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Chapter 3 - Mais où sont les talibans ?

IX

Les talibans. La question que tout le monde se posait... Qui avait été taliban ? Tous n'avaient pas fui dans les montagnes. Avant d'être taliban et bien avant d'être Afghan, les hommes de ce pays appartenaient à une ethnie. Pashtoune,Tadjik, Hazara, Ouzbek...

Les premiers temps après la chute du régime du Mollah Omar, les hommes repentis, prudents ou opportunistes s'étaient coupé un peu la barbe et avaient tenté de s'adapter au modernisme que leur imposait l'Occident.

Aucun n'avait été taliban juraient-il devant Allah, ou alors contraints et forcés ou peut-être par inadvertance… Et ils accusaient les Pakistanais et les Arabes d'avoir semé la discorde dans leur pays.

Puis au fil des mois, les hommes afghans ressentirent un malaise croissant devant cette déferlante de valeurs humanistes et égalitaires.

L'égalité des sexes suivie de la liberté des sexes - et pourquoi pas la fraternité des sexes ! - désorganisaient les têtes et le pays.

Tout d'abord on avait vu des femmes, des militaires américaines se balader avec leur fusil d'assaut et leur gros derrière bien moulé dans des caleçons kaki. De surcroît ces grosses bombes GI étaient le plus souvent Noires. Beaucoup d'Afghans ne considéraient pas les Noirs comme humains, alors femme et Noire !

Rose le disait souvent : Y'a un gros travail à faire dans le domaine de l'éducation !

Puis les Chinoises sont arrivées. Auparavant, de chinoise les Afghans ne connaissaient que la bicyclette. La bicyclette Phœnix pourtant fabriquée à Changhaï.

Elles accaparèrent le marché de la luxure. Et des dizaines de restaurants chinois, couverture culinaire, fleurirent dans la ville avec l'assentiment et la protection des notables locaux.

La Chinoise, la seule femme à égayer la ville et oser se balader dans les rues en jean blanc et tee shirt fluo, avec le sourire, rendait service. Le soir, dans ses bras, Occidentaux et Afghans vibraient puis somnolaient après une dure journée de labeur.

D'autres envoyées spéciales du monde moderne envahirent le champ culturel : les paraboles et les chaînes satellitaires. De plus en plus nombreuses. Si la parabole était souvent locale, fruit de matériau de récupération, les chaînes thématiques, elles, étaient importées.

L'Afghan des villes comme l'Afghan des montagnes découvraient la femme occidentale dans sa plus libre expression : nue et offerte.

Offerte à des mâles qui ne la ménageaient guère, l'Occidentale. Et elle semblait aimer...

La télé déversa son flot d'images lascives, obscènes, dégradantes, mais fascinantes, excitantes, obsédantes.

L'Afghan crut que toutes les femmes occidentales étaient ainsi : disponibles et en chaleur.

Sédentaires, nomades, citadins, montagnards, paysans, tous, eurent les chaînes satellitaires bien avant l'eau courante au nom de la liberté. Liberté de voir, liberté d'imaginer.

De nouvelles valeurs encore inconnues en Afghanistan apparurent : la convoitise et la frustration.

X

Pour Raymond, Yves et Henri, blanche fut leur première nuit à Kaboul. Chacun gardait les yeux grands ouverts dans l'obscurité de sa chambre.

Qu'allaient-ils dire aux Afghans ? Les pensées jaillissaient, se chevauchaient puis s'entassaient sans être apaisées.

Aux bruits intérieurs, s'ajoutaient les bruits extérieurs…

Le muezzin lança ses exhortations, et réveilla le psychiatre. L'appel à la prière ? Simulacre. Il dort. Sa bande sonore fait le reste et miaule dans les haut-parleurs.

Raymond chercha l'apaisement dans un poème. La prière, ce n'était pas son fort.

Écoute les bruits de la nuit

Derrière les fenêtres closes

On dirait que c'est peu de choses

Un pas s'en vient, un pas s'enfuit

Mais les bruits ici persistent, résistent et foutent la trouille ! Pas à son aise, le Raymond. Assis sur le bord de son lit, il les écoutait, les bruits de la nuit, et tentait de les identifier pour se rassurer.

D'abord il y a le bourdonnement grave et continu des avions militaires qui chauffent sur le tarmac avant leur envol puis il y a cet autre bruit régulier, moins grave peut-être, lointain et sourd comme celui de la mer. Raymond frappa contre le mur qui séparait sa chambre de celle de son compatriote.

- Eh, Yves tu dors ?

- Non … et toi ?

- Ben non, je n'y arrive pas. C'est quoi ce bruit de fond ?

Yves prit sa lampe de poche, quitta sa chambre et rejoignit Raymond.

Comme deux gamins lors de la première nuit en colonie, ils se rapprochèrent et se rassurèrent à la lueur de la lampe de poche.

Des amitiés naissent ainsi, à travers des peurs partagées.

- La mer ? Raymond, ici on touche l'Himalaya.

- Alors, c'est quoi ? Moi, j'entends les vagues, la houle et même les chalutiers.

- C'est le bruit des générateurs… Peu d'électricité le jour, encore moins la nuit.

- Et ce bruit de moto sur un circuit ? T'entends pas ? C'est circulaire. Ça s'éloigne puis ça se rapproche.

- Ouais, t'as raison. Là, je ne sais pas. Ça m'étonnerait que les Afghans préparent le Bol d'Or en nocturne !

Somme toute, cette nuit fut calme. Les talibans se turent. Depuis leur chute, les talibans, comme les chats, retombaient toujours sur leurs pieds. Et les talibans, comme la mer, fluaient et refluaient autour de la ville. Déposaient une bombe, tiraient une roquette, égorgeaient un récalcitrant, exécutaient un renégat puis se retiraient…et revenaient.

- Demain, qu'est-ce qu'on dit ?

- Tu sais, le toubib nous a conseillé d'écouter.

- Ouais, mais si on nous pose des questions ?

- Ben, Raymond tu diras ce que tu penses de ta condition masculine…

- Elle est loin ma condition masculine. Je devrais plutôt parler de celle des vieux.

- Eh ! Raymond…Un coup de blues ? Un gaillard comme toi, encore vert…

- Ouais… Demain il fera jour.

Finalement Raymond s'endormit. Yves retourna dans sa chambre, découvrit qu'il pouvait être un peu plus attentif aux autres et aux bruits de la nuit. Le bruit de la moto en circuit l'intrigua tout de même. Et si c'était le mollah Omar qui revenait sur sa pétrolette…

Au petit matin, tous ces hommes se réveillèrent après une nuit fragmentée. Aucun n'avait bien dormi. Ils burent un Nescafé made in Pakistan… C'était du Robusta Electrica ! Au troisième vous étiez sous haute tension.

Ils firent connaissance avec les autres hôtes, tous des habitués.

Un couple de Français de l'ambassade, lui expert en agriculture, elle, experte en culture, et une Anglaise des Nations Unies, experte en misère.

Les présentations furent courtoises, mais lapidaires. Jean-Louis ne souhaitait pas engager dès le matin une conversation avec eux. Il s'abstint donc de donner les raisons précises de leur présence en Afghanistan. Une enquête thérapeutique sur la francophonie glissa-t-il.

Tonitruante, Rose, arriva à huit heures et emmena tout ce petit monde au Centre Culturel Français qui se trouvait dans les bâtiments du lycée Esteqlal, faveur du ministère de l'éducation afghan qui avait accepté de prêter une partie des locaux du lycée à la France.

