Le temps passait, et la routine quotidienne d'Angor n'avait jamais changé, mais au moins son esprit s'était beaucoup rétabli comparé à son abattement de plusieurs jours auparavant.
Lorsqu'il travaillait sur les énigmes, il remarqua quelque chose d'étrange.
Le Redbud naviguait continuellement dans la même zone.
Il y a peu, Angor avait vu pour la quatrième fois dans le demi-mois un récif rouge de forme unique.
C'est pour cette raison qu'Angor croyait que le Redbud n'avait pas du tout l'intention de quitter l'Eau du Diable.
Il avait essayé une fois de poser la question à un pilote, mais l'homme n'avait fait que marmonner quelque chose de vague sans lui donner de réponse claire.
Apparemment, le pilote savait déjà que le Redbud restait au même endroit, mais ne voulait pas en parler. Il devait y avoir quelqu'un d'important derrière tout cela, et le pilote ne pouvait pas expliquer ou n'osait pas.
Qui pouvait manipuler le gouvernail du Redbud ? Il n'y avait aucun doute - un sorcier formel.
Parvenu à cette conclusion, Angor décida de ne plus penser à la question. Peu importe ce que le sorcier essayait de faire, il ne pouvait rien y changer. Le Redbud était de toute façon son seul appui sur l'Eau du Diable, donc la seule option d'Angor était de s'accommoder.
Il n'aimait pas cette impuissance, pourtant il devait s'y conformer. Angor espérait vraiment qu'un jour, il pourrait acquérir assez de force pour se protéger lui-même, au lieu de laisser sa propre vie entre les mains d'autrui.
…
Aujourd'hui était le 167ème jour où Angor était loin de La ville de Grue, et le dernier jour où il travaillait sur ses énigmes.
Angor ouvrit avec précaution une boîte en bois peinte en rouge dans ses bagages. La boîte contenait un seul objet : une tablette de cristal carrée, plus petite que la paume d'un enfant, et aussi fine que des ailes d'insecte.
La tablette de cristal n'était pas de ce monde. Jon l'avait apportée de la Terre.
Elle ne servait que d'outil de communication holographique sur la Terre. Elle avait été transformée en montre et vendue partout dans le monde. Le bracelet de la montre était déjà usé au fil des années, alors Jon avait jeté le bracelet et conservé la montre en parfait état.
Angor ferma sa porte et appuya adroitement sur le petit bouton situé en bas à droite de la tablette, le bouton d'alimentation.
Un hologramme simple et un ensemble de boutons holographiques apparurent dans l'air.
Une ligne écrite en Hanzi s'affichait :
[Écran verrouillé. Répondez à la question posée par l'admin pour déverrouiller.]
[Question 100 : Corrigez l'hologramme ci-dessous en utilisant les Cinq aberrations de Seidel, puis résolvez le mot de passe final en utilisant le Chiffre de Vigenère selon l'alignement spectral.]
La 100ème question était la dernière que Jon avait laissée à Angor.
Il avait l'habitude d'être très prudent en utilisant la tablette avant de venir sur le navire. Il devait mémoriser rapidement les questions et mettre la tablette en lieu sûr. Maintenant qu'il avait sa propre chambre privée, il pouvait enfin sortir l'appareil.
Chaque question résolue le menait à la suivante. Angor utilisait toutes les connaissances qu'il avait apprises pour trouver les réponses. Chimie, physique, médecine, mathématiques… parfois même la philosophie. Il y avait beaucoup de constantes physiques de la Terre qui ne fonctionnaient plus dans ce monde, mais Jon ne lui avait laissé que des applications de base, et Angor n'avait aucun problème à les résoudre.
Aujourd'hui, il était sur le point de donner la réponse finale.
Il passa tout l'après-midi. Quand il finit par trouver la réponse à la dernière question, ses mains se figèrent.
« 9371201. »
Ce nombre ne signifiait rien pour les autres, mais Angor comprenait ce qu'il voulait dire.
En utilisant le calendrier de l'Empire Goldspink, c'était l'Année 937 Goldspink, le premier jour du Mois de la Terre Gelée.
L'anniversaire d'Angor.
« C'est la réponse finale ? » Angor entra les chiffres dans la case de réponse sur l'écran, perplexe.
La lumière changea sur l'écran, puis un message système différent apparut.
[Réponse correcte détectée. Déverrouillage de l'écran en cours. L'admin peut changer le mot de passe de connexion depuis le menu système.]
Les mots disparurent, pour être ensuite remplacés par une image épurée d'une vaste prairie. Il y avait deux icônes dans le coin supérieur droit du bureau : un dossier, et un document texte, nommé « À Angor ».
