Il me semble désuet de se pencher sur ma vie. Non pas parce qu'on la surplomberait alors d'un trait, mais parce qu'une telle action ne serait que vanité : je suis née, j'ai vécu, dans la foule. J'ai besoin du monde et le monde n'a que faire de moi. En résumé : cette foule peut se passer de ma figure.
Je n'ai pas de caractère, il m'est uniquement possible de donner l'illusion d'en posséder un. Et, lorsque je m'attèle à cette tâche, il va pour sûr qu'aucune de mes idées n'est réellement mienne, aucune de mes créations n'en est une. Je n'ai pas de talent, pas d'utilité. Enfin, je ne peux qu'être reconnaissante que l'on me permette de rester animée et que l'on me donne en sujet d'étude les merveilles de mon environnement.
Je n'avais pas vu le jour, mais je savais qu'il était absolu et conceptuel, puissant. Je percevais avidement ses murmures transperçant les parois des murs de lourd béton craquelé. L'obscurité franchissait mes vêtements, le froid m'aveuglait de sa chappe de plomb. J'ai grandi ici, dans une cage grise. J'ai toujours été là. Pourtant, je demeurais persuadée d'appartenir, moi aussi, à quelque chose de plus grand.
Un jour donc, je me suis suis éveillée. J'étais moi. Consciente. Des hommes et femmes austères m'ont fait grandir, entre la cellule, le laboratoire, la cantine, et le dédale des couloirs blanchis et lisses. La "nuit" et la "journée" semblaient des boîtes vides que l'on utilisait pour s'orienter dans le temps. Au milieu de tout cela, ils m'utilisaient, me semble-t-il.
Coupée de toute information, la petite fille d'à peine 5 ans que j'étais ne pouvait que spéculer. L'ignorance me rendait inconfortable, le savoir m'apeurait. À déjà 6 ans, je voulais vieillir sans grandir, et la pensée de "mon futur" n'avait de possessive que le nom.
Je n'ai jamais connu la rationalité que dans les livres. Si j'étais calme, je subissais la nuée brûlante de leurs tests; si je m'agitais ou parlais, la douche suivant ceux-ci était froide, constituée de coups et d'insultes jusqu'à ce que la nuit se fasse devant mes yeux. Comment satisfaire les adultes ? Qu'ai-je fait de mal ? Suis-je différente ? Cela restait une énigme.
Les années passaient, les temps de réflexion également. La peur me rongeait le ventre, entre ces murs gris, qui faillaient à encadrer mon esprit, le néant. Que possédais-je ? Rien, même pas moi-même. Je n'avais pas le courage d'effacer tout espoir de mon crâne et de m'ôter la vie. Le maître de mon existence m'était extérieur, inconnu. Cette pensée unique me consumait à petit feu. Quelqu'un allait-il me sauver ? Personne n'entendait mes suppliques. Il faut dire que personne ne le devait. J'étais seule, impuissante, la place de mon être humain se résumait au néant. Je frappais dans le vide, hurlais en silence, accablée depuis presque 15 ans -il me semblait- d'une tristesse des profondeurs, m'avalant dans ses eaux plates de désespoir et de douleur.
Lorsque l'on est cassé peut-on se réparer ?
L'ironie est telle : l'expérience a montré qu'il fallait s'aimer d'abord pour que l'on nous aime, se respecter avant que quelqu'un nous respecte, se motiver avant d'achever. Si un quelconque jour quelqu'un venait à vouloir vous faire dire le contraire, alors cet Homme, chanceux, n'aurait vécu qu'au travers de romances et de contes. Laissez-le faire connaissance avec la vie, il reviendra muni d'un discours différent. Ainsi, il est euphémisme que de croire et d'attendre qu'une main se tende.
J'espérais une fin.
Alors, lorsqu'une porte s'ouvrit, le soleil se fit, j'ai avancé. Pour l'instant, essayons d'oublier que je suis cassée...
Chacun de mes pas semblait se faire sur le tranchant d'une dague. Peu m'importe, j'ai décidé de sourire, car après tout, dans la foule, qui remarquera lorsque je vais partir ?