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Chapter 4 - A la rencontre de Ben Laden...

XVI

Destination Bamiyan à deux cent trente kilomètres au nord-ouest de Kaboul…

Rose avait été royale. Anticipant les réserves de l'analyste quant à sa venue elle avait déclaré :

- Je sais docteur, cette histoire est une histoire d'hommes. Je n'y ai pas toute ma place...

Effectivement, il n'y avait pas assez de place dans le 4X4 pour accueillir la monumentale sœur Térésa.

Elle décida d'aller quelques semaines à Kandahar bichonner son homme qui supportait de plus en plus mal ses fugues, ses missions à droite, à gauche, son indépendance tout au moins géographique. Elle lui donnait le tournis.

Le 4X4 conduit par Robinson empruntait la piste qui menait vers l'ancienne cité bouddhiste située à plus de deux mille cinq cents mètres d'altitude sur un des itinéraires de la route de la soie, reliant entre autres l'Inde à la Chine.

Yves, Raymond et Henri assis à l'arrière du véhicule, fascinés par le paysage en oubliaient les cahots. Jean-Louis, à l'avant du véhicule, se demandait ce qu'il dirait au chef d'Al Qaida s'il était amené à le rencontrer. Il hésitait. Inhabituel chez lui.

Sa mission avait-elle toujours un sens ? N'était-ce pas une folie dans laquelle il embarquait aussi trois de ses patients ?

Le paysage grandiose découvrait ses vallées verdoyantes, ses plateaux arides et ses sommets lointains encore enneigés.

La piste, comme le lit asséché d'un torrent, n'était que pierres, trous, obstacles… Le véhicule tressaillait, tressautait, rebondissait …

Ils traversèrent de maigres villages de plus en plus pauvres, de plus en plus rares. Villages oubliés. Villages fermés. L'herbe était rase, brûlée. La roche devint poussière.

Ils croisèrent la carcasse déchiquetée et calcinée d'un minibus.

- Certainement qu'il a sauté sur une mine antichar, expliqua Robinson. Vous voyez ces pierres peintes en rouge ou en blanc qui encadrent notre piste par moments. Elles nous indiquent que la zone est minée. Elles nous tracent la voie.

- C'est miné par ici ? s'inquiéta Yves

- C'est miné partout ! Seuls d'étroits passages ont été déminés. Mais les chauffeurs afghans tentent toujours d'inventer des raccourcis. Et de temps en temps, les plus pressés, les moins chanceux rejoignent Allah dans un feu d'artifice.

- On compte sur toi, marmonna Raymond, c'est entier et vivant que je veux retourner au bercail…

La piste s'étrangla dans un étroit défilé dominé par de hautes parois abruptes puis attaqua et serpenta le flanc de la montagne. Passage si étroit par moments qu'il fallait descendre et guider le véhicule pas à pas afin d'éviter la chute finale dans le précipice.

- Nom de Dieu, c'est « Le salaire de la peur » ! jura Raymond.

- Ferme les yeux, serre les fesses, mon vieux Raymond... plaisanta Yves, pas plus rassuré.

À l'arrière, les trois passagers s'agglutinèrent tous du même côté pensant ainsi coller le 4X4 à la paroi de la montagne.

Jean-Louis tenta une diversion d'ordre historique :

- En mars deux mille un, les talibans ont détruit à l'explosif et au canon les immenses Bouddhas sculptés dans la falaise. Avant l'islamisation, la région était bouddhiste et Bamiyan un important lieu de pèlerinage

- Les Afghans n'ont pas toujours été musulmans ?

- Non c'est au VIIIe siècle que le pays passa sous domination musulmane

- Ah… ces Arabes !

- Là vous avez raison. Ce sont les Arabes qui envahirent le pays contrôlé auparavant par les Perses. Mais l'islam ne s'implanta que très lentement.

- Mais sûrement, semble-t-il.

- Très lentement car ce n'est qu'au XIXe siècle qu'une des dernières régions, le Nurestan, se convertit à l'Islam.

- Et maintenant ils sont à la pointe de l'islam fondamentaliste.

- Ils voulaient rattraper leur retard…

La discussion, plus que le véhicule, allait bon train. Les angoisses s'estompèrent. Les aventuriers se rassérénèrent…

Le périple dura une dizaine d'heures de soubresauts, de crevaisons, d'incertitude, de peur et de fatigue.

Il était temps d'arriver…

La nuit tombait sur Bamyan, grosse bourgade dans une large vallée dominée par de lointaines montagnes. Au nord, d'imposantes murailles rocheuses semblaient interdire à la ville de s'étendre. Les Bouddhas, même détruits, y veillaient. Ils trouvèrent une guest house. La pénombre crépusculaire recouvrit la vallée.