Fallait-il voir une preuve de l'amitié franco-afghane dans cette aimable mise à disposition ? Plutôt un intérêt partagé, la France s'étant chargée de la réhabilitation et de l'entretien des locaux, mais aussi une mémoire politique reconnaissante : le lycée Esteqlal avait été offert au Roi Zaher Chah par le Général de Gaulle - qui aurait proposé le choix entre le tout-à-l'égout et le plus grand lycée de la ville -.

La première pierre fut posée le 8 mai 68 par le Premier ministre de l'époque, Georges Pompidou. Une pierre à Kaboul, un pavé à Paris ! C'était la chienlit et le Général cherchait son Premier ministre. Il était là, chez les Afghans, déjà en train de raviver la francophonie. Pompidou dut écourter son séjour et rentrer promptement. Pierre après pierre le lycée fut construit puis inauguré le 5 août 1974 par le ministre de l'Éducation, René Haby.

Le directeur actuel du centre culturel français, jeune et ambitieux, était un ancien instituteur. De son métier initial, il n'avait connu que le syndicat qui rapidement avait appuyé sa demande de poste à l'étranger. Coopérant, il avait dirigé l'Alliance française de Peshawar, fief de Ben Laden et des talibans. Il se vantait d'avoir eu comme étudiants l'élite d'Al Qaida. Il conduisit les quatre Français dans une petite salle. Ils furent accueillis par une douzaine d'hommes, tous barbus et impassibles.

Aucun n'était thérapeute professionnel, encore moins psychiatre. Mais tous étaient francophones, critère de sélection imposé par l'ambassadeur.

Rose fit les présentations : un ancien colonel de l'armée afghane sous les Soviétiques, un ancien vétérinaire, un ancien pilote de ligne, un ancien chef d'orchestre, un ancien… un ancien… Tous avaient eu un métier, une fierté.

Maintenant blessés et résignés, ils se sentaient à la solde de l'étranger, à la merci du bon vouloir occidental ; chauffeurs de 4X4, interprètes, gardiens, démineurs, hommes à tout faire…

Reconvertis disaient les uns, opportunistes disaient les autres. Mais aucun ne mangeait vraiment à sa faim. Et la faim croissait comme leur progéniture. Sept enfants par-ci, neuf enfants par-là, et déjà les enfants des enfants qui naissaient…

Henri, homme pressé, se présenta le premier, crut à un entretien d'embauche et débita son CV. Ses états, ses titres et diplômes défilèrent devant des Afghans interloqués.

Raymond fut plus concis :

- Raymond, veuf, solitaire et un peu poète.

Et Yves,un peu théâtral :

- Yves, marié à la même femme depuis vingt ans, il soupira, quatre enfants, toujours avec la même femme !

Là, les Afghans furent admiratifs. Un Français père de plus de deux enfants, c'était déjà un peu moins qu'un étranger.

Quant à Jean-Louis Janvier, il se contenta de préciser qu'il était psychiatre et psychanalyste, travaillant sur la condition masculine.

Rose prit les choses en mains, façon de parler. L'homme n'est pas une chose. Il est vulnérable et désorienté. L'homme afghan est victime des valeurs occidentales qu'on lui impose sous couvert de démocratie et d'égalité des sexes. La liberté d'expression des unes castre l'expression de liberté des autres…

- Merci Rose… Le psychiatre prit la parole et posa une seule question. Pouvez-vous nous dire comment vous travaillez ?

Les Afghans se regardèrent puis l'un d'entre eux osa s'exprimer en français.

Il expliqua que trois fois par semaine, chacun animait un groupe de parole composé d'une dizaine d'Afghans, la plupart anciens talibans.

- On parle de nous, de nos femmes, de nos filles, de nos sœurs. Chacun dit ses problèmes, ses solutions ou ses impasses. Et moi je tente de les rassurer sans mentir. Je sais bien qu'une époque est révolue, celle des talibans, et une plus ancienne, celle des traditions.

Par exemple, le port de la burqa que les talibans ont imposé et que les Occidentaux ont honni, il était d'usage, surtout dans nos campagnes, depuis des siècles. Et personne ne s'en offusquait. Je crois que les Américains et les Européens n'ont pas bien compris comment vivaient les Afghans.

Rose ne put s'empêcher d'intervenir :

- C'est la mondialisation des valeurs ! Les valeurs sont universelles puis mondialisées. On les exporte comme une marchandise.

- Merci Rose…

La matinée se déroula ainsi. Témoignages accablants de l'incompréhension, de la souffrance, des peurs masculines et des névroses nouvelles.

Les animateurs des groupes de parole rapportèrent quelques maux de leur patients : désœuvrement, dépression, impuissance sexuelle, alcoolisme, suicide…

Aucun des trois témoins occidentaux n'eut à intervenir. Leur empathie suffit.

Ils allaient se séparer quand l'ancien colonel expliqua :

- Il y a un autre problème. L'ambassadeur oblige que nous parlions en français pendant les thérapies. Tous, nous devons aller aux cours de français du centre culturel. Cela fait beaucoup… et ce n'est pas facile d'exprimer un mal-être dans une langue qui n'est pas la nôtre …

- Je comprends très bien. J'en parlerai à l'ambassadeur.

Le sourire de Jean-Louis Janvier, la douceur de sa voix réconfortèrent. En lui rien n'était feint. Encore une fois, après plus de vingt ans d'analyse, Yves était sous le charme.

XI

Le week-end, les Français se découvraient une seconde vie de plus en plus longue. Leur espérance de vie s'accroissait ainsi.

De nouvelles générations de produits greffés, la RTT, le temps partiel, la récupération lui donnaient meilleure mine : il enflait et s'allongeait.

Les sociologues, par analogie avec la cosmologie, évoquaient un week-end en expansion, comme l'Univers. On ne cessait de repousser la date probable, mais non définitive de sa naissance ; un vendredi midi voire un jeudi soir…

Et sa fin n'était pas pour demain. Un avenir radieux lui était promis. Ne mourrait-il qu'un lundi, peut-être un mardi…

Seuls les chefs d'entreprises et quelques hommes politiques soutenaient la thèse d'un week-end stationnaire ou à terme, en contraction, se repliant sur lui-même, retrouvant une juste mesure.

En Afghanistan, le week-end commence un jeudi soir et se termine un vendredi soir. Pour les plus chanceux car un grand nombre d'Afghans travaillaient aussi le vendredi.

Cela dit, à Kaboul ou ailleurs, la veille d'un week-end engendre chez les Occidentaux la même excitation et les mêmes espérances.

Les jeunes humanitaires se retrouvaient chaque jeudi en soirée. Il y avait toujours un endroit où faire la fête à Kaboul.

De jeudi soir en jeudi soir, de cocktail en party, de Halloween à la Saint Valentin, de Noël au 14 juillet, la fête était prétexte à boire, fumer, danser et s'accoupler.

Du plus aisé au plus difficile, de l'évident à l'incertain, de l'habituel à l'hypothétique.

Ces soirées, pour les plus sobres, étaient l'occasion de planifier leur carrière d'humanitaires pour les six mois à venir :

- Je termine ma mission dans un mois. T'as pas un plan ?

- Regarde le mec qui danse avec la brunette de Médecins de la Terre, il est chef de projet chez Enfants sans handicap, je crois qu'il cherche un gestionnaire.

