« Tout va bien ? » Demanda Mari.
Sorti de ses pensées, Hana leva les yeux vers la femme un peu plus âgée. Cela faisait déjà plusieurs minutes qu'ils étaient attablés, sans que la jeune femme ne dise le moindre mot ; ce qui avait eu pour effet d'inquiéter un peu Mari.
« Hum, oui, » répondit-elle. « Ça va... »
Elle n'avait pas vraiment suivi ce qui s'était passé depuis qu'ils avaient quitté l'entreprise, ni ce que ses collègues avaient dit entre temps. Elle avait trop été accaparée par ses propres souvenirs pour vraiment faire attention au moment présent, et s'était retrouvée menée par les autres de façon mécanique ; comme un véhicule sous pilote automatique suivant un itinéraire bien défini. Ce n'était qu'une fois installés dans le restaurant, et la voix de Mari entendue, que Hana était réellement revenue à elle.
« Tu avais l'air perdue dans tes pensées... » Dit Mari. « Est-ce que ça te dérange tant que ça qu'il y ait des rumeurs à ton sujet ? »
Hochant de la tête, Hana eut une expression gênée. Cela la mettait très mal à l'aise, mais ce n'était pas comme si elle pouvait arrêter ce genre de choses toute seule.
« Ne t'inquiètes pas, au bout d'un moment, plus personne n'en parlera, » tenta de la rassurer Mari.
« Mais… Et si personne n'arrête d'en parler ? » Demanda sérieusement Hana.
Ren et Yuuto se regardèrent mutuellement, des expression interrogatives sur leurs visages, et Mari plissa ses lèvres l'une contre l'autre avec un air inquiet.
« Hana… Se peut-il… Que tu aies peur des rumeurs ? » Se risqua à demander Mari.
La jeune femme hocha lentement la tête. Dire qu'elle avait peur des rumeurs était sous estimer l'importance que cela avait pour elle. Les rumeurs, les ragots, et les on-dits… Peu importe leur nom, ils provoquaient la même chose chez elle : cela terrifiait Hana, parce qu'elle savait ce qu'une rumeur pouvait faire.
La jeune femme baissa les yeux, et Mari s'empressa de prendre la main d'Hana dans la sienne.
« Les rumeurs, c'est pourtant pas si effrayant, non ? » Demanda Yuuto, un peu perdu.
« Ça dépends de quel côté quelqu'un se trouve, » le contredit Ren. « Si vous étiez la cible d'une vicieuse rumeur, comment réagiriez-vous, Yamamoto-san ? »
« Hum… Je l'ignorerai ? » Dit l'homme.
« Pour ça, faudrait déjà que tu te rendes compte qu'on propage des rumeurs sur toi... » Soupira Mari. « Mais comme tu te rends jamais compte de rien... »
« Pas faux... » Avoua de lui-même Yuuto, tout sourire. «Mais bon, généralement, les rumeurs se retrouvent pas postées directement sur le forum de l'entreprise ! »
« C'est vrai… C'est plutôt anormal... » Confirma Ren. « Plus une rumeur est importante, et plus les gens cherchent à la partager en secret. Alors, c'est vraiment étrange que quelqu'un ait cherché à diffamer en public Shinohara-san. »
« On est bien d'accord que c'est de la diffamation, hein ? » Insista Mari.
Ren prit une gorgée de soda, puis en reposant son verre, il regarda Mari pour lui répondre.
« Le problème est qu'on ne sait pas non plus pourquoi notre nouveau Directeur a agi de la sorte. Non pas que cela me déplaise, mais je n'aime pas trop ne pas savoir quelle ligne directrice il faut suivre... » Dit-il.
« Genre, quelle version des faits on doit soutenir ? » Demanda Mari, curieuse.
« C'est un peu ça, oui. Quelle que soit la raison, et quelle que soit l'explication qu'on donnera aux gens, ils ne le croiront pas ou préféreront croire ce qu'ils veulent, » continua Ren.
« C'est comme éviter le feu nourri en continu d'un boss en gros, » dit Yuuto, pensif.
« Hein ? » Lâcha Mari, qui ne comprenait pas sa métaphore.
« C'est exactement ça, oui, » confirma Ren.
« De quoi ? » Dit Mari, toujours aussi perdu.
« Tant qu'on a pas mis le 'Boss' hors d'état, il continueras de nous bombarder, » clarifia Ren.
Mari fut pensive un instant, essayant de superposer cette métaphore à leur situation, et comprenant enfin, dit :
« Ah, donc tant qu'on ne met pas hors d'état de nuire la personne qui a posté cette rumeur... »
« Elle continueras à en poster mais aussi à en partager oralement pour les amplifier, » compléta Ren. « Et Shinohara-san ici présente... »
Il tourna alors le regard vers la jeune femme, avec des yeux déterminés.
« … Elle continuera d'être malmenée. » Conclut l'homme sérieux.
« On ne peut définitivement pas laisser ça arriver, pas vrai, Hana ? » Dit Mari, avec une fougue retrouvée.
Hana hocha lentement la tête, cette fois un peu surprise par l'attitude très impliquée de Mari.
« Mais dites-moi, Shinohara-san, » dit Ren. « Savez-vous qui est le coupable ? »
Hana écarquilla les yeux de surprise, tout comme Mari. Ce type était parfois beaucoup trop direct et ne connaissait pas la délicatesse. À moins qu'il ne préfère ignorer complètement ce concept.