- Demain direction les lacs de Band e Amir précisa Robinson.

- Quoi, ce n'est pas fini ?

- On se rapproche, on se rapproche...

Ils s'installèrent dans un vaste et sombre dortoir. Quelques matelas au sol les accueillirent ainsi qu'une assiette de riz et un verre de thé. C'était frugal, mais aucun n'avait faim.

Harassés par l'épreuve, ils s'endormirent profondément.

Avant de réveiller le psy et ses trois comparses, Robinson était allé faire le plein et réparer les pneus. Ici on vivait à l'heure du soleil. Et comme un animal diurne à la recherche de sa nourriture, l'Afghan commençait à travailler dès l'aube.

La réparation des pneus était sommaire, ingénieuse ou aléatoire : ajouter une chambre air dans un tubless, rapiécer l'intérieur du pneu perforé avec un autre morceau de pneu ou de chambre à air, colmater les plaies béantes en faisant fondre du caoutchouc…et décréter dans un rire solaire : ça tiendra… Inch'Allah !

À cette altitude, on est plus léger. Ragaillardi, Raymond crapahutait au pied des gigantesques niches des Bouddhas. Vigueur d'antan, vigueur des vingt ans ! Yves et Henri prenaient quelques photos. Jean-Louis s'entretenait avec Robinson.

- Allez, on va tout en haut proposa Raymond

- On peut emprunter les grottes qui entourent les Bouddhas. C'était des cellules monastiques creusées dans la falaise de grès. La plupart communiquent entre elles par des escaliers taillés dans la roche.

Ils gravirent ainsi la falaise suivant le contour de la cavité du plus grand des Bouddhas culminant à cinquante-trois mètres.

À leurs pieds, la vallée de Bamiyan, mosaïque verdoyante et nourricière s'étirait jusqu'aux contreforts des hauts sommets. Les fermes ceintes de murs épais en pisé semblaient des forteresses perdues.

Au sommet de la niche du Bouddha, un étroit passage d'une cinquantaine de centimètres permettait de passer d'un côté à l'autre. Au-dessous, le vide et les gravats de la statue détruite par les talibans.

Ce n'était pas le moment de tanguer... Yves se colla à la paroi et avança ainsi, à petits pas chassés, dos au danger. Henri surprit ses compagnons. Avec l'aisance du chamois, il bondit et atterrit de l'autre côté de l'emplacement de la tête du Bouddha. Finalement tous surmontèrent l'épreuve du vide et redescendirent de cellule en cellule, évitant quelques familles afghanes squattant les plus accessibles.

Ils reprirent leur périple et continuèrent vers les lacs de Band e Amir.

Au nombre de six, ces lacs, comme des jardins suspendus, se déversaient les uns dans les autres par des cascades et de multiples ruisseaux.

Les Afghans avec l'aide des Nations Unies avaient projeté d'en faire un lieu hautement touristique : une sorte de Club Med avait même été envisagé.

Trop loin, trop difficile d'accès, trop dangereux aussi…

- Et sanctuarisé. Les musulmans souhaitent le préserver de la souillure des kafirs, précisa Robinson.

- Des kafirs ? interrogea Yves.

- Des Infidèles, toi et moi, nous les Occidentaux…

Sur les bords d'un des lacs, une minuscule mosquée veillait.

Robinson se souvint… L'eau miraculeuse, les bains quotidiens. La convalescence…

Des montagnes avoisinantes, les talibans étaient descendus jusqu'aux lacs et l'avaient soigné. Ils l'attachaient à une corde et le plongeaient dans l'eau. Rituel. Ses blessures cicatrisèrent. Au fil des mois, il recouvra toute sa vitalité.

Les talibans furent impressionnés par son aisance et sa joie à se baigner. Aucun ne savait nager.

C'est ainsi qu'un matin, ils lui présentèrent le chef d'Al Qaida, Oussama Ben Laden.

L'homme le plus recherché de la planète voulait apprendre à nager. Robinson fut son maître-nageur.

- Nous allons camper ici, le temps qu'il faudra. Les talibans savent déjà qui nous sommes et probablement ce que l'on souhaite. Il suffit d'attendre.

Durant deux jours, ils se promenèrent de lac en lac. Raymond et Robinson se baignaient chaque matin. Si l'eau glaciale, turquoise et cristalline, raffermissait les chairs, elle fortifiait aussi l'esprit.

Raymond se remémora Li Po : l'esprit se lave à l'eau des rivières...

Imprégnés de la magie austère du site, les cinq hommes se sentirent allégés de leur fardeau existentiel. Le lieu était propice au détachement et à la plénitude

Une semaine à Band e Amir équivaut à cinq ans dans mon cabinet songea le psy.

XVII

Au troisième jour d'attente, Robinson vit un groupe d'hommes avec quelques bêtes descendre de la montagne.