- Je suis plutôt dans l'animation…

- C'est pas un problème…Tu dis que tu viens de ma part. Sinon tu as le grand, là, allongé dans l'herbe, qui fume un tarpé, c'est le comptable de Mondes et merveilles. Il part à la fin du mois, recruté par la Commission européenne. Sa place sera toute chaude…

- Finalement je me demande si je ne vais pas créer mon ONG : Afghanistan Partage ou Afghanistan Poitou… J'ai des copains des Charentes qui seraient intéressés pour venir.

Pour les moins défoncés et les plus motivés, le jeudi soir, c'était vraiment le marché du travail. Les Nations Unies, la Commission européenne recrutaient ainsi, localement. Puis les mêmes jeunes, sensibles aux avantages pécuniaires et matériels obtenaient du galon et devenaient fonctionnaires européens ou onusiens en Afghanistan.

Rose était de toutes ces soirées. Enfin, beaucoup moins souvent depuis qu'elle avait trouvé son homme.

- Faut voir ça ! Ça vaut le détour… je vous emmène.

C'est ainsi qu'Henri et Jean-Louis s'étaient retrouvés à la soirée du jeudi dans un grande villa d'une ONG danoise.

Henri buvait un whisky, fasciné par la débauche d'énergie de cette jeunesse aventureuse. Il se rappela la sienne, sa jeunesse aventureuse. Elle avait été rapide. Une succession de réussites universitaires et une flopée de flops sexuels puis la mainmise de sa femme…

Coucher avec une fille fut à chaque fois une épreuve. Fallait-il l'aimer pour coucher avec ? Aime-t-on à dix-huit ans ? Excité, on l'est. Culpabilisé, aussi. Henri tenaillé entre le désir et la morale, Henri tiraillé. La femme ne peut être simplement le réceptacle de mes phantasmes ! Le désir sexuel est amoureux ou animal ? Cette fille ne serait-elle qu'un moyen d'assouvir une pulsion ?

Et Henri empêtré dans un déchirement moral perdait sa virilité ou l'expédiait de peur de la perdre. Aux érections aléatoires succédèrent de hâtives éjaculations ; ainsi le problème de l'érection, et de son inconstance, n'avait plus lieu d'être.

Ses affres morales étaient accentuées par le désir de performance, de perfection même et l'incapacité d'y répondre. Exigeant, volontaire, ambitieux, Henri concevait l'acte sexuel comme un concours à réussir brillamment. Il fallait être le meilleur, être le premier comme à l'école. Mais Henri n'était plus à l'école et ne réussit qu'à agacer ses partenaires devant tant d'application et si peu de résultats.

Ainsi avait vécu Henri ses premières expériences sexuelles.

Jean-Louis Janvier s'approcha de lui. Malgré la musique, il put lui glisser :

- Henri, comment trouvez-vous ces jeunes ?

- Ils semblent heureux, insouciants…

- Vous ne dansez pas ?

Henri ne dansait pas sauf au réveillon du Premier de l'an. Trois danses successives, la première avec sa mère, la seconde avec sa femme et la troisième avec sa belle-mère.

- La danse, docteur, c'est un rituel animal, un prélude bestial à l'accouplement. Je ne suis plus un animal. Et si je l'étais, je serais un animal frustré...

Jean-Louis Janvier s'éclipsa, invita une jeune Allemande à danser. Elle accepta de se laisser guider par cet homme qui aurait pu être son père. Passant devant Henri, le psychiatre lui souffla :

- La danse est un jeu partagé et sans danger.

- Qu'est-ce que vous dites, docteur ?

- La vie est un jeu... Créez vos propres règles

- Je vous quitte, docteur, je m'ennuie... Le chauffeur de Rose s'est proposé de me ramener.

Yves et Raymond avaient décliné l'invitation de Rose, préférant rester à la guest house. Ce jeudi soir, ils souhaitaient cocooner avaient-ils prétexté. Ils discutèrent avec le couple d'experts français, attendirent qu'ils se couchent puis discrètement rejoignirent Délara, le majordome, qui les attendait devant la guérite du militaire avec deux bicyclettes.

- Des bicyclettes chinoises ? demanda Yves, malicieux.

Les trois hommes quittèrent la guest house, se faufilèrent par les venelles de Kaboul afin d'éviter les barrages nocturnes. Délara les guidait. Raymond pédalait joyeusement, Yves, rageusement. Quelle équipée ! Pas de lumière... ainsi ils étaient plus tranquilles. Et la ville non éclairée ne les trahirait pas.

Les cyclistes se guidaient aux bruits et aux ombres, rares, à cette heure-ci. Leur bicyclette rustique et robuste les propulsa jusqu'à un restaurant chinois.

Ils furent accueillis par une jeune Chinoise qui les installa à une table et leur offrit un thé. Le majordome resta dehors.

Yves lui précisa qu'ils seraient de retour dans une demi-heure.

- Une heure, une heure et demie, rectifia Raymond.

Dehors, Délara retrouva des chauffeurs, des gardes, d'autres guides, et ensemble burent aussi le thé sur le trottoir.

Kaboul, la nuit, vivait secrètement et chaudement. Les restaurants se multipliaient. Indiens, français, allemands, afghans... Tous offraient leurs spécialités, et les chinoises étaient les plus prisées.

Le thé terminé, Raymond commanda deux Chinoises, pour commencer, dit-il goguenard. Yves leva l'index, une seule suffirait.

Ils allèrent dans une vaste arrière-salle aménagée en alcôves et en petites chambres puis se séparèrent.

Raymond retrouva sa virilité estivale, celle de ses plus beaux films, tous sur grand écran. Depuis combien d'années n'avait-il pas été ainsi ? Dix ans, quinze ans...? Le Raymond n'avait rien perdu de sa puissance tranquille.

Les deux Chinoises impressionnées par l'engin de Raymond se regardèrent et se mirent à rire. Aucune des deux, pourtant chevronnées, n'avait vu cela.

De leurs quatre mains, elles tentèrent d'accaparer la demi-baguette de Raymond. Lui, souriait, se métamorphosait. Douceur et fermeté leur promit-il… Pour une fois elles se laissèrent faire et redécouvrirent la joie si rare de faire l'amour avec un client…

Quand il quitta la chambre, Yves attendait dans la salle du restaurant et buvait un thé vert.

- Alors Yves, ç'a été ?

- Bien. Et toi ?

Mais Raymond n'eut pas à répondre. Son sourire rayonnait. Les deux hommes retrouvèrent Délara. Joyeux et apaisés, ils pédalèrent dans l'obscurité sans se soucier des risques d'attentats ou d'enlèvements.

Henri aussi avait ses secrets, mais il ne les partageait qu'avec lui-même puis éventuellement avec son psychanalyste. Il ne retourna pas à la guest house...

Un carnet d'adresses cosmopolite et sélectif, et membre du Lion's Club, c'est sans difficulté qu'il avait été invité à une soirée mondaine et mondiale. Le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, les Nations Unies, l'OTAN, la Commission européenne surfaient sur le toit du monde. Ne jamais faire de vagues ou être dessus et simplement contrôler, dominer. Laisser croire aux hôtes - les Afghans - qu'ils agissent librement.

L'argent coulait à flots ; de conférence en conférence, de Berlin à Londres, les donateurs, somme toute nombreux, respectaient leurs engagements. Il fallait donc des idées, des projets. Et des hommes pour les inventer.

