J'étais dépité. Je rentrais au manoir d'un pas lent et morne. Je pensais qu'il n'y avait plus rien pour moi, je pensais avoir tout perdu. Je passais ce qui était autrefois la porte d'entrée. J'enjambais les débris lorsque je vis la petite silhouette de 1Bis en face de moi. Il avait les poings serrés en me regardant d'un air déterminé. Une larme perlait le long de sa joue.
« Les autres ont eu peur, ils ont fui. »
Je hochais la tête, c'était préférable.
« Pourquoi es-tu resté ? »
Le petit couru vers moi, je le laissais s'approcher. Il enroula ses bras autour de ma taille et me serra de toutes ses forces.
« Parce que je ne t'abandonnerai jamais. »
J'étais surpris. Le petit ne semblait pas terrifié, les cadavres jonchaient le sol, il y avait du sang partout et il était resté seul avec le monstre responsable de ce massacre.
J'ignorais s'il s'agissait d'inconscience ou de courage, mais à ce moment, j'acceptais cet élan. Je posais mes mains dans son dos et l'enlaçais à mon tour. Nous sommes montés dans les chambres, le petit me supplia de ne pas le laisser seul. Je plaçais un second lit pour lui dans ma chambre. Nous avons passé la nuit dans la même chambre. J'observais le plafond, je réfléchissais à ce qui venait de se passer. Le petit gémissait dans son sommeil, il pleurait. Il avait beau être courageux, il restait un enfant. S'il avait déjà vécu de nombreuses horreurs dans sa vie, cette journée était sûrement dans les pires.
Au matin, j'avais pris ma décision. Je ne pouvais plus rester là, j'allais donc l'amener avec moi au nord. Je préparais rapidement quelque chose à manger pour lui et le déposait sur un coin de table pas trop abîmé. Il y avait des traces de lutte partout dans le manoir.
Puis j'entendis des pleurs venant du bureau, je l'avais oublié, l'un des agresseurs était toujours vivant. Je le rejoignis alors avec un morceau de pain dans la main. Je lui enfonçais dans la gorge.
« Je t'ai déjà dit que tu vivras. Je te veux témoin de ce qui va se passer. »
L'homme tremblait, il transpirait. La panique l'envahissait complètement et je jubilais de le voir ainsi.
Il avait ce qu'il méritait. Le petit se leva, j'essayais de fermer la porte au plus vite pour lui épargner la vue de l'homme mutilé dans mon bureau, mais il le vit avant que je n'aie le bon
réflexe. Il entra me rejoindre et observa l'homme.
« C'est lui qui a giflé Miranda ce jour-là. »
J'étais quelque peu admiratif de l'aplomb de cet enfant. J'avais rarement vu ça chez les Hommes, alors si jeune ? L'enfant s'approcha de lui et lui sourit de toutes ses dents, il avait un air sadique à ce moment.
Nous allions ensemble dans le salon pour déjeuner. Il s'assit, mangea ce que je lui avais préparé et m'observa un moment.
« C'est boire du sang qui te rend fort ? »
Fort ? Je levais les sourcils, surpris. C'est donc ainsi qu'il me voyait ? Un être fort, tout simplement ? Il n'y avait aucune crainte, aucune réticence dans sa voix. Je hochais la tête en guise d'approbation.
« Tu dois boire beaucoup alors. C'est bien d'être fort. »
Je souris doucement. L'innocence dont il faisait preuve malgré les épreuves de la vie forçait l'admiration.
« Je t'emmène avec moi au nord, es-tu d'accord ? »
Il hocha la tête, je voyais bien qu'il essayait de paraître plus brave que ce qu'il n'était en imitant mes expressions. J'étais touché par ses actes. Le petit souffrait autant que moi à ce moment, nous nous étions retrouvés dans cette douleur atroce et ainsi, nous avions un peu moins mal…
Nous avons fini le repas dans le silence. Il voulut apporter son assiette à la cuisine avant de réaliser que cela était inutile. Il trembla, son assiette tomba au sol.