Trop nombreux pour être des bergers. Trop armés aussi. Ils rejoignirent les Français. Ils étaient sept, âgés de vingt à trente ans. Le visage tanné, le regard brûlant, la barbe déjà foisonnante pour les plus âgés.

Les échanges furent lapidaires. Aucune parole superflue. Robinson n'eut pas à jouer les interprètes. Trois des talibans parlaient un français correct appris pour deux d'entre eux au centre culturel français de Peshawar, et pour le troisième au lycée Esteqlal.

On fouilla les cinq aventuriers. Celui qui semblait le chef lança, d'un rire brutal :

- Alors la France veut encore et toujours sauver le monde !

- Le soigner, rectifia Henri.

- Henri, s'il vous plaît, laissez-moi m'expliquer.

Jean-Louis Janvier entreprit de préciser leur intention

- C'est inutile Docteur Janvier. Nous savons. Nos frères de Kaboul nous ont informés. Vous êtes attendus.

- Où doit-on aller ? demanda Robinson

- Là où vous êtes. Retournez-vous.

Ils firent face au lac. Une lointaine et frêle embarcation se dirigeait vers eux. Un homme seul ramait avec lenteur et régularité.

La barque se rapprochait du rivage. Le rameur, silhouette drapée, glissait sans effort.

Les plus fébriles étaient les sept talibans déjà les pieds dans l'eau prêts à accueillir le maître.

Peu d'hommes que l'on dit ordinaires sont allés aussi loin dans leur quête. Elle semblait aboutir.

Jean-Louis, Raymond, Yves et Henri se découvraient purs et calmes comme l'eau du lac.

- C'est lui, chuchota Robinson, c'est Oussama Ben Laden...

- Qu'est-ce qu'on fait patron ? demanda Raymond

- Rien, on laisse faire, on se laisse porter comme lui et sa barque.

L'homme accosta. Enturbanné, tout de blanc dans sa djellaba. Ses compagnons l'aidèrent à descendre, lui baisèrent la main.

- Il a pris un coup de vieux…ne put s'empêcher Yves

- C'est quand la dernière fois que tu l'as rencontré ? lui demanda Henri.

L'homme observa chacun des Français alignés devant lui. Il se dirigea vers Robinson, puis immobile lui fit face, sourit et l'embrassa. Longue étreinte virile et affectueuse.

- Alors… mon professeur de nage a la nostalgie des hauteurs ou la folie des grandeurs ?

- Le désir d'ailleurs, et peut-être une dette envers ceux qui m'ont sauvé.

- Présente-moi tes compatriotes.

Ce que fit Robinson.

- Aujourd'hui nous allons rester sur les bords du lac. Nager, pêcher et prier. Demain nous rejoindrons un de nos camps, là où nos hommes se préparent au djihad.

Le maître, les sept guerriers et les cinq aventuriers partagèrent nan le pain et le thé. Le repas fut silencieux.

Puis Oussama, Robinson et Raymond se baignèrent.

- Vous avez vu, il a encore les tablettes ! s'exclama Yves.

- Pas d'excès alimentaire, une pratique régulière de l'activité physique, une partie de cache-cache sans répit depuis plusieurs années et l'air de la montagne… Pas de doute… ça conserve ! rétorqua le psy.

- Votre prophète, Jésus, s'il a marché sur l'eau pourquoi notre maître n'en ferait-il pas autant ? demanda le plus jeune des combattants.

- Il sait déjà nager, ce n'est pas si mal... répondit Henri.

Robinson vida les poissons qu'il avait pêchés avec Oussama. La pêche n'avait pas été miraculeuse. Ils dînèrent dans l'obscurité, évoquèrent le djihad et le mal-être masculin.

Avant l'aube rose, après le thé vert, ils s'éclipsèrent. La marche ne fut pas aisée. Une des chaussures d'Henri rendit l'âme. Le psy esquissa un sourire… Et Raymond commençait à peiner de la haute altitude. Pas moins de quatre mille mètres.

Rien ne les distinguait d'une caravane de nomades ou d'un groupe de paysans pachtounes.

Ils marchèrent deux jours et deux nuits, arpentèrent de hauts plateaux désertiques balayés par les vents, traversèrent mille vallées, gravirent mille montagnes, se fondirent dans des paysages lunaires.

Ils arrivèrent dans un village de nulle part, acquis à la cause des talibans et d'Al Qaida.

Il avait suffi de rencontrer le chef de la tribu, de lui offrir un symbolique et somptueux cadeau, la restauration de la mosquée ou la construction d'une madrasa. Ainsi selon le code d'honneur ancestral des Pachtounes, le Pachtounwali, ils devenaient les hôtes et les protégés du village.