Chez ces gens-là, l'Afghanistan était une carte géopolitique, des tableaux et des graphiques. L'Afghanistan était aussi chez ces gens-là un tremplin vers de plus hauts sommets.

L'anglais et le Champagne déliaient les langues de l'élite occidentale bunkerisée dans une somptueuse villa des Nations Unies, remise en état grâce à nos impôts, à Wazir Akbar Khan, le quartier des ambassades.

Henri aimait cette somme d'individualités brillantes. Pas d'équipe ni de groupe. Pas de triviale et grégaire promiscuité ici. La convergence des esprits et des intérêts. Chaque arbre était sa propre forêt.

Henri aimait cela. Henri aimait la puissance des Grands. Il aurait mis des majuscules à chacun. Les Grands, les Influents, les Décideurs, les Gouvernants. Monde de l'élite internationale où le cynisme courtois des uns tempère les élans visionnaires des autres…

Une sculpturale Noire s'approcha de lui. Du FMI était-elle. Et lui de qui, de quoi était-il ? De l'ambassade de France, expert en mal-être masculin ? Il resta vague.

De son large sourire, éclatant, sauvage, elle envoûta Henri qui soudainement rapetissa. Ô la Femme-Mère ! La Femme Originelle, était là ! Allait-elle le dévorer, la Femme Ogresse, ou le materner, la Mère Nourricière ?

Henri apaisa l'enfant en lui et proposa de partager une coupe de Champagne dans le parc dominé par de hauts murs sur lesquels l'enchevêtrement de barbelés torsadés et violemment éclairés par les projecteurs était un collier de perles et de diamants pour une géante.

Ô, ma Géante originelle, tu es là près de moi. Tu m'as enfanté. Vas-tu me dévorer ? J'ai peur de Toi, ma mère, ma sœur. Accepte cette parure, offrande avant le sacrifice !

Ils parlèrent de l'Afghanistan, des enjeux, de la lutte contre le terrorisme, de la lutte contre la drogue, de la lutte contre la misère, de la lutte contre les maladies, de la lutte contre l'illettrisme, de la lutte contre… Fallait-il lutter devant femme si belle dont l'opulente poitrine tentait de se dégager d'un décolleté trop étroit. Elle eût pu gouverner le Monde, et l'apaiser, juste avec ses Seins songea Henri.

Encore une majuscule, chez Henri, lui l'homme minuscule enfoui, englouti.

Henri pensa à sa femme, à sa mère, à sa morale, à ses peurs. Il chercha une aide, un réconfort, une rassurance… Le docteur Janvier n'était pas si loin finalement.

Pouvait-il décemment emprunter le portable de la Mère-Originelle pour demander à son psy s'il avait le droit de se réfugier dans les bras puis dans le ventre de la Femme Matricielle …?

Henri jouait son personnage social lorsqu'une forte explosion secoua le quartier. Instinctivement ils se rapprochèrent l'un de l'autre. Un tir de roquette sans doute. Peut-être un attentat à l'explosif… Le printemps des talibans perdurait, l'été indien en quelque sorte.

Henri rassura celle à qui il n'avait pas encore demandé son prénom. Vénus. Maintenant si proche… C'était la première fois qu'il rassurait une femme qui de surcroît le dépassait d'une demi-tête. Il entrevit Serena William puis Joséphine Baker.

Docteur, on se sent fort lorsque l'on rassure une femme.

Elle lui serra la main. Il la ceignit de ses bras. Autant dire qu'il l'embrassa. Non. L'élégance l'incita à la prudence ou réciproquement.

La roquette ou la bombe avait explosé tout à côté. Des flammes s'échappaient d'une villa voisine. Les hôtes de marque étaient en émoi. Les sirènes retentirent, des cris aussi. Les hauts gradés de la soirée, les agents de sécurité et les militaires afghans de faction conseillèrent aux invités de se réfugier dans les sous-sols aménagés de la villa, en attendant. Mais en attendant quoi ? Une deuxième roquette ? Une attaque à l'arme lourde ? Des secours ?

Le petit Blanc et la grande Noire s'allongèrent sur un des lits, loin des regards. Peut-être était-ce leur dernière nuit ? Une mort inéluctable et imminente. Survivre, procréer alors ! Henri rationalisait, Henri justifiait, argumentait, démontrait. Tais-toi Henri. Peut-être était-ce la pénombre et la peur… Tais-toi Henri. Le désir les rapprocha... Ils s'unirent et fusionnèrent.

Vénus le caressa, le materna, le rassura de ses mains, de ses lèvres, de ses seins, de son ventre puis elle fut Océan, et lui coquille de noix, mais le mât fut solide, le naufragé devint marin et, miracle, cette femme l'amena à bon port.

Comment ne pas aimer la mer qui vous chavire puis vous porte et vous sauve ? Que dure la bienfaisante tempête !

De cette nouvelle virilité, Henri remercia Vénus. Des terres merveilleuses à explorer pensa-t-il.

Le matin ils furent réveillés par l'odeur du café et des croissants. Un domestique afghan était allé à la boulangerie française, récemment ouverte, acheter de quoi restaurer les rescapés de la nuit.

Henri retrouva ses compagnons, Jean-Louis soucieux, Yves et Raymond rigolards et intrigués. Le petit Henri avait découché !

- Ne m'appelez plus Petit Henri même avec des majuscules !

Jean-Louis leur présenta le programme de la matinée.

Groupes de parole qu'ils animeraient. Il ne s'agissait plus d'écouter, il fallait conseiller, orienter. L'attente de ces hommes était immense, leur souffrance aussi.

XII

Installés confortablement dans le 4X4 prisonnier des embouteillages, l'équipée tentait de se rendre au Centre Culturel Français. Le véhicule fut doublé par un grand échalas sur son vélo.

- Tiens ! C'est Robinson sur sa Chinoise, s'exclama Rose.

- La seule Chinoise qu'il monte, c'est sa bicyclette ? Vous êtes sûr ?

Yves aimait ce genre d'humour, accessible à tous.

- Ce que vous êtes vulgaire, Yves ! rétorqua Henri.

- Son histoire est étrange, précisa Rose.

L'histoire de Robinson, rescapé d'un naufrage aérien, quelques-uns s'en souvenaient encore. L'homme avait appartenu à l'équipe de professeurs-formateurs parachutés sur les lycées français de Kaboul juste après la déroute des talibans.

Il avait fière allure, à l'époque ce prof, expert en pédagogie, adepte de la didactique en milieu hostile. Sélectionné avec quatre autres parmi la fine fleur pédagogique française exportée dans le monde entier, il avait délaissé femme et enfants pour une mission héroïque. Magnifier la francophonie et éduquer aux valeurs françaises : une langue, une culture. Répandre l'une et l'autre comme une semence et son engrais. Devant les caméras du monde entier, enfin du monde entier de l'Hexagone, l'équipe des forces spéciales de l'Éducation nationale avait donné l'assaut aux lycées Esteqlal et Malalaï, et quelques interviews aussi. L'obscurantisme serait bouté. Une ère nouvelle commencerait. Et les burqas envolées et les barbes coupées…

Puis les journalistes partis, la foi émoussée, les experts s'épuisèrent, perdus parmi soixante-dix élèves dans des classes délabrées de quarante-cinq mètres carrés... Un à un, ils démissionnèrent. Seul le Don Quichotte de la francophonie poursuivit son labeur obscur et besogneux. L'homme s'étiola, commença à se laisser pousser les cheveux et la barbe comme d'autres se mettent à boire : pour oublier. Il se croyait perdu ou prisonnier sur une île… C'est ainsi que le Don Quichotte devint Robinson.