Je mis ma main sur son épaule.
« Aller, on y va, tout va bien se passer... »
Nous prenions alors la direction de la porte, je regardais le manoir une dernière fois lorsqu'une odeur terrifiante me vint aux narines. Au centre du village, il y avait de la fumée.
Cette odeur… c'était celle de la chair qui brûlait. C'est l'odeur de sa chair à elle. Tara brûlait.
Je fus pris de panique, je regardais le petit, il comprit que je devais partir, il sentait l'odeur de brûlé sans trop comprendre de quoi il s'agissait, mais il était habitué à ne pas poser de questions.
« Je vais à la ville voisine, ne t'inquiète pas, j'irai à l'auberge en t'attendant Zarkhaïm. »
Il avait tout saisi, j'étais rassuré de pouvoir le mettre en sécurité. Je lui lâchais une bourse pleine
d'or pour qu'il puisse tenir autant que nécessaire. Je lui faisais entièrement confiance pour survivre puis je courrais au village pour voir ce qui se passait. J'étais affolé, même si elle m'avait rejeté la veille, mon cœur pleurait pour elle. Je ne pouvais pas supporter qu'un malheur lui arrive. Lorsqu'ils me virent, les habitants fuirent aussi vite qu'ils le purent. Au milieu de la place, je vis un mât en bois sortir des flammes. Je m'approchais doucement, à ce moment, j'avais peur. Très peur…
J'apercevais une silhouette au milieu des flammes. Je ne craignais pas le feu, j'avançais alors dans le brasier pour sortir la silhouette du feu.
Une fois sortie du brasier, je posais le corps sur le sol et m'accroupis. Le corps était méconnaissable, il était complètement noir. Seule une petite lumière rayonnait au niveau du buste. Je reconnus le collier que j'avais offert à Tara.
Mes yeux étaient exorbités. Je me mis à hurler de douleur, c'en était trop pour moi.
Amanda s'approcha en pleurant, elle me gifla en criant.
« C'est ta faute démon ! Vas t'en ! »
Je la regardais avec interrogation. Je pleurais, je ne comprenais pas comment les choses avaient pu aussi mal tourner.
« Pourquoi vous lui avez fait ça ? Dis-moi pourquoi ! »
Le père de Tara s'avança avec une fourche, comme s'il pouvait me tenir à distance avec ça. Il tremblait de tout son corps.
« Tu as contaminé ma fille. Elle était amoureuse de toi. Elle est tombée amoureuse d'un démon. Nous devions la purifier ! J'ai perdu ma fille à cause de toi ! »
J'étais perdu. Comment pouvaient-ils être aussi avancés et aussi primitifs ?
Comment pouvaient-ils m'accuser de quelque chose qu'ils avaient fait eux-mêmes ? C'était simplement absurde. Je n'avais plus les mots, j'avais le sentiment d'être prisonnier d'une injustice qui datait de plusieurs milliers d'années. Quoi qu'il arrive, chaque mauvaise décision, chaque chose cruelle du monde m'était reprochée. Soudain, ils apparurent tous les uns après les autres.
« Mon chat est mort quand tu es arrivé en ville !
- Tu m'as donné des pulsions et je frappe ma femme !
- Tu me forces à penser à tromper mon mari !
- Tu as volé la virginité de ma fille ! »
Ils reportaient toutes leurs faiblesses, tout ce qu'ils ne savaient pas admettre. La voix d'Amanda
répercutait plus fort que les autres.
« Tu as contaminé Tara ! »
Je devenais fou. Son corps était posé au sol, complètement carbonisé. Je la regardais, la tête baissée, mes cheveux tombaient devant mes yeux. Je ne savais plus bouger, je ne savais plus respirer.
Soudain, je sentis un choc dans mon épaule. Quelqu'un avait lancé une pierre et m'avait heurté. Ils n'avaient plus peur de moi. Ils voulaient me chasser. C'était moi le monstre ?