Sous des tentes Unicef, dans les décombres de maisons bombardées par les Américains, une cinquantaine d'hommes somnolaient.

- C'est eux qu'il faut soigner, déclara le Maître.

Puis il prit à part Jean-Louis Janvier et lui confia :

- Je suis obligé de lâcher… sans me compromettre encore moins me discréditer.

- Lâcher ?

- Les femmes… Ils les craignent. Elles les hantent. Leur absence est une présence. Obsessionnelle. L'abstinence subie… J'ai toléré quelques revues, quelques films, une pipe de haschich ou d'opium, pour les apaiser, les soulager… Et je ne parle même pas de la virile fraternité que certains entretiennent.

Sur un tapis, entre la théière et la Kalachnikov, traînaient effectivement quelques revues. Jean-Louis en prit une. Éberlué, il reconnut le magazine Elle.

- Je rêve… Elle au chevet des talibans dans le Waziristan !

Le soigneur des âmes ne rêvait pas. Le magazine Elle soutenait la cause féminine - sinon féministe - et avait offert un abonnement à vie aux professeures de français du lycée Malalaï. Mais la directrice, jugeant indécent le contenu de cette revue, confisquait chaque mois les numéros reçus de France via l'armée française. Le magazine, de mains en mains masculines, de frères en cousins, de camelots en paysans terminait sa vie dans les camps des insurgés.

- Oui, j'ai cédé… Qu'Allah me pardonne !

- Et les journalistes d'Elle aussi…

- Je ne veux pas devenir un bouffon, une caricature aux yeux de mes hommes...

- Vous pourriez me trouver un divan ?

- Un divan

- Oui, un divan ou un sofa… Peut-être est-il temps mon cher Oussama que vous vous allongiez...

- Nous verrons Docteur, nous verrons. Le trauma infantile, la résilience… tout cela c'est bon pour les Infidèles.

- Alors pourquoi êtes-vous venus nous chercher aux lacs de Band e Amir ?

- Pour mes hommes. Ils sont dans la confusion. Ils souffrent le martyre.

- Et pour vous… ?

- Pour m'aider. M'aider à m'en sortir… M'en sortir la tête haute et non pas allongé.

Malgré le soutien logistique et idéologique des talibans, Al Qaida déclinait, et Oussama Ben Laden ne savait plus à quels saints se vouer.

Quelle action d'éclat pourrait à nouveau l'auréoler du prestige d'un 11 septembre ? Quelle cause justifierait son retour ?

Il faudrait un miracle…

Lui et ses troupes n'étaient les bienvenus ni en Irak ni en Palestine. Les Frères musulmans refusaient leur aide, pire, les combattaient. Les autres groupes djihadistes avaient décrété leur indépendance et s'opposaient à eux.

Il lui faudrait une bonne guerre pour remobiliser son organisation et justifier le djihad… Une attaque d'Israël contre Téhéran, l'invasion de l'Iran par les Américains, l'interdiction totale de la burqa en France...

En attendant, tout ce petit monde déclinait. Afghans, Pakistanais, Ouzbeks, Tchétchènes, Arabes se morfondaient dans la montagne afghane.

Bien plus que les bombardements américains, la propagande occidentale minait les esprits, détruisait les plus belles convictions. Les hommes doutaient puis défaillaient.

- Je me demande si je ne vais pas retourner dans le bâtiment…

- Le bâtiment ? Quel bâtiment ?

- L'entreprise de bâtiment et travaux publics de mon père.

Oussama, fils de Laden, petit fils de Mohammed souhaitait se réfugier dans le giron familial auprès du père comme un Occidental auprès de la mère.

Régression songea l'analyste. Nous sommes sur la bonne voie…

Alors que les deux hommes s'entretenaient, Yves, Henri et Raymond, accompagnés par les lieutenants du Maître, allaient de tente en tente se présenter.

- Nous sommes les symboles de la résistance masculine à la déferlante féministe !

- Les rebelles de la Babel des valeurs universelles !

- Les miraculés de ta mère, ta femme et ta sœur !

En fait nos trois hommes restèrent silencieux, impressionnés par l'austérité et le dépouillement du lieu.

L'indifférence apparente des guerriers cachait difficilement leur mal-être. Assis en tailleur sur les tapis ou allongés sur des couvertures, ils caressaient leur barbe ou leur Kalachnikov.

Le dénuement était autant matériel que moral. Pas de téléphones portables, pas de connexion internet, pas de chaînes satellitaires… Rien qui risquerait de les faire repérer. Et tout qui les ramenait à eux-mêmes… Juste une petite radio.

- Même nos célestes récompenses leur font peur…

- C'est à dire ?

- Les soixante-douze vierges promises pour les martyrs au paradis.

- Peur de quoi ?