De temps en temps l'ambassade de France ou une ONG faisaient encore appel à lui pour de vagues missions éducatives.

Le drame survint lors d'un hiver encore plus rigoureux que d'habitude.

L'homme revenait d'un séminaire pédagogique à Hérat. Au-dessus de Kaboul, l'avion fut pris dans la tourmente, une violente tempête de neige. Non autorisé à se poser sur l'aéroport de Kaboul, il fut dérouté sur Peshawar et finalement s'écrasa dans les montagnes avoisinantes. Les forces militaires afghanes et internationales unirent leurs efforts. Les recherches furent très difficiles : localiser l'avion ou ses débris éparpillés sur les pentes escarpées de l'Hindu Kush à plus de quatre mille mètres d'altitude puis tenter de l'atteindre. Cela demanda deux semaines pour constater qu'il n'y avait aucun survivant.

Un an après l'accident, apparut dans Kaboul un homme qui s'installa sur une des collines parsemant la ville, vivant avec les chiens et les morts.

Cet homme, hirsute, famélique et amnésique parlait français.

Le corps médical et consulaire français tenta de l'identifier. Était-il possible qu'il s'agît de ce spécialiste de la pédagogie extrême décédé en mission ?

Que pouvait faire l'administration française ? Que voulait-elle de lui ? Que voulait-il d'elle ?

Mort officiellement, rayé des registres et bientôt des mémoires, l'homme n'intéressait plus grand monde d'autant que la famille avait fait son deuil.

L'histoire est encore plus fantastique... Seul rescapé de l'accident d'avion, il aurait été recueilli et soigné par un groupe d'Al Qaida et de talibans cachés dans la montagne, dans la perspective d'être monnayé vivant. Mais, l'homme sans identité, sans mémoire n'avait pas grande valeur. Qui aurait cherché à sauver un ressortissant de nulle part ? Quelle ambassade se serait lancée dans des négociations pour la libération d'un hypothétique compatriote ?

Les talibans abandonnèrent leur projet de marchandage et le laissèrent repartir...

- Docteur, vous pourriez le rencontrer et le soigner ?

Rose voulait toujours sauver la veuve et l'amnésique, le diabétique et l'orphelin.

- Nous verrons Rose. Nous avons déjà beaucoup à faire. D'ailleurs, veut-il être soigné ? A-t-il besoin d'être soigné ?

Le Robinson pédalait dans Kaboul, riait, slalomait dans les embouteillages, esquivait les piétons, les marchands ambulants et doublait les véhicules lourdauds et paralysés malgré leurs centaines de chevaux.

- Il va plus vite que nous. Mais où va-t-il ? demanda Raymond.

- Il va entraîner son équipe de frisbee.

- De frisbee ? Elle est où la plage ?

Les quatre hommes écoutèrent la suite de l'histoire.

Lors de travaux de rénovation du pseudo lycée franco-afghan, le lycée Esteqlal, les jeunes élèves constatèrent que les couvercles des pots et des bidons de peinture planaient fort bien. Ils réinventèrent le frisbee.

Figures libres, figures imposées, jeu à deux ou par équipe. Le Don Quichotte de l'époque toujours soucieux d'éduquer les enfants, quelle que soit la situation, créa un club de frisbee dans le cadre des activités périscolaires. Les services culturels français soutinrent cette action cherchant à damer le pion aux Américains sur leur propre terrain. À la demande de l'ambassadeur, le frisbee fut renommé discoplane.

À peine descendu des montagnes, l'homme s'était rendu au lycée tentant de relancer le frisbee et son activité. C'est ainsi qu'on supposa qu'il était le professeur français disparu dans le crash aérien.

À bicyclette, il planait aussi…

Le soir, il rejoignait la colline Bibi Mahro. Les chiens l'avaient accepté et l'homme dormait dans une des nombreuses excavations.

La colline Bibi Mahro, en plein Kaboul, comme quelques autres, était un caprice géologique. À mille huit cents mètres, la ville, construite dans une large vallée, était ceinte de montagnes de plus en plus hautes, succession de cercles montagneux concentriques. Mais en son centre, émergeaient quelques mamelons plus ou moins distendus ou affaissés.

La colline Bibi Mahro longue de près de deux kilomètres, large à sa base, mais étroite en sa crête de quelques dizaines de mètres seulement, sorte de rempart, séparait les riches de Wazir Akbar Khan des pauvres de Kayala Fattullah, quartier populaire du nord de Kaboul.

Des milliers de tombes, esquifs pétrifiés, semblaient ballottées dans les plis et replis d'une gigantesque vague délaissée par une mer à jamais retirée. Immobile et imposante était la vague.

Dans ses flancs plissés, tertres, promontoires alternaient avec crevasses et ravines, et suintaient mille blessures humaines : tranchées, trous d'obus, puits, galeries, catacombes, souterrains, tumulus… La guerre et les morts… Le passé se lisait en elle.

Depuis peu de nouvelles agressions la menaçaient.

D'énormes villas surnommées villas des footballeurs, tant elles étaient indécentes et grotesques par leur architecture, ou villas des fleuristes pour l'origine des fonds - la vente du coquelicot local -, rongeaient la colline. En fait, les anciens Moudjahidines, devenus hauts gradés dans l'armée gouvernementale, et toujours producteurs de pavot, avaient transformé un terrain militaire proche en quartier résidentiel.

Pièces montées indigestes aux couleurs improbables, les villas-gâteaux s'accumulaient et rongeaient la base de la colline. Les morts étaient une seconde fois inhumés sous les gravats ou ressurgissaient exhumés par les pioches et les pelleteuses lors des travaux de fondation.

Les chiens étaient heureux, les os ne manquaient pas.

Un autre cimetière tentait de survivre, le cimetière anglais, vestige de la colonisation britannique, ou de sa tentative. Cimetière chrétien, minuscule, enclos de hauts murs derrière lesquels les sommaires sépultures musulmanes, par milliers, semblaient vouloir l'assiéger.

Morts ou vivants, les musulmans étaient des conquérants.

La longue crête, comme les flancs, portaient les traces de la guerre : bunkers, camions, tanks et canons abandonnés. La ferraille désossée ne rouillait pas. Les enfants jouaient dedans ou dessus.

Et d'ingénieux gymnastes utilisaient ces solides carcasses comme agrès ou appareils de musculation.

Des têtes, des bustes, des bras ou des jambes émergeaient rythmiquement d'un sas ou d'une tourelle.

Une piscine olympique abandonnée et ses hauts plongeoirs couronnaient la colline Bibi Mahro.

De la piscine, le carrelage avait été enlevé. Ne restait qu'une arène cimentée et inclinée. Les sportifs et les enfants se plaisaient à jouer dedans. À chacun son heure. Aux aurores, les footballeurs, les boxeurs, les karatékas se succédaient dans la fosse puis les enfants s'appropriaient le bassin et imitaient les jeux des grands.

Voilà Bibi Mahro. Voilà où vit Robinson.

Troublés par cette histoire, le psy et ses trois patients restèrent silencieux et méditèrent sur leur propre destin afghan...

XIII

Arrivé au centre culturel français, chacun des trois patients-témoins prit en charge une demi-douzaine d'hommes.