Jon lui avait parlé de la façon d'opérer la montre intelligente auparavant, mais c'était encore la première fois pour Angor d'essayer le système lui-même. Avec curiosité et un certaine attente, il tapota légèrement sur l'icône du document.
Une seconde plus tard, une lettre électronique s'afficha tranquillement devant Angor.
[À mon étudiant, Angor :
Je me demande combien de temps ces 100 questions t'ont tourmenté ? Et à quelle distance es-tu de chez toi ?
De nombreuses fois, j'ai l'impression que tu as été trop dur avec toi-même. Vraiment, tu n'as pas à te donner tant d'efforts pour ces vieux os à moi.
Je t'ai dit que mon pays d'origine était un pays ancien avec une histoire de plus de cinq mille ans. Bien sûr, ce n'est pas vraiment « ancien » comparé à l'histoire d'ici. Un poète d'un pays voisin avec la même longue histoire qui a fait de sa vie une philosophie dit une fois : Je ne laisse pas de trace d'ailes dans l'air, mais je suis content d'avoir eu mon vol.[1]
Ma vie a commencé sur la Terre et se terminera sur une étoile étrangère. C'était incroyable. Les mondes sont différents, mais ils ont tous les deux le même ciel bleu. Mon seul regret est ma famille… Ma pauvre femme et mon enfant. Je pensais que ce n'était qu'un voyage de recherche de plusieurs jours, oh mon dieu… Je n'aurais jamais pensé que ce serait notre adieu pour toujours.
En y pensant autrement, ma femme et ma fille sont les traces dans le ciel sur Terre, disant aux gens que j'ai existé là-bas.
Angor, mon étudiant, tu es la trace prouvant que j'ai vécu sous ce ciel étranger. Tu as non seulement hérité de la culture de Chine, mais tu vas aussi ranimer cette braise dans ce monde.
Quand j'y pense, mes « ailes » ont laissé des traces impressionnantes. Elles ont traversé différents espaces et univers. Les gens qui ont traversé vers d'autres mondes dont je lisais étaient tous des individus talentueux qui se sont assurés une grande fortune face aux locaux. Quant à moi… je suis venu ici pour partager mes connaissances ! Ha. Peut-être mourrai-je plus tôt que ces héros de roman, mais j'avais un but plus élevé.
En parlant du monde de la sorcellerie, j'aimerais vraiment le voir. J'ai cru que ce monde était tout aussi terne que la Terre, et homme, comme cela m'a surpris avec un tel mystère ! Bien que, peut-être je n'ai plus le temps de le voir moi-même.
Quel dommage.
Je ne peux pas le voir, mais toi tu le peux encore. J'espère qu'—Angor, mon étudiant—tu marcheras sur le chemin d'un sorcier jusqu'à la fin. Comme chaque érudit fidèle à sa matière, utilise les concepts comme un point singulier et enflamme le nouvel univers avec ta connaissance.
Tu as répondu à cent questions, maintenant je peux t'en donner une nouvelle : Compose un essai qui explique toutes les vérités à travers le monde de la sorcellerie. Le feras-tu ?
Au-delà de cela, j'écris cette lettre pour te dire que tu devrais utiliser toutes les connaissances que tu as apprises de moi, les utiliser bien. Certaines des constantes physiques sont différentes dans ce monde, mais pour un érudit, le processus de trouver un résultat est tout aussi important que le résultat lui-même. Je t'ai déjà dit la manière de penser, maintenant c'est à toi de trouver un chemin qui te convient le mieux.
Oh, si j'ai bien prédit, tu devrais être en mer à présent.
Tu ne trouveras pas beaucoup de divertissements là-bas, donc j'ai mis quelque chose dans cette puce intelligente, comme mon dernier cadeau pour toi. J'espère que tu les aimeras.
Jon]
Après avoir fini la lettre, Angor resta silencieux pendant longtemps.
Il ferma les yeux et serra les poings. Il se sentit triste tout à coup. Il ne pouvait pas imaginer ce que Jon ressentait lorsqu'il écrivait la lettre mais il pouvait comprendre l'amour profond de Jon envers lui derrière chaque mot.
Angor repassa les souvenirs vécus avec son cher professeur et s'évada dans ses pensées.
Il revint finalement à lui lorsque la nuit était déjà tombée.
Il soupira profondément, sans savoir pour qui ou quoi il soupirait.
Se rappelant la méthode pour opérer la montre, Angor sauvegarda soigneusement la lettre. Il en fit même une deuxième copie au cas où.
Puis, il ferma la lettre.
Se sentant un peu perdu, ainsi qu'une attente indescriptible, il ouvrit l'unique dossier sur le bureau.
[1] Les lucioles, Rabindranath Tagore