- Ils ont peur de… Ils ont peur de ne pouvoir toutes les satisfaire, peur de leurs exigences, peur de leurs revendications, peur de leur pouvoir…

- Parfois les peurs sont fondées

- Un bon musulman ne devrait craindre qu'Allah

- Et vous Oussama, quelles sont vos peurs ?

- Mes peurs...

Le chef d'Al Qaida resta silencieux puis confia à mi-mot :

- Longtemps j'ai rêvé que je me noyais. Je me baigne, puis je coule, comme happé par le fond. Je ne résiste pas. La descente est même agréable, aérienne et gracieuse... Peu à peu je prends conscience que l'eau est partout, qu'elle m'oppresse, qu'il faut respirer... Je regarde au-dessus de moi, je vois la lointaine surface, fuyante, inaccessible...

- Et alors…

- Et alors ?… J'ai appris à nager.

- Pour rester en surface…

- Admettons la justesse et l'efficacité de la psychanalyse…

C'est les femmes qu'il faut psychanalyser… Leur frivolité, leurs contradictions, leur hystérie…

- Psychanalyser…ou simplement canaliser.

- Canaliser, cadrer...

- Canaliser, cadrer, contenir...

- Canaliser, cadrer, contenir, enchaîner...

Allez… lâche-toi, mon petit Ben, songea le psy.

- Canaliser, cadrer, contenir, enchaîner, cloîtrer, cercler, castrer...

- Castrer ?

- Lui couper les…

La parole d'Oussama ben Laden se suspendit. Il bloqua sa respiration. Il remonte à la surface déplora Jean- Louis Janvier.

Dehors, la petite radio grésillait une musique sirupeuse et nasillarde. Un duo… Elle, on l'imaginait amoureuse et soumise, lui, dominateur et protecteur. Un tube indien. La médiocrité n'avait pas de frontières. Mais cette musique apaisait les hommes. C'était l'essentiel.

- En surface... Moi, en surface… ? reprit Oussama ben Laden

Puis il attaqua :

- Vous les Français, vous nagez entre deux eaux. Vous êtes tièdes. Vos soldats que font-ils ? La guerre ou de l'aide l'humanitaire ? Eux-mêmes ne savent plus très bien.

- Nos gouvernants ne sont pas très clairs.

- Au moins les Américains, et leur insolente supériorité, sont des ennemis que nous sommes fiers de combattre. Leur arrogance est guerrière, la vôtre verbale et moralisante.

- Le Français a la langue bien pendue pour donner des leçons… je vous l'accorde.

- Petit pays en voie d'extinction… Petit pays sur le déclin et sans destin.

- Pays vieillissant comme ces quinquagénaires refusant d'admettre que leur fils est plus fort, plus talentueux qu'eux.

- Vous passez votre temps à vous plaindre.

- Ce que d'aucuns nomment revendications.

- Votre temps à prôner l'égalité et la justice.

- Derrière, se cache l'inavouable… la jalousie, la convoitise, le ressentiment.

- Votre temps à débattre, à pinailler, à légiférer sur le port du voile, du tchadri, de la burqa ou du niqab... Et la Française, que voile-t-elle sous son maquillage et ses liftings ? Et vos filles… Vous les laissez exhiber leurs seins, leur ventre ou leur raie des fesses dès l'âge de douze ans.

- Je vous l'accorde. C'est prématuré, indécent même… une forme de décadence...

- L'égalitarisme… Parlons de l'égalitarisme. Vous l'encensez à condition que vous soyez l'unité, l'étalon, la norme. Vous avez horreur de tout ce qui dépasse votre taille.

- Petite taille en effet...

- Petite taille, mais vous cherchez à vous faire plus grand que vous n'êtes. Ce besoin de vous grandir, vous les Français, de vous gonfler, de tricher. Vos discours creux et grandiloquents sont comme des talonnettes. Et non contents de vous grandir ainsi, vous vous mettez sur la pointe des pieds

- Uniquement sur la photo …

L'échange était soutenu lorsqu'il fut interrompu par des cris, des Allah Akbar et même quelques tirs de fusils d'assaut. Une attaque-surprise ? Une offensive de l'armée des Infidèles ? Oussama et Jean-Louis sortirent précipitamment de la tente. La cinquantaine d'insurgés auparavant encore assoupis par la chaleur et les pipes d'opium dansaient, chantaient, criaient autour de Raymond. Dans une des tentes Unicef, un groupe électrogène, une vieille télé, un magnétoscope antédiluvien et quelques cassettes vidéo traînaient... Raymond avait pris l'une d'entre elles au titre évocateur : « Ne suce que si l'on s'enserre » !

