Avec attention, Hana vérifia chacune des publications de cette année, lisant les commentaires et consultant les pseudonymes des personnes ayant laissé un cœur pour montrer leur appréciation.
Elle ne s'était pas connectée depuis au moins deux semaines à son compte Pixtagram, et les notifications s'étaient accumulées depuis.
Pourtant, le fait de devoir consulter plusieurs mois de données ne la décourageait pas.
Quand elle avait vu le fond d'écran du téléphone portable de Kobayashi Shinsuke, son cœur avait raté un battement. Elle ne s'attendait absolument pas à voir un de ses propres clichés être utilisé comme fond d'écran ; qui plus est sur le téléphone de cet homme.
Ceci dit, ce qui l'avait encore plus surprise que cette découverte initiale, était le fait que le Chef Kobayashi appréciait aussi ses photos en général, et avait même acheté ses livres.
Apprendre cela avait rendu Hana très heureuse, et l'espace d'un instant, elle s'était même demandé si une telle coïncidence était réellement possible.
L'activité de photographe qu'elle avait au départ démarrée comme simple loisir pour se changer les idées pendant ses études supérieures était depuis devenu une sorte de travail complémentaire à temps partiel, et son éditrice, Mme Jintani, s'assurait toujours de faire sa promotion ; depuis le tout début où elle l'avait contactée pour lui proposer d'éditer son travail, jusqu'à leur discussion des derniers jours concernant l'édition d'un quatrième volume.
Au départ, Hana s'était montrée plutôt sceptique. Elle ne comprenait pas vraiment le potentiel derrière ses clichés, qu'à peine une centaine de personnes avaient pris la peine de commenter ou d'aimer en laissant un cœur.
Cependant, les semaines suivant la publication de son premier livre de photographie avait su montrer l'enthousiasme des amateurs de ce genre d'art : ses publications s'étaient soudainement retrouvées suivies par des milliers de personnes, et l'espace d'un instant, Hana avait paniqué. Elle ne savait pas d'où venaient tous ces gens, et quand Mme Jintani lui avait expliqué que cette affluence résultait des ventes de son livre et des publicités sur les réseaux sociaux et dans les journaux, la jeune femme avait eu du mal à le croire.
L'éditrice avait dû lui montrer les chiffres de vente pour qu'elle réalise enfin que son travail avait bel et bien trouvé son public. Sans le vouloir, elle était devenue connue pour ses photographies, sans que personne, à part son père et son éditrice, ne sachent que c'était elle qui se trouvait derrière le pseudonyme de 'Rainy Moutain'.
L'exploitation commerciale de certains de ses clichés n'avait pourtant pas changé son état d'esprit : elle prenait avant tout des photos parce que cela l'apaisait, et non pour se faire une réputation ou gagner de l'argent ; même si les ventes des deux premiers volumes lui avaient permis de financer elle-même ses études.
En repensant aux paroles de Kobayashi Shinsuke, elle eut un petit sourire pour elle-même : lui aussi regardait ces photos parce qu'elles l'apaisaient, et Hana trouva très flatteur et satisfaisant d'avoir fait ressentir à autrui une émotion similaire à celle qu'elle éprouvait quand elle voyageait de nuit pour prendre ses clichés. Qui plus est, cet 'autrui' s'était révélé être la personne qui, près ses parents, avait sûrement eu le plus gros impact dans sa vie. Grâce à lui, Hana avait compris une leçon très importante, mais avait aussi décidé de changer les choses. Et pour changer les choses, il fallait qu'elle change elle-même.
Ces dernières années, elle avait enfin pu être capable de faire tout ce qu'elle n'aurait jamais pu faire du temps du collège et du lycée : sourire aux autres, leur parler en les regardant droit dans les yeux, hausser le ton, participer à des discussions ou les lancer…
Les rares fois où cela lui était encore impossible, étaient lorsqu'Hana se retrouvait embarrassée et gênée, ou lorsqu'elle était soudainement confrontée à des personnes ou des choses qui lui rappelaient son traumatisme.
Encore une blessure au cœur qui n'avait pas guéri, et qui hantait la jeune femme à chaque détour qu'elle faisait dans ses souvenirs pour revenir vers sa dernière année de collège ; au moment où tout avait basculé et où les choses ne pouvaient plus être pareilles.
Levant les yeux de son écran de téléphone, Hana dirigea son regard vers un cadre photo posé près de la fenêtre, et se perdit à y contempler les trois personnes qui y figuraient avec un air radieux et innocent. Elle en perdit la notion du temps, et quand elle revint à elle, plus d'un quart d'heure s'était écoulé dans le plus grand silence.
Regardant à nouveau son écran de téléphone, elle abandonna l'idée de deviner quel pseudonyme parmi tous ses abonnés pouvait bien appartenir au Chef Kobayashi, et fit la moue.
'Est-ce qu'il est bien rentré ?' Se demanda-t-elle en regardant qu'il était déjà 22 heures.
Elle n'avait pas son numéro de téléphone ni son adresse email personnelle, donc ce n'était pas comme si elle pouvait demander de ses nouvelles. Et même si elle avait pu, il ne lui aurait probablement pas répondu, au vu de son caractère.
Une heure plus tôt, Shinsuke avait raccompagné la jeune femme jusqu'au devant du grand complexe d'habitations où la jeune femme vivait.
C'était la première fois qu'il venait dans ce quartier, et il était étonné de voir que la jeune interne habitait dans une copropriété où la majorité des logements étaient occupés par des familles.