- Bon… dit Raymond. Moi, je vous préviens. Les femmes, je ne les connais pas très bien. Ce que je sais, c'est que lorsque vous leur faites l'amour il faut être tout à elle. Il faut s'offrir, être royal. De la puissance et de l'élégance…

- Et si elles ne veulent pas

- Pas quoi ?

- Coucher.

- Là, mon gars, rien à faire. Moi ma femme, elle n'aimait pas ça. J'ai été malheureux. Mais je ne l'ai pas brusquée. J'ai cherché un autre moyen de satisfaire mes envies…

- Pourquoi la femme refuserait nos avances ?

- Parce que la femme n'est pas ton réceptacle spongieux ! Tu me suis ? T'as lu Diogène ? Bon, j'sais même pas s'il a écrit quelque chose… mais il se masturbait sur la place publique.

- Non ?

- Si… Tout simplement parce qu'il considérait la sexualité comme un besoin. Il avait soif, il buvait l'eau de la fontaine ; il avait faim, il cueillait quelques fruits. Ça le démangeait… il se masturbait. C'est aussi simple que ça. Mais il ne volait ni ne violait…

- Nous nos femmes on ne sait pas si elles ont faim…

- C'est à toi de leur ouvrir l'appétit…

La discussion se poursuivit ainsi, plein de bon sens chez Raymond, d'intérêt chez les anciens talibans.

Quant à Henri, fruité, affûté, l'homme nouveau était arrivé. Métamorphosé, il illumina l'assemblée d'un sourire radieux.

Il fit allusion à la femme guerrière, à la femme nourricière, à la femme sacrée.

Henri défendit la thèse qu'en l'homme une femme jalouse régnait. Une femme ou un enfant ajouta-t-il. Une femme est comme un enfant si elle n'est pas apaisée. Elle est capricieuse, exigeante, insatisfaite, castratrice.

- Vous parlez de qui ? l'interrompit un Barbu qui suçait son pouce depuis l'invasion occidentale.

- Il parle de la femme, de l'enfant que chacun porte en soi, précisa Jean-Louis Janvier qui allait de salle en salle apporter - si nécessaire - une confirmation, une nuance, une précision d'expert.

- La femme qui se refuse à moi, elle n'est pas en moi, elle est dans la cuisine et encore de moins en moins. Elle fait les magasins, et pas pour acheter des légumes au bazar. Elle est avec ses amies et elle fait du shopping dans les centres commerciaux de Char E Nao… C'est cette femme-là que j'essaie de…

- Comprendre… anticipa Jean-Louis Janvier d'un ton interrogatif.

- Reprenons, osa Henri. L'enfant en vous doit être rassuré et d'aucune femme il n'aura peur.

- Alors comment on rassure l'enfant en soi ?

- En s'ouvrant à la femme sans condition. La considérer comme celle qui nous a enfantés, celle qui nous a maternés, celle qui nous a guidés : la Femme !

Henri ne put s'empêcher de mettre une majuscule.

- Je ne comprends rien. Je croyais que l'enfant en nous avait peur de la femme...

- En lui !

- Non, chez lui !

- C'est se jeter dans la gueule du serpent pour ne plus avoir peur

- De quoi ?

- Ce n'est pas plutôt le loup qui se mord la queue ?

- Notre professeur de français nous a appris quelques expressions idiomatiques...

Le dialogue de sourds entre les talibans, l'animateur afghan et Henri continua jusqu'à l'arrivée d'Yves qui avait faim et proposa la pause :

- Mon groupe, il n'en peut plus. J'ai essayé de leur dire que la femme pouvait être aussi une amie comme un psy, mais ils ne savaient pas vraiment ce qu'était un psy. Alors je leur ai dit que c'était comme une femme qui est devenue une amie et à qui on peut se confier…

Français et Afghans se retrouvèrent autour d'un thé.

C'était l'heure du thé, le temps du thé cher aux Afghans. Coutume ancestrale ? Non... Récente et importée serait la tradition. Au XIXe siècle, dans leur fuite, les Anglais oublièrent leur thé. Les Afghans se l'approprièrent.

Autour du thé, nombre de problèmes se résolvaient et d'autres se créaient…

L'heure du thé est à toute heure. Une tasse traîne. On la rince avec du thé que l'on jette par terre puis le verre considéré comme propre peut être empli d'un thé vert ou d'un thé noir.

À la reprise, le psychanalyste réunit les trois groupes, fit une synthèse, conseilla et rassura. Comme le thé, ses paroles réchauffèrent les cœurs des hommes.

L'après-midi, les quatre compères thérapeutes décidèrent de se promener dans Kaboul et de faire quelques achats.

Ils déambulèrent dans la seule rue touristique de Kaboul, Chicken Street, la rue des poulets. C'était aux rares touristes de se faire plumer maintenant. Il était de plus en plus difficile de faire la part entre la pièce authentique et la contrefaçon. Et l'authentique avait pu être volé dans un musée ou sur un site archéologique… Commerce ou trafic, vous trouviez tout ce que l'histoire afghane recelait, de la statuette helléno-bouddhiste à la décoration militaire récupérée sur le cadavre d'un soldat soviétique.

Les mendiants, hommes, femmes ou enfants, s'agglutinaient aux portes des boutiques puis vous poursuivaient et vous harcelaient.

Jean-Louis s'en accommodait, par le détachement. Raymond sujet à l'empathie distribuait généreusement les dollars. Yves repoussait la misère à coups de jurons. Quant à Henri il se réfugiait entre ses compatriotes. Les consignes de l'ambassade étaient claires : éviter les lieux touristiques, cibles privilégiées des terroristes. Quelques mendiants kamikazes s'étaient déjà fait exploser en se jetant sur l'Occidental surpris puis déchiqueté…

Alors ils achetèrent rapidement quelques bijoux en lapis-lazuli et prirent un taxi pour retourner à la guest house.

Ils surprirent le couple d'experts en train de pleurer. L'un et l'autre, à la vue des quatre compatriotes, s'empressèrent de sécher leurs larmes et d'afficher ce sourire de façade qui les caractérisait.

Le psychiatre était intrigué par ce couple quadragénaire dont l'image sociale, convenue et rassurante, ne trompait pas l'observateur attentif qu'il était.

L'un et l'autre avaient eu leur projet phare à l'ambassade. Elle, la reconstruction d'un cinéma pour Kaboul. Lui, la culture du safran en substitution du pavot.

Un cinéma, une fois reconstruit, c'est une programmation de qualité, entendez francophone. La France ayant subventionné la reconstruction de la salle voulut contrôler le choix des films. Elle imposa Godard, Rohmer et Zulawski…Le public afghan déserta le lieu. Seule l'intelligentsia occidentale s'y montrait.

Mais les Afghans n'acceptèrent pas d'être dépossédés de leur salle. Les critiques s'élevèrent, les Anglo-saxons se gaussèrent des prétentions intellectuelles des Français. Les colères comme les moqueries eurent quelques effets. L'ambassadeur concéda un cycle Lelouch. Finalement devant le peu d'intérêt des Afghans incultes, les services culturels se résignèrent et, au fil des mois, la programmation évolua : « L'aile ou la cuisse » « Astérix et Obélix » « Les visiteurs » et quelques autres grands films comiques furent proposés. Pour la modique somme de dix afghanis soit quinze centimes d'euros, les Afghans étaient conviés à rire devant les pitreries de Coluche, de Funès ou Clavier. La culture française, enfin accessible, s'exportait au cœur de l'Asie Centrale.