- Merde…! C'est moi là-dessus... Soixante-dix-sept ; tournage à Boulogne-Billancourt…

Et cette autre « Vit au grand air », et celle-ci « La pipe n'était pas de bois », et celle-là «Fais lui le coup du truc»…. Le sol était parsemé de cassettes vidéo dont le héros était Raymond. Raymond en long et en large, Raymond de dos, Raymond de face... Et maintenant Raymond, en chair et en os ... L'homme qui consolait, apaisait les talibans de leur souffrance, l'homme qui faisait rêver d'autres hommes, trônait modestement, bien vivant, parmi eux… Un nouveau prophète, peut-être... Poète et prophète... Jamais Oussama n'avait connu ses ouailles aussi réjouies et vigoureuses. À nouveau, ils étaient d'attaque. Ne pas perdre de temps pensa-t-il. Préserver ces forces nouvelles et préparer de belles offensives avant que l'élan ne retombe ! Jean-Louis, quelque peu décontenancé, voulut tempérer cette ardeur guerrière, suggéra le djihad contre soi, la guerre intérieure, la lutte contre ses passions et ses démons. Mais rien n'y fit. Ces hommes-là sont des guerriers. Leurs hormones sont au service de l'honneur et du combat. Raymond la jouait modeste ; et il l'était. Néanmoins il appréciait cette reconnaissance tardive. Lui qui depuis belle lurette se sentait inutile découvrait la joie d'aider...

Henri, jusque là assez condescendant envers Raymond, fut impressionné. Ce vieux qui appartenait à la catégorie des retraités, des séniors, des anciens, des usés qui plombent le trou de la sécu, bref, ce quasi-vieillard avait été un hardeur de premier choix, une machine à fantasmes, un géniteur d'orgasmes ! Il faudra organiser un dîner au retour d'Afghanistan avec Frédérique, maman et belle-maman. Leur montrer Raymond non pas comme une bête de foire, mais comme son nouveau copain. Son pote. Un pote qui en impose. Qui connaît les femmes, qui sait les faire taire en les faisant crier ! Henri savourait sa future victoire et déjà trépignait d'impatience. Yves se marrait. S'il ne s'attendait pas à cet improbable dénouement, il avait appris quelques bribes du passé de Raymond lors de leur escapade à bicyclette dans Kaboul nocturne.

XVIII

On tua trois moutons et on festoya au clair de lune. Un fin croissant, symbole d'un islam renaissant. Raymond la vedette dut raconter quelques-unes de ses aventures. Le traducteur zélé, un petit taliban rondouillard au regard malicieux, allait jusqu'à mimer les histoires contées. Même Oussama riait de bon cœur. À la fin du dîner, quelques pipes de haschich tournèrent. De l'Afghan bien sûr. Pur produit local. Commerce équitable. Et le meilleur. En tout cas le plus fort. Donc le meilleur.

Dans ces moments-là, on aimerait être talibans. Un peu scout, un peu hippie... Tous rêvaient, affalés sur les immenses tapis. Le ciel brillait. Chaque étoile était le rêve d'un homme. Mais si peu se réalisaient.

- Moi mon rêve ? s'interrogea un insurgé, grand gaillard dont le couvre-chef n'était pas le turban habituel, mais le pakole, sorte de béret dont Massoud avait fait la promotion... Tuer un grand nombre d'Américains, ces fils de chiens, qui foulent notre sol et… - S'engraissent au hamburger... poursuivit un autre taliban. C'est bien, mon frère, mais c'est banal. Et quel moyen utiliserais-tu ? L'avion, le train, le bateau ? - Le vélo ! proposa un troisième. On s'entraîne dur, on rejoint une équipe... Astana, Festina… - Non, on forme notre équipe... Qaida ! - Ouais... Allons pour Qaida ! - You Qaïdi, you Qaïda ! chanta Yves qui se leva, tituba et dansa, puis s'éloigna de cette grande communauté festive et fraternelle. - Et au cœur du peloton du Tour de France, à l'arrivée sur Les Champs-Élysées, on explose. Avec un peu de chance, on touche les tribunes officielles… - Quand tu sais que cent soixante-dix pays retransmettent le Tour de France ! - Moi, mon rêve serait de décimer le G8 ou le G20. Tous ces chefs d'État servis sur un plateau. Au dessert je serais la cerise sur le gâteau. Je jaillirais de la pièce montée.

Pendant ce temps Yves virevoltait sur les hauteurs, son portable en main.

- Y'a du réseau ! … Jeanine...? C'est moi... On est dans la montagne afghane. Tu sais avec qui je suis? Avec Ben. Je vais essayer d'avoir un autographe. On fait la fête. Tu verrais. Ils sont sympas les gars d'Al Qaida. On fume du haschich... Ça, tu ne le diras pas aux enfants... Ils vont bien les enfants ? - Oui, chéri, ils vont bien. Ils s'inquiètent un peu. N'attrape pas froid... Et la prime de vingt-cinq millions de dollars, tu y as pensé ? - Non, non... je suis réglo... Allo... Allo... ? Chéri... Bon... Ça ne passe plus...