Il s'était posé la question de savoir si elle aussi, habitait là avec sa famille, ou si elle était avec son petit ami. Peut-être en collocation avec une amie, dans le cas contraire ; car dans ce quartier, les loyers restaient élevés pour une personne seule.
Devant le portail d'entrée pour les piétons, la jeune femme lui avait rendu sa veste et l'avait remercié de l'avoir raccompagné, et se rhabillant pour contrer le froid, Shinsuke n'avait pu s'empêcher de lui poser une question.
« Shinohara, ça ne te dérangerais pas en revenant après ton congé maladie de dire à tes collègues que je ne suis pas fautif pour ta réaction allergique ? » Demanda-t-il avec précaution.
« Ils doivent déjà le savoir, non ? » Dit Hana, un peu surprise et perplexe face à cette demande.
« Comment dire… J'ai peur que de mauvaises rumeurs ne circulent, donc si tu pouvais toi-même mettre les choses au point avec les autres... »
La jeune femme eut une expression peinée, et Shinsuke se demande s'il n'abusait pas de son autorité en lui demandant ça. Peut-être aurait-il dû attendre les rumeurs et les ignorer, comme d'habitude. Saizo aurait très certainement pu régler le problème aussi, même si cela aurait pris du temps.
Pourtant, il avait préféré demander à la jeune femme son aide, car ayant été transportée à l'hôpital, son cas avait attiré bien plus l'attention dans l'entreprise, que toutes les autres fois où la colère de Shinsuke envers un employé ou un interne avait pu éclater. Il avait déjà durement réprimandé des employés pour des erreurs, des délais non respectés, ou encore pour des attitudes peu professionnelles ; mais il n'avait jamais envoyé personne à l'hôpital en se comportant de la sorte. Si la rumeur peignait un très mauvais portrait de lui, et que l'information remontait à la direction, il ne donnait pas cher de sa peau.
Toutefois, la jeune femme lui avait souri, ce qui surprit une nouvelle fois Shinsuke.
« Bien sûr, je m'en occuperai en revenant, » dit-elle en hochant la tête.
Shinsuke fronça légèrement les sourcils, avant de lui dire au revoir et de tourner les talons pour rebrousser chemin et attraper un taxi sur une des avenues non loin de là.
Il avait entendu le portail s'ouvrir puis se refermer dans un grincement métallique, puis, sans se retourner, avait continué de marcher en ressassant dans son esprit le comportement de la jeune femme.
Elle avait dit qu'elle l'aiderait à son retour pour éviter de mauvaises rumeurs ; et avant ça, elle l'avait aussi aidé à être disculpé face au Service Juridique. Quand elle travaillait, elle cherchait constamment à aider les autres, quitte à mettre en péril l'avancée de son propre travail.
Elle s'était aussi montrée violente à son égard, même si ce comportement avait plus l'air d'être involontaire.
Et surtout, elle aimait des photos que lui aussi aimait, et il se demanda s'il devait y voir là un signe.
Cette jeune femme appréciait les mêmes photographies que lui, et peut-être qu'ils n'étaient pas si différents que ça. Peut-être qu'ils étaient simplement humains, et qu'il arrivait de faire des erreurs, ou d'énerver les autres sans le vouloir. Peut-être que son aversion pour la jeune femme n'était pas due au fait qu'elle avait eu un mauvais comportement envers lui, et qu'elle souriait comme si elle se moquait de lui. Peut-être que la juger sur son attitude n'était pas justifiée, et qu'il était allé un peu trop loin dans son comportement avec elle.
Peut-être… Qu'il la détestait pour une toute autre raison que celle pour laquelle il pensait la détester.
C'est ce qui fit enfin réaliser à Shinsuke quelque chose d'important.
Il s'était alors arrêté de marcher, et se tournant vers la vitrine éteinte d'un magasin, avait observé son reflet sur le verre
S'il avait jusqu'à présent détesté Shinohara Hana, c'était parce qu'elle lui ressemblait beaucoup trop.
Ou pour être plus exact, elle ressemblait beaucoup trop à lui, des années en arrière, et avant cette tragédie survenue cinq ans plus tôt : naïf, entreprenant, empathique, toujours prêt à aider les autres et à vouloir bien faire, et souriant à chaque détour de phrase.
Elle avait ce comportement que lui avait rejeté et abhorrait plus que tout ; et la voir chaque jour se comporter de la sorte lui renvoyait en plein visage son ancienne attitude, et ce qui en avant découlé.
S'il avait détesté Hana sans raison, c'était bien parce qu'il se détestait lui-même ; pour des raisons qui étaient à ses yeux tout à fait légitimes. Et il devait bien être imbus de lui-même et complètement déconnecté de la réalité pour ne s'en être aperçu que maintenant.
Posant la paume de sa main droite sur la vitrine, il se pencha un peu en avant, et observa les veines sur le dos de sa main ressortir avec la pression exercée par son poids.
'C'est vrai,' pensa-t-il en fusillant du regard son reflet. 'Ce n'est pas elle que tu devrais détester, Kobayashi Shinsuke.'
Il se regarda lui-même droit dans les yeux, puis porta à nouveau son regard sur ce maudit bras droit.
'Tu n'as pas le droit de détester les autres parce que tu en as assez de te détester toi-même.'
Sa main posée à plat sur la vitre se transforma alors en poing, et une douleur brûlante envahit son bras droit.
'Tu est vraiment le pire hypocrite qui soit.'