Pourtant un an après son inauguration, le cinéma périclitait. Les Afghans se lassaient de l'humour français. Ils prirent les choses en main et imposèrent leur programmation : Arnold Schwarzenegger, Sylvester Stallone, Bruce Willis…

Les spectateurs revinrent massivement, s'empiffrèrent de pop-corn et de soda, rirent, crièrent et s'intéressèrent tant soit peu au film.

Quant à l'autre culture française, celle du safran, si les débouchés avaient été aussi importants que pour le pavot nul doute qu'il eût été rentable de le cultiver tant le prix du kilo est exorbitant, dépassant même celui du pavot.

Mais le safran n'a pas les mêmes effets…alors la culture de substitution fut expérimentale puis oubliée.

Ces deux échecs confortèrent le couple de coopérants dans leur conception souffreteuse de la vie.

Ils sombrèrent et s'assombrirent un peu plus. Le sourire se figea dans un froid rictus.

Jean-Louis Janvier n'eut pas à les questionner. Ils se livrèrent, se confièrent… À les écouter, une éducation bourgeoise et religieuse pour elle, rurale et austère pour lui ne les aida guère à s'épanouir. Leur vie, hormis leur rencontre, fut une succession d'épreuves qu'ils ne parvinrent à surmonter. Et de souffrance en déception, ils développèrent un regard résigné, apitoyé sur eux-mêmes.

Une attitude enfantine presque puérile caractérisait parfois leur relation. Le psychiatre supputa qu'ils jouaient l'enfant qu'ils n'avaient jamais eu. Lui devenait petit garçon honteux ou fébrile qu'elle sermonnait ou cajolait ; elle, petite fille capricieuse ou ingénue qu'il tançait ou surprotégeait

L'inconscient comble les manques, nous impose de jouer celui que nous aurions aimé être ou avoir, et nous aide à survivre.

Voilà un couple occidental dont les misères et les pleurs feraient sourire les Afghans. Le salaire mensuel de chacun était deux cent cinquante fois plus élevé que celui d'un fonctionnaire afghan ! Un mois de salaire français correspondait à plus de vingt ans de labeur afghan…

Depuis leur échec respectif, l'ambassadeur ne leur confiait aucun dossier important. Ils étaient là en vacance.

Jean-Louis Janvier leur suggéra des vacances ailleurs qu'en Afghanistan…

XIV

La nuit fut calme. Aucune explosion ne vint troubler leur sommeil.

Raymond rêva... Se convertir à l'islam, se marier, combler plusieurs femmes, fonder une grande famille, travailler ici, cordonnier, marchand ambulant...

Cette nuit-là, il devint portefaix comme les Hazaras, ces bêtes de somme...

La barbe et le bonnet me cachent, l'écharpe aussi. Mais les yeux ?

Être sale et anonyme, ne plus briller comme un Occidental.

Et je marche avec eux, et je marche parmi eux.

On me bouscule, on m'ignore, on m'adopte.

Ma barbe pousse, mon regard s'intensifie, mon teint se hâle, mon corps se décharne.

« Maraba ! Maraba !»

Je tire ma charrette. La force nous impose, parfois l'insulte et la menace.

« Maraba ! Maraba ! Je suis le Karachi ! ». Je sue, je crache et je m'arrache de la foule, je m'arrache de la boue.

« Maraba ! Maraba ! Je suis le Karachi ! ». Je sue, je crache et je m'enfonce dans la foule, je m'enfonce dans la boue avec ma charrette à bras.

Arc-bouté sur la barre transversale reliant mes deux brancards, je repousse le sol. Mon corps hoquette. Je marque le pas tant ma charge est lourde et le sol cahoteux. . Je me redresse, mais reste incliné pour ne pas être emporté par la charge et basculer en arrière.

Mon centre est dans mon ventre. Je plonge à nouveau. Je jette tout mon poids, toute ma force vers l'avant.

« Maraba ! Maraba ! Je suis le Karachi ! ». Dans le ventre du bazar je m'enfonce.

J'oublie ma charge ou la dépose. J'oublie les cris, la foule, la fatigue, la sueur, la fange.

Je m'approche du centre et de la paix, îlots secrets dans un ventre grouillant, et là, parmi les épices et les tissus je me repose...

Au réveil, Raymond était éreinté par son nouveau métier.

Rose retrouva son équipe au petit déjeuner, engouffra une dizaine de tartines beurrées puis souhaita que les quatre Français rencontrent des femmes afghanes dont le malaise croissait depuis l'arrivée des Occidentaux.

- Docteur, c'est paradoxal, mais significatif ! Les femmes aussi vivent mal l'intrusion féministe. Leurs hommes se démasculinisent : de guerriers sont devenus pâtres !

Je vous emmène au lycée Malalaï, ce lycée afghan aux velléités francophones. Je vous préviens, ces femmes sont solides. Elles ont survécu aux provocations, aux humiliations des talibans. Puis elles ont supporté la condescendance ou l'arrogance des étrangers. Jusqu'à un certain point.

Il y a deux ans, elles ont viré vos consœurs, des psys de Paris, qui sont venues sans qu'on leur demande pour soigner par la parole ces pauvres Afghanes !

Vous voulez nous soigner ? Ne nous prenez pas pour des folles. Si vous voulez nous aider, donnez-nous de l'argent…en substance ont-elles répondu.

Plus récemment, elles refusèrent de travailler avec une autre femme, une Française qui avait le tort de jouer à l'homme, je veux dire au petit chef avec elles…Et elles réussirent à la virer.

- Racontez-moi cela Rose…

Rose raconta.

Quelque temps auparavant le même lycée, les mêmes Afghanes… Arrive une Française experte en linguistique dont la noble mission est de former ces femmes incultes à l'enseignement puis l'amour de la langue française.

Devant le manque d'entrain ou plus simplement la lenteur des progrès des professeures, la formatrice durcit le ton et l'attitude.

Humanitaire et compassionnelle les premiers temps, elle devient humiliante et menaçante.

Les Afghanes subissent mais ne se soumettent pas. Puis elles réagissent et font la grève ! Ce fut très certainement la première grève féminine post-talibane - de toute l'histoire afghane même - dont la raison fut l'attitude colonialiste d'une femme française…

Sous la pression, celle-ci démissionna et retourna en France militer pour la cause féministe certainement.

- Une belle histoire comme on aimerait en entendre plus souvent, ironisa le psychiatre.

Les professeures afghanes, comme leurs élèves, portaient l'uniforme : un long voile et une sorte de robe-blouse recouvrant un large pantalon, tenue réglementaire régulièrement vérifiée par de hauts fonctionnaires zélés du ministère de l'Éducation.

Uniforme noir chez les élèves, kaki chez les professeures.

Nuria, chef du département de français accueillit la délégation. Une belle femme. Élancée, altière, le regard perçant.

Les mâles étrangers étaient très rares en ce lieu.

- Une beauté rustique, osa Yves.

- Une beauté guerrière, précisa Henri.

La femme afghane malmenée par les talibans l'était aussi par le climat. L'altitude et la sécheresse parcheminaient sa peau et accentuaient la dureté de ses traits. Si le soleil brûlait le visage, il enflammait le regard. Et toujours il étincelait chez la femme afghane.

Subjugué, Raymond chuchota et conclut :

- Ces femmes sont belles…

Nuria et ses collègues expliquèrent qu'elles vivaient de plus en plus mal les errances existentielles de leur mari.

Certaines d'entre elles avaient résisté aux talibans, d'autres les avaient fort bien acceptés, soutenus même. Mais toutes voulaient des hommes virils, prêts à se battre.

