Arlan vit sa sœur parmi la foule et se dirigea vers elle.
« Content de voir que tu es toujours en vie, » dit-elle en le détaillant de la tête aux pieds.
Arlan se contenta d'hausser les épaules. Sa réponse était brève. « Allons-nous-en. »
Rafal lui rendit la chemise qu'il avait ôtée plus tôt, et après l'avoir enfilée, leur groupe se dirigea vers le manoir principal de la propriété.
Le silence malaisé fit soupirer Alvera intérieurement.
« Encore les cauchemars ? » demanda-t-elle.
Arlan se contenta de hocher la tête sans rien ajouter.
Alvera savait que lui répondre était un grand pas à ce moment et ne lui posa pas plus de questions.
« Un bain chaud te fera du bien et t'aidera à te défaire de ta fatigue. J'ai dit aux serviteurs de préparer tout ce que tu aimes pour le repas matinal et d'envoyer ta nourriture dans ta chambre. »
Arlan regarda sa sœur mais avant qu'il puisse dire un mot, elle ajouta, « Je sais que tu n'as pas envie de manger, mais tu dois le faire. Pour moi. »
Le prince lui offrit seulement un sourire vide. Ils se séparèrent ensuite en rentrant au manoir.
De retour dans sa chambre, Arlan ordonna à tous les serviteurs de partir. Il renvoya même ceux qui attendaient dehors avec ses chevaliers.
Étendu dans la piscine d'eau chaude, Arlan essaya de vider son esprit, mais ses pensées dérivaient sans cesse vers les scènes de son cauchemar une fois de plus. Il ferma les yeux et essaya de se concentrer sur quelque chose qui détournerait son esprit — le travail.
Le travail d'un Prince Héritier était fastidieux mais gratifiant. Il concernait le soutien des décisions du Roi, ainsi que la protection de la famille royale des yeux avides des nobles déguisés en brebis. Son emploi du temps serait soit plein de rassemblements sociaux, d'événements publics, d'expéditions, de réunions de cour et de paperasse, en plus des rapports incessants envoyés par son réseau d'espions.
Tandis qu'il essayait de penser à ses plans pour la journée, l'image de quelqu'un apparut dans son esprit. Son rendez-vous pour dîner... ou plutôt, son compagnon de beuverie pour ce soir.
La propriétaire de cette paire d'yeux malicieux noisette, la femme qui avait fait couler son sang royal non pas une mais deux fois.
Chaque expression de ce joli visage, de la moue mécontente au sourire joyeux, apparaissait dans son esprit. Les souvenirs de leur première rencontre dans la forêt jusqu'à leur tour au marché défilaient devant lui. Il ne se rendait même pas compte que le coin de ses lèvres s'était relevé.
« Je me demande ce que fait cette petite. Viendra-t-elle ce soir récupérer son couteau ? Elle a l'air du genre de personne qui ne courrait pas après des choses inutiles mais qui poursuivrait celles qui lui sont chères. Je crois que ce couteau a une valeur sentimentale pour elle. »
Après avoir fini de se changer en des vêtements frais, le majordome, John, vint frapper avec la nourriture que sa sœur lui avait envoyée. Le majordome se tenait tranquillement sur le côté, comme pour déclarer qu'il rendrait compte à la Duchesse si Arlan refusait de manger.
Bien malgré lui, Arlan mangea la nourriture par acquit de conscience, pour le bien de sa sœur afin qu'elle ne s'inquiète pas pour lui.
Ses chevaliers vinrent dès que les plats vides furent emportés. « Bonjour encore, Votre Altesse, » le salua Rafal tandis qu'Imbert ne disait rien.
Arlan sortit simplement de la chambre et ses deux chevaliers suivirent son exemple.
« Ce rat a-t-il dit quelque chose d'utile ? »
Arlan faisait référence à l'espion qu'ils avaient attrapé dans la boutique du marchand de sel Albert.
« Les hommes du Duc Wimark se sont assurés qu'il recevait la meilleure hospitalité que la propriété a à offrir, mais il semble être une dure à cuire. Son corps montrait des signes d'abus de drogues alors il semble que sa mémoire n'est pas fiable. »
« Hmm, » fut tout ce qu'Arlan dit et ils se dirigèrent vers la prison où cet homme était détenu.
Dans la chambre de torture souterraine de la prison, il y avait une rangée d'hommes suspendus par des chaînes en fer aux murs, tous ayant l'air d'être dans des conditions terribles à cause de la torture physique qu'ils avaient subie.
Arlan se tenait devant leurs cellules et les regardait un par un, son regard froid et sans émotion balayant leurs visages émaciés. L'un d'eux était le serviteur du marchand de sel.
En plus du serviteur du marchand de sel, Albert, tous les hommes emprisonnés là étaient des espions capturés à l'intérieur de la propriété, placés là par les ennemis des Wimarks.
« Ces rats, personne ne veut parler ? » dit Arlan, sa voix désinvolte atteignant toutes les oreilles à proximité. Certains d'entre eux frissonnèrent. Les prisonniers à l'intérieur pouvaient entendre dans cette voix son mépris absolu de la vie humaine…comme si…comme si l'homme debout devant eux ne clignerait même pas des yeux pour les faire tuer.