Cependant, cette brusquerie était peut-être nécessaire pour que Hana se décide enfin à parler. Jusqu'à présent, elle avait encore eu des doutes quant à la suite de ses actions. Elle n'était pas sûre de savoir quoi faire, quelle attitude adopter, ni si elle devait être directe et franche. Le comportement de supporter de ses trois collègues avaient toutefois commencé à la convaincre, et la question de Ren l'avait décidée : cela faisait longtemps qu'elle ne voulait plus être une victime, et elle en avait déjà fait la démonstration à Chiho, même si elle avait en quelque sorte aussi fait preuve de gentillesse, en décidant de tout oublier.
Néanmoins, Hana devait aussi apprendre que la gentillesse, comme tout autre sentiment, avait ses limites. Elle devait apprendre à en définir les contours, comme avec toutes les autres émotions qu'elle connaissait, et savoir abattre l'épée quand aucune main tendue vers l'autre ne pouvait régler la situation.
« Si… Je sais qui c'est, qu'est-ce que ça peut changer ? » Demanda Hana.
Elle n'avait pas employé un ton défaitiste, mais plutôt une voix pleine d'attentes et d'espérance. Qu'est-ce que Ren, Mari et Yuuto pouvaient faire pour l'aider dans cette situation ? Et comment pouvait-elle faire payer à Chiho tout ce qu'elle lui avait fait subir ?
« Ça change tout ! » S'exclama Mari. « En sachant qui est le coupable, on peut trouver des preuves contre lui et mettre un terme à toutes ces rumeurs ! »
« On peut aussi les exposer pour leurs méfaits, » ajouta calmement Ren.
« Un peu comme tirer une carte Uno sens contraire, » Confirma Yuuto.
Le téléphone portable de Ren vibra dans sa poche et il l'en sortit pour le consulter, tandis que Mari et Yuuto se chamaillaient.
« Une carte Uno sens contraire ? » Répéta avec fatigue Mari. « Et puis quoi encore ? »
« Réfléchis-y ! Si on sait qui balance la rumeur, on peut en balancer à notre tour sur lui ! » Insista Yuuto.
« Tu ne sais même pas si c'est ce que Hana veut ! » Répliqua Mari.
« C'est pas normal de vouloir faire payer les coupables en leur faisant subir la même chose ? » La contredit Yuuto.
« Tout le monde ne veut pas faire preuve de violence comme toi, non ! » Protesta Mari.
« C'est pas de la violence si c'est justifié ! » Rétorqua Yuuto.
« La violence n'est jamais justifiée ! » Répondit fermement Mari. « On est pas dans un de tes jeux ! »
« Si on était dans un jeu, tout serait bien plus simple pourtant... » Souffla Yuuto.
Il y eut un petit rire discret, signe que quelqu'un se moquait d'eux avec légèreté, et les deux collègues arrêtèrent de se disputer.
Hana riait de bon cœur, un sourire timide incurvant ses lèvres en un petit arc.
Yuuto l'observa avec confusion, et Mari demanda à la jeune fille si tout allait bien.
Hana hocha légèrement de la tête en souriant encore.
« Oui, » dit-elle en continuant de sourire. « Grâce à vous, ce n'est pas si grave. En vous regardant tous les deux, j'ai l'impression que je m'en suis fait pour rien….»
Mari et Yuuto lui sourirent, et même Ren dissimula une légère expression ravie.
Les pitreries de Mari et Yuuto avaient permis à Hana de décompresser et de retrouver une bonne humeur et une expression rayonnante.
Néanmoins, le message que Ren venait de lire sur son téléphone allait mettre fin à ce court moment de soulagement. Un collègue venait de l'informer qu'un autre message était posté sur le forum interne de l'entreprise.
Il semblait que la situation allait devenir encore plus compliquée, mais pour l'instant, Ren préférait que ses trois collègues et lui-même finissent leur repas avec une certaine insouciance. Ou du moins, pour Yuuto, Mari et Hana. Pour lui-même, il ne pouvait plus rien faire. Être au cœur des informations de l'entreprise avait parfois ses avantages comme ses défauts, et Ren ne pouvait ignorer ce qu'il savait à présent. Il espérait juste que ses collègues ne lui demanderaient rien à propos du message qu'il avait reçu jusqu'à la fin de leur repas. Ils avaient déjà assez de soucis leur serrant la gorge et pouvant les empêcher de manger correctement, alors il voulait éviter de rendre la situation encore plus suffocante pour le moment.
De plus, il repensait aussi à la conversation qu'il avait eue avec le Directeur Utagawa, en privé. Si le jeune homme ne se rendait pas compte qu'il agissait selon ses émotions, il faudrait bien que quelqu'un lui fasse réaliser cela. Ren se demandait aussi si l'intervention du jeune homme pour 'sauver' Hana de l'engueulade que lui faisait subir le Chef Kobayashi était effectivement pour la tirer d'un mauvais pas, ou s'il s'agissait plus de tenir tête au Chef de Section que le jeune homme semblait détester.
L'homme toujours habillé de façon impeccable ne savait pas si les paroles qu'il avait eues pour leu jeune Directeur avaient eu un quelconque effet, ou si ses mots avaient été vains. Il espérait juste que la situation n'empirerait pas plus avec ce qu'il venait d'apercevoir sur son écran de téléphone portable.