- Nos hommes se ramollissent, s'affadissent. Ils ont troqué leur fusil contre le téléphone portable.

Il fallut les rassurer, minorer les dégâts collatéraux du féminisme, évoquer les ajustements relationnels nécessaires et leur promettre le rétablissement rapide de leur mari.

Jean-Louis Janvier illustra son propos en présentant les trois mâles français, symboles d'une renaissance masculine occidentale. Raymond fut dubitatif. Lui symbole de la renaissance masculine?

Il se tut, préféra regarder les Afghanes. Toutes n'étaient pas mariées. Les veuves et les vierges étaient nombreuses. Il resta songeur.

Son regard croisa celui d'Anissa, jeune professeure de français. L'uniforme austère suggérait plus qu'il ne cachait les courbes d'une silhouette généreuse.

Raymond s'imagina avec elle. Ici en Afghanistan. En parlerait-il à son psy… ?

La rencontre s'acheva autour d'un thé et de quelques gâteaux. Raymond prévint qu'il rentrerait seul plus tard. Il attendit la fin des cours et la sortie des professeures. Elles rentraient à pied, en bus ou en taxi collectif. Pouvait-il en être autrement ? Aucune femme afghane ne conduisait. Quant à la bicyclette, elle était exclusivement réservée aux hommes. Une Afghane sur une bicyclette eût été considérée comme une provocation indécente. Dans l'allée qui menait jusqu'à la rue, Anissa ralentit le pas pour se recouvrir totalement de sa burqa qu'elle portait auparavant sur la tête, sans lui cacher le visage, comme une cape.

La jeune femme qui juste avant souriait, auréolée d'un drapé bleu, disparut. Raymond fut éberlué : ce sac à patates ambulant, cette cage chiffonnée, c'était Anissa ! Dans la rue, méconnaissables, les femmes fantômes déambulaient, toutes semblables. Il fallait être vigilant. Raymond put repérer et suivre Anissa grâce à ses chaussures. Elle se rendit jusqu'au carrefour le plus proche, là où les taxis collectifs sont très nombreux, tous des Toyota Corolla jaunes, et grimpa dans la partie du véhicule réservée prioritairement aux femmes : le coffre. Certes, c'était un break et le coffre représentait un volume habitable presque confortable. Il en était ainsi. Les femmes, marchandise humaine, empaquetée et bleutée, s'entassaient dans le coffre des taxis.

Raymond ne sut comment réagir. Taxi ! Suivez ce taxi…

Impensable. Il se résigna, rentra à pied et imagina une autre vie. Ici..

XV

Depuis combien de temps étaient-ils à Kaboul ? Quatre jours, cinq jours, une semaine, deux semaines ?

- Je ne compte pas, lâcha Yves

- Vous ne comptez pas ? Répliqua Jean-Louis Janvier. Qui compte ici ?

- Que comptez-vous faire, Docteur ? demanda Henri

- Rien. Attendre.

Jean-Louis Janvier errait. C'était si rare. Sa mission ronronnait ou piétinait.

C'est l'authentique taliban qu'il devait trouver. Le rebelle, l'insurgé, caché dans la montagne autant pour se préserver des femmes que des forces américaines.

- Rose, quel est l'état de santé du véritable taliban ? Qui le sait ?

- Moi je sais... c'est pire. Il a eu le courage de fuir, de se réfugier dans un lieu désert comme ces vieux sages qui sentant la mort arriver s'éloignent et s'isolent...

- Vous exagérez Rose.

- Non Docteur. L'ultime force de l'homme, du vrai, est de fuir. Son héroïsme est à la mesure de sa souffrance. Animal blessé, il a l'intelligence de refuser un combat fatal, ultime et vain...

- Rose, Rose, vous vous emballez...

Cependant Jean-Louis Janvier devait reconnaître que les hommes qu'il avait rencontrés jusque là n'étaient pas gravement malades.

D'ailleurs étaient-ils de vrais talibans ? Plutôt des ersatz, des ramollos du cerveau, des plaintifs du calcif, des geignards du braquemart que l'on retrouvait dans tous les pays du monde quelles que soient la culture et la religion pour peu qu'il y ait excès d'égalitarisme et de féminisme. Tout était prétexte à lamentations. Mais aussi à adaptation. Ce pseudo taliban des villes serait dans quelque temps, un buveur de bière, un supporter de foot, un joueur de loto, un amateur d'Italiennes ou d'Allemandes - ce sont des voitures dont il s'agit -, un bricoleur du vendredi, un laveur de vaisselle, un époux modèle et un mari cocu...

Et si Rose avait raison... Si l'authentique taliban, le véritable, agonisait dans la montagne, loin des femmes. C'est ce taliban-là que le psychiatre-psychanalyste devait trouver. Il fallait donc le chercher.

- Rose, dites-moi, celui que vous surnommez Robinson, pourrais-je le voir ? - Ah… vous vous décidez à le sauver ! - Peut-être est-ce lui qui nous sauvera…

Dès le lendemain, Jean-Louis et Rose gravissaient la colline Bibi Mahro à la recherche du supposé Français, ancien otage des talibans. Pour avoir la paix ou la discrétion, il suffisait de l'arpenter en début d'après-midi. Chaleur insupportable. Vent sale. Colline déserte.

- Moi, j'ai renoncé à tout effort physique en Afghanistan maugréa Rose. C'est trop éreintant.

Renoncer à ce que l'on n'a pas goûté… songea Jean-Louis.

Ils contournèrent quelques tombes, évitèrent des chiens errants puis continuèrent dans les replis géologiques du flanc sud de la colline, là où quelques excavations avaient servi d'abris ou de caches durant la guerre.

Dans l'une d'elles vivait Robinson.

- Tenez, on arrive. Il est là. Il semble nous attendre

Robinson assis en tailleur à l'entrée d'un souterrain souriait à ses hôtes. Ou à lui-même.

Les présentations furent rapides. Rose épuisée par la marche forcée n'était pas en mesure d'accaparer la conversation. Elle s'affala et se reposa. Cela tombait bien.

Jean-Louis put s'entretenir seul avec Robinson. L'homme était grand et sec. Barbe et cheveux formaient une crinière. De lui émanait une vitalité animale. Le regard clair entrait en vous sans intrusion puis retrouvait le lointain. Il portait un vieux tee-shirt et un large pantalon de toile. Cet homme ne s'habillait pas, il se couvrait.

Son antre, profond tunnel dont il occupait l'entrée, contenait quelques objets.

Le psychanalyste distingua deux couvertures bien pliées, un minuscule réchaud à gaz, un sac à dos et trois livres posés à côté.

La bicyclette de Robinson était entreposée un peu plus loin dans la pénombre.

- Marchons, proposa Robinson.

- Vous êtes certainement le seul Occidental à avoir vécu avec les talibans et les hommes d'Al Qaida. J'aimerais que vous m'aidiez à les rencontrer.

- J'ai aimé vivre avec eux. Ils m'ont soigné... et m'ont appris à me délaisser, à me désencombrer.

- Je comprends.

- Ce que les autres nomment mémoire est comme un fardeau que j'ai désiré laisser. La mémoire ne se perd pas, elle se dépose. L'oubli est une force légère. Je peux me souvenir. Je ne cherche pas à me rappeler.

Les deux hommes marchèrent ainsi sur la colline. Peu de mots. La simplicité les reliait. Leur voyage avait commencé.