Yves dansa le sirtaki et balança au loin son portable.

- Je suis libre ! Libre ! Plus de 4X4, plus de téléphone, plus de femme... Vive la décroissance ! Vive Al Qaida !

Alertés par les cris euphoriques et cathartiques d'Yves, le psy et trois guerriers afghans accoururent et tentèrent de le calmer. Finalement ils l'emmenèrent se dégriser encore plus haut dans la montagne. Les ténèbres étincelaient. Ce ciel, ce ciel étoilé, il vous emporte, il vous ridiculise, il vous broie, il vous énigme...

Sur les tapis, les échanges se poursuivaient au gré des fantasmes. Raymond et Henri, copains comme cochons, un exploit en terre musulmane, dissertaient sur l'art du cunnilingus. Henri récitait ce qu'il avait lu. Raymond se souvenait et revivait. Robinson, plus discret, évoqua les quelques femmes qu'il avait connues. Toutes furent un voyage, une culture, un apprentissage. Une Russe, une Vietnamienne, une Ivoirienne, une Afghane...

- Une Afghane ? Un des talibans réagit... Une de nos sœurs, une de nos filles ?

Robinson savait qu'en ces moments, chez les Afghans, comme chez les Corses, la fête pouvait basculer. La Kalachnikov elle aussi savait fumer. Mais il s'en désintéressait. De lui, il se désintéressait. Et continua jusqu'à provoquer.

- Oui, une de tes sœurs. Une femme qui sous sa burqa est nue, une femme qui aime agir librement et gémir tout aussi librement... Une femme qui n'a peur ni de toi, ni de tous ceux-là, montrant l'assemblée, ni de moi... ni d'elle. Une femme qui ne baissera pas les yeux devant toi et saura non pas t'humilier, mais au contraire t'élever.

Le taliban assommé par la charge et le haschich se leva lourdement, se caressa la barbe comme s'il se l'essuyait et gonfla le torse.

- Chien...Chien d'infidèle ! Kafir ! Pouilleux ! Tu oses salir notre religion et nos filles... - Qu'ai-je sali ? Qui ai-je sali ?

Robinson fit face au taliban :

- Aucune salissure dans la rencontre, l'amour et l'union de deux êtres. Ce qui est sale, c'est ton regard, ton odorat. Tes yeux sont miteux. Ton nez est morveux. Tes sens atrophiés...

Rageur et humilié, le taliban prit son fusil d'assaut qu'aussitôt lui subtilisa un proche d'Oussama Ben Laden. Les insurgés firent un cercle autour des deux protagonistes. Combat à mains nues. À la loyale. Lequel sera victorieux dans quelques instants ?

- Aucun ! déclara le Maître, arbitre suprême, anticipant les conséquences d'un duel inutile. Toi, pointant l'index vers l'affidé, ne te trompe pas d'ennemis. Préserve tes forces. Dans trois jours un convoi de soldats américains passera non loin dans la vallée. J'ai besoin d'un grand martyr...Et rappelle-toi que le Prophète a beaucoup aimé les femmes…

- Allah Akbar...! cria l'homme.

Puis se retournant vers Robinson, il lui dit :

- Quant à toi, tu es mon hôte, et d'une certaine façon tu restes mon maître... mon maître de nage. Parle... Parle des femmes cette nuit, juste cette nuit...

Alors Robinson évoqua Omar Khayam, Rûmi, Ali Al-Baghdad, Cheikh Nefzaoui, tous, selon lui, fondateurs du sixième pilier de l'islam, l'érotisme, qu'il soit sacré ou profane. Il rappela que durant des siècles l'islam cultiva ' « Ilm al-bah », la science du coït. Les hommes s'étaient à nouveau assis sur les tapis, certains s'étaient même allongés fixant le ciel. Leurs rêves changeaient au gré des paroles de Robinson. Il était leur Schéhérazade...

- Ah... les femmes, soupira Henri. Il repensait à sa Vénus Noire, son initiatrice, sa libératrice, sa prêtresse. Le FMI avait au moins sauvé quelqu'un de la crise. Une crise d'adolescence...

Raymond, malicieux, demanda à Robinson s'il avait succombé aux charmes de Rose, si elle ne l'avait pas englouti, le temps d'un dîner aux chandelles, avec son appétit pantagruélique... Mais Rose était un électron libre à forte charge, indifférente aux mâles de la vieille Europe qu'elle considérait comme vacillants, chiffes molles, couilles molles. Il lui fallait du lourd, du sérieux, de l'Afghan, du tribal... Sa force à Rose était dans son désir de se soumettre à un homme à condition qu'il le soit, homme. Il était temps d'avoir un régime disait-elle. Un régime ? Chez Rose ! Un régime politique qui prépare les hommes à l'âge viril et non qui les infantilise...