J'entendais la voix de mon frère dans ma mémoire qui ressassait.
« S'ils ne te respectent pas, tue-les Qu'espères-tu de ces parasites ? »
Et je me souvenais de ma réponse avec douleur.
« Je souhaite être aimé, Archanium. Je souhaite qu'ils m'aiment autant qu'ils t'aiment toi. »
Tara était là, Tara m'avait aimé. Elle gardait mon pendentif autour de son cou malgré tout.
Miranda aussi m'avait aimé d'une tout autre façon. Elle aussi avait connu une fin tragique à cause d'eux.
Je sentis une deuxième pierre me heurter. C'en était beaucoup trop. Je me levais, les ombres me suivirent et recouvrirent le ciel.
Les Hommes se turent, ils observèrent en silence cette masse noire recouvrir la ville et éteindre toute lumière. Les ombres bougeaient, on pouvait parfois apercevoir les visages des morts passés se tordre de douleur dans cette masse infâme et puante.
Les plus faibles vomirent, des ossements noircis par les moisissures et la poussière tombaient du ciel. Le voile noir de la mort avait recouvert le village.
Si Archanium était lié au soleil et pouvait créer la lumière, alors j'étais son opposé. Je pouvais invoquer les ténèbres. Mes ténèbres. Celles où je me réfugiais, ces cadavres étaient ceux qui avaient choisi de me servir, moi le maître de la nuit.
Les ossements se formaient au sol pour reconstituer les corps de leurs propriétaires. On entendit des hurlements et les rires des défunts qui venaient d'être libérés dans le village.
Peu de temps après, ils se mirent en chasse des humains présents. Ils s'arrachèrent leurs parties les plus belles afin de remplacer certains de leurs membres manquants.
Je venais de leur donner la permission de se servir sur les vivants. Ils étaient heureux, ils savouraient, échangeaient, parlaient, et cette joie tranchait radicalement avec les corps mutilés de leurs victimes rampant pour essayer de fuir avant de se rendre compte avec horreur que le voile noir était solide et ne laisserait passer personne. Ils étaient enfermés avec des centaines de
cadavres venus chercher leurs nouveaux membres.
Bras, jambes, mains, têtes volèrent dans tous les sens à coups de « Oh regarde ça Johnny ! Ça m'irait bien, tu crois, comme nouveau bras ? »
Ma douleur était immense et je souriais de les voir souffrir tous autant que moi.
Ils venaient de perdre tout espoir tout comme ils avaient arraché mes raisons de vivre. Je serrais Tara dans mes bras.
Je sentis une main douce sur mon épaule. En me retournant, je vis Miranda, debout, les yeux blancs me fixant sans expression. Elle n'avait pas vraiment de conscience à ce moment, mais elle avait entendu l'appel des ombres et s'était relevée.
Je serrais sa main dans la mienne, mes ombres l'enveloppèrent pour l'emmener dans un cocon confortable. Protégée par mon pouvoir, elle ne souffrirait plus. J'étais désolé de constater qu'elle n'avait pas trouvé le repos qu'elle méritait, que par delà la mort, elle s'inquiétait assez pour moi pour que son corps ait le réflexe de me rejoindre.
Elle me redonna un peu d'espoir. Je me relevais alors, je sortis mes ailes noires immenses et je m'envolais. La bulle d'ombres m'engloutit, me laissant passer dans un autre monde. Mon monde… l'Ombrae.
Je posais le pied sur mes terres, des terres noires, vierges de toute humanité et mon regard se posa sur la seule lumière visible dans l'immensité du ciel.
Dans le sombre et l'obscur, là où les étoiles étaient si lointaines qu'elles ne brillaient que trop peu dans le ciel, j'observais la cité lumineuse de mon frère. Je m'apprêtais à aller le rencontrer pour la première fois depuis si longtemps que j'ignore quand.