui vient de se passer exactement Nessam ? Réponds-
moi, j'étais debout et la seconde d'après j'étais au sol ! J'ai été poussé,
et violemment !
-Je me demandais justement si ça allait, tu t'es effondré tout seul
d'un coup, tu t'es pas fait mal ?
-Ne me mens pas ! Je ne suis pas faible au point de perdre mes
appuis tout seul.
-À l'évidence si, allez, monte dans le dirigeable, il va décoller.
Skad s'exécuta sans demander de plus amples explications. Il savait
que si son ami adorait partager ses connaissances et ses découvertes, il
incarnait aussi à la perfection le rôle du philosophe passionné et
introverti qui préfère se taire si la situation l'exige.
** Une île, non loin d'Estaris, auberge Le Cochon Songeur
L'auberge "Le Cochon Songeur" est connue de toute la contrée de
Centralie. Malgré son emplacement peu flatteur, une île désertique
parsemée de falaises, ce lieu emblématique était toujours rempli. De
nombreux voyageurs soutiennent d'ailleurs que les dirigeables
continuent de passer par ces terres seulement pour pouvoir encore
profiter de la cuisine simple mais non moins riche des propriétaires.
Cette maison est tenue par le même couple depuis plus d'un demi-siècle
et par la même famille depuis 11 générations. Respect, traditions et
recettes sont transmis sans relâche pour contenter le plus affamé des
clients. Aucun vagabond ne ressort jamais du "Cochon Songeur" la faim
au ventre et cette réputation convint Marga et Lawel de pousser les
portes de l'établissement.
-Bonsoir monsieur, bonsoir madame, je me présente, Christo, je
serai à votre service tout au long de la soirée, en quoi puis-je vous
contenter ?
-Deux plats du jour avec 2 pintes de votre pression, en blonde,
répondit brièvement Lawel afin de mettre fin le plus tôt possible à cette
discussion avec le serveur.
-Tu te rends compte ? Aucun bruit dehors, personne sur des
kilomètres, et ici, au sommet d'une falaise, dans cette auberge, un
monde fou. On doit sacrément bien y manger pour que tout le monde
s'arrête sur une île vide.
-Je te l'ai dit Marga, ici on trouve les meilleurs plats de tout
Centralie, y en a qui disent même qu'ils ont leurs propres dirigeables
ravitailleurs qui viendraient les desservir en matière première des
quatre coins de la contrée. C'est impressionnant.
Accompagnée d'une fumée toute droit sortie des cuisines, Christo
profita des éloges prononcés par Lawel pour annoncer les plats du jours,
"Lentilles aux saucisses et au lard", hurla-t-il. La salle devait être
habituée à tant de théâtre car personne ne se retourna face à la scène
initiée par le serveur. "Et Bon appétit !", conclut alors le fameux Christo.
Marga, un peu gênée par tant de cinéma, reprit la discussion.
-Si c'est aussi réputé que tu ne le dis, alors pourquoi avoir choisi un
endroit pareil pour s'arrêter ? C'est dangereux, on pourrait être
reconnu, pire attaqué.
-Calme toi, on est en sécurité ici, personne ne sait que la terrible
compagnie est en train de se reformer et de tout façon, comment un de
ces ivrognes collé au bar pourrait réussir à te porter un coup ? Et puis,
pour être tout à fait franc, le hasard fait bien les choses, ça fait un bon
moment que j'envisage de passer ici pour subtiliser un petit objet, rien
du tout tu me connais, mais le succès de cette auberge ne résiderait pas
seulement dans le savoir des cuisiniers mais aussi dans un ustensile
particulier : une louche, un peu rouillée, qu'ils utiliseraient depuis 11
générations.
-Lawel, ne me dis pas, qu'on est assis là pour que tu puisses voler
une louche ? Il faut absolument calmer ce côté cleptomane, Lawel, on
doit faire profil bas.Lawel écouta à peine ces mots, se leva d'un pas assuré, quitta la
table et se dirigea vers les cuisines laissant seule Marga face à ses
lentilles à la saucisse encore fumantes.
A ce moment, un petit brin d'herbe vint se poser sur le bras de la
femme, sautillant. Quelques secondes plus tard, les portes de l'auberge
s'ouvrirent dans un fracas retentissant, laissant apparaître un homme
accompagné d'une petite fille. Marga sourit.