Jean-Louis Janvier revint avec Yves, toujours déchaîné, mais moins bruyant... Il se faisait tour à tour rocker, derviche tourneur, hip-hoper, valseur...

- Je veux continuer la fête avec mes amis... faire la bamboula sous la burqa ! - Si tu continues comme ça Yves, ce sera du rififi sous le tchadri !

Soudain tous les guerriers se turent et se redressèrent. Un bruit lointain et aérien les avait alertés. Raymond se rapprocha d'Yves :

- C'est le même bruit qu'à la guest house, tu sais, la nuit, la moto en circuit...

Un des talibans leur précisa qu'il s'agissait d'un drone. Les yeux fixés sur le ciel étincelant, les hommes devinèrent la masse sombre et sonore du sale mouchard tournoyant au-dessus de leur tête.

- Il faut faire vite... Nous avons été repérés.

Yves dégrisé se demanda si son coup de fil à sa femme n'en était pas la cause. Les hommes se dispersèrent en trois groupes et disparurent dans les plis rocheux. Oussama s'entoura de ses deux gardes du corps et des cinq Français qui furent tout autant bouclier humain qu'hôtes à protéger. Alors qu'ils pressaient le pas sur un chemin escarpé menant dans les ténèbres, Jean-Louis Janvier osa :

- Mon cher Oussama, cette poursuite incessante que vous subissez depuis plusieurs années doit être éprouvante et humiliante. Si elle est restée sans effet jusqu'à maintenant, elle vous contraint à vous cacher. Vous êtes réduit à un gibier traqué ou muselé... Ce ne sont pas vos quelques cassettes vidéo, je ne parle pas de celles de Raymond, diffusées sur Al-Jasira qui vous redonneront votre pouvoir.

- Que voulez-vous dire, Docteur Jean-Louis ? - Vous êtes marginalisé, satellisé, mis en orbite et bientôt serez expulsé vers l'oubli.

Le chef d'Al Qaida ne sut que répondre. Le psy poursuivit :

- C'est dans l'œil du cyclone que vous retrouverez votre puissance, c'est au cœur de la tourmente que …

Jean-Louis Janvier s'interrompit, sourit de ce sourire par delà bien et mal, puis reprit :

- Kaboul m'a semblé une grosse bulle prête à éclater... Tous ces colonels, ces généraux de l'OTAN, tous ces diplomates de l'Occident, ces hauts fonctionnaires de la Commission européenne, ces ministres de passage, ces Messieurs du FMI, de l'OMC jusqu'à ces philosophes parisiens... Où sont-ils ? À Kaboul. Ils y viennent régulièrement. Ils y viennent prendre du galon, faire carrière, se faire photographier chevauchant la misère, domptant l'obscurantisme...

Le psy savait réveiller sa part obscure. Son machiavélisme était à la mesure de sa bonté. La même force agissait comme celle de ces grands arbres dont les racines se nourrissent au plus profond des ténèbres et le feuillage caresse le ciel.

Il n'avait pas tort. Il n'était pas nécessaire d'aller loin pour frapper. Frapper fort. Frapper les esprits comme les corps. Pour détruire. Puis reconstruire. Et se refaire une santé. Lui, l'homme du 11 septembre, de l'apocalypse, devenu lapin inoffensif dans son terrier.

Ils se réfugièrent dans une grotte semblable à celle qu'occupait Robinson à Kaboul.

- Dormons, suggéra Oussama. Comment dites-vous ? La nuit porte conseil... - Et les conseils portent la nuit en eux, murmura Robinson, énigmatique, se tournant vers Jean-Louis.

Ils restèrent ainsi, enfouis dans la roche, à l'écart de tous villages, loin des zones de combats et de recherches. Ils se dépouillèrent encore un peu plus d'eux-mêmes. S'allégèrent. Décrurent. De temps en temps Yves maugréait : on n'est pas des endives ...

Raymond et Robinson partagèrent leur intérêt pour la poésie érotique. Henri commença à écrire une longue lettre à sa femme. Il demandait conseil tour à tour à chacun des hommes. Le maître d'Al Qaida rencontra les principaux chefs talibans. Il s'agissait d'agir de façon coordonnée. En fait, de ne plus agir. Un répit, une accalmie avant la tempête. Les candidats au martyre patienteront. Les taxis bourrés d'explosifs se tairont. Les bombes humaines se désamorceront. Roquettes, mortiers resteront au sol. Au moins un certain temps ; le temps que lui, le Maître, le Cheik, puisse agir au cœur de Kaboul en toute sécurité.