« Oui, Votre Altesse, » répondit l'homme en charge de la torture.
Arlan parcourut la rangée de cellules, le bruit de ses bottes résonnant de manière sinistre dans les murs étroits de la prison souterraine.
« Des rats, mais si mauvais dans ce rôle, » commenta Arlan. « Créatures sales et détestables. Nous devrions les laisser se réunir avec ces animaux qu'ils adorent tellement. »
« Oui, Votre Altesse, » dit Imbert et fit signe à Rafal. Le jeune chevalier sortit pour quelques minutes avant de revenir au côté d'Arlan.
Avant même que les deux grandes cages ne soient apportées à l'intérieur de la prison, le bruit angoissant de centaines de rongeurs avait déjà fait hurler de peur quelques prisonniers enchaînés. D'autres s'étaient pissés dessus, tandis qu'une poignée s'était évanouie. Le bruit que les rats créaient ensemble était un cauchemar vivant.
« Ces démons ont été affamés pendant deux jours maintenant, Votre Altesse, » informa Rafal à point nommé.
« Commencez, » dit simplement Arlan en s'avançant vers une chaise proche et s'asseyant nonchalamment dessus.
Il n'était pas nécessaire qu'Arlan donne des instructions détaillées car ses chevaliers savaient ce qu'ils devaient faire.
Rafal pointa du doigt un prisonnier et ordonna aux deux gardiens les plus proches de lui, « Sortez-le. »
Le prisonnier rampa aussi loin qu'il le pouvait dans les limites des chaînes en fer sur ses membres.
« Non, non ! Allez-vous-en ! Éloignez-vous de moi— »
Les gardiens firent les sourds et le traînèrent hors de la cellule. Sous le regard de tous, sans un seul avertissement ou chance donnée à l'homme, il fut jeté dans la cage pleine de rats affamés.
« AAAAAAHHHHHHHHHHHH!!! »
Toute la prison souterraine était remplie par les cris de l'agonie de l'homme pitoyable, qui éventuellement se transformèrent en sanglots, puis en gémissements, jusqu'à disparaître après ce qui semblait une éternité.
L'homme était mort, mais les bruits des rats mâchant sur le corps mort envahirent la prison.
Sans ciller, Rafal signala aux gardiens. « Suivant. »
Comme s'ils savaient que c'était leur tour, les rats à l'intérieur de la deuxième cage commencèrent à s'agiter d'impatience, déclenchés par l'odeur du sang frais de la première cage.
Les gardiens savaient qui était la prochaine cible. Ils entrèrent dans la cellule du serviteur du marchand de sel. Son visage sale se transforma dans l'expression la plus horrible au moment où les gardiens se penchèrent pour le saisir.
« N-Non, attendez, vous ne pouvez pas me faire ça ! » il parla comme si la peur d'une mort aussi cauchemardesque avait chassé toutes les drogues de son système. « Non, je vous en prie— »
Au milieu de ses luttes vaines, les gardiens traînèrent facilement son corps meurtri hors de la cellule.
« Ah—arrêtez ! Non ! Je vais tout dire ce que je sais ! Ne me donnez pas aux rats ! Je vais tout vous dire ! S'il vous plaît ! Non ! »
Les gardiens ne s'arrêtèrent pas de le traîner car il n'y avait aucune réaction de la part d'Arlan, comme s'il n'était pas intéressé par ce que l'homme disait.
L'homme se hâta de dévoiler ce qu'il pensait que le Prince Héritier voulait savoir tandis qu'un des gardiens tenait la loquette de la cage.
« La semaine prochaine ! La semaine prochaine, un chargement arrivera aux ports de la Ville de Selve. Il contient des herbes interdites en contrebande ! Le navire appartient à Maître Albert. Ceux qui m'ont payé ont aussi soudoyé le second de bord du navire. Maître ne sait pas que son navire est également utilisé pour faire passer ces herbes en contrebande. J'ai été soudoyé pour empêcher Maître Albert de découvrir nos affaires secrètes avec ces gens. On m'a donné pour instruction de le faire, mais je ne sais rien d'autre. »
Cependant, Arlan ne réagit toujours pas. L'espion devenait de plus en plus frénétique à mesure qu'il était amené près de la cage.
« C'est le Marchand Fionn ! C'est lui qui m'a soudoyé pour passer les herbes en contrebande ! Je ne sais pas où elles vont ni pourquoi Fionn, cette vermine, veut ces herbes ! C'est vraiment tout ce que je sais ! S'il vous plaît, épargnez ma vie ! »
Arlan resta silencieux, sans même jeter un regard à l'homme.
« —laissez-moi partir. Je vous en prie, Votre Altesse !!! »
Arlan se leva pour partir, sourd aux supplications de l'homme.
Le son de la porte de la cage s'ouvrant suivit de l'homme jeté dans les créatures affamées aux yeux cramoisis. Ses cris perçants résonnaient dans toute la chambre souterraine, laissant les prisonniers survivants terrifiés et hors d'eux.
Le Prince Héritier de Griven était un homme occupé. Puisque ce rat l'avait fait venir pour accomplir le travail lui-même, alors la valeur de sa vie était le coût du temps précieux du prince qu'il avait gaspillé.