Assis sur un des bancs positionnés sur la place verte devant Marline, Shinsuke mordit avec férocité et avidité la tablette de chocolat noir qu'il avait sortie de son sac. C'était un en-cas bien mérité après la journée éprouvante qu'il avait eue : un incendie près d'une usine de traitements de déchets avaient mené à une augmentation soudaine des appels et emails de clients inquiets ou souhaitant savoir dans quels cas leurs assurances les couvraient en cas d'émanations toxiques ; ce à quoi les employés de Marline avaient du mal à répondre pour se faire comprendre.
Les clients étaient toujours comme ça, à mal comprendre l'étendue de leurs contrats ou les cas d'application, et c'était alors aux conseillers en assurance de les rassurer et de leur expliquer calmement le fonctionnement de leurs assurances.
Pour ne rien arranger, la comptabilité les avait harcelés concernant des feuilles mensuelles de relevés de cotisations, qui manquaient pour effectuer les bilans des mois précédents. Shinsuke leur avait donc envoyé en urgence ce sur quoi il avait travaillé. À force de confier du travail redondant à Shinohara Hana, il en avait oublié son propre travail et les choses qu'il aurait dû rendre avant une certaine date limite.
Une fois les fichiers excel vérifiés une dernière fois puis envoyés, il avait pu se reconcentrer sur d'autres tâches à accomplir, comme ajuster les objectifs de ventes de la Section Ventes, et transmettre ces derniers aux Chef Tsukasa.
Le reste de la journée était passé en un éclair, sans qu'il ait le temps de souffler, mais qu'il ait tout de même l'opportunité de se faire jusqu'à 4 thés différents pour se maintenir éveillé. Pour cela, il avait dû se lever de son bureau pour se rendre en salle de pause, et s'était rendu compte qu'il avait regretté un – très – court instant l'absence de la jeune femme qui lui amenait toujours quelque chose à boire sans lui demander son avis. Pour une fois, il aurait sûrement moins râlé à ce sujet.
Prenant une autre bouchée de chocolat à pleines dents, il observa d'un œil terne les employés qui passaient à une dizaine de mètres de là pour quitter l'entreprise et rentrer chez eux. Saizo s'était déjà rendu à la station de métro pour aller chercher sa fille, laissant son ami derrière lui malgré l'inquiétude qu'il éprouvait à son sujet.
« Tu n'as pas l'air bien depuis hier soir, tout va bien ? » Lui avait demandé Saizo.
Shinsuke l'avait rassuré en disant qu'il avait juste fait un mauvais rêve, mais son ami n'avait pas pu s'empêcher de le surveiller tout le reste de la journée pour observer son comportement. C'était sa façon à lui de faire les choses, quand quelqu'un semblait déprimé ou malade : il les observait pour être sûr que la situation n'empirait pas.
Pour cela, Shinsuke lui était reconnaissant : il pouvait compter sur Saizo pour le soutenir si quelque chose n'allait pas.
Cependant, même si les deux hommes se connaissaient depuis plusieurs années – depuis le collège et le lycée, même – il y avait toujours des choses que Shinsuke trouvait dures à aborder. Ce n'était en rien la faute de Saizo, loin de là. Shinsuke n'était pas du genre à s'épancher sur ses malheurs, et détestait aussi quand les gens prenaient pitié de lui.
Il avait donc passé la journée à dissimuler son état instable à la personne la plus proche de lui – mentalement comme physiquement – afin de ne pas l'inquiéter.
À force de trop bien maintenir les apparences, il avait fini par se retrouver seul en début de soirée ; Saizo pensant sûrement que les choses s'étaient arrangées entre temps. À moins qu'il n'ait pas du tout cru cela, mais avait tout de même pensé laisser son ami seul pour qu'il puisse réfléchir à tête reposée. Shinsuke hésitait sur les deux scénarios, et se dit que de toute façon, Saizo avait accompli son rôle : son ami était en pleine réflexion, que ce soit à son sujet ou au sujet de la jeune interne.
Pour ce qui était de Shinohara Hana, Shinsuke ne la comprenait vraiment pas.
Elle l'avait aidé à ne pas être accusé à tort malgré les paroles blessantes qu'il avait eues, et avait continué de se comporter avec lui comme si rien ne s'était passé ; à lui amener du thé chaque matin sur son bureau. Est-ce qu'elle se fichait complètement de ce genre de choses, ou est-ce qu'elle préparait un mauvais coup pour se venger de lui de façon plus sournoise ?
Qui plus est, elle continuait de lui sourire à chaque fois que leurs regards se croisaient, ce que Shinsuke trouvait insupportable.
Néanmoins, ce qui le dérangeait à présent n'était pas l'attitude insouciante de la jeune femme, mais bien l'incident de la veille.
Rangeant le reste de sa tablette de chocolat dans son sac, il s'adossa contre le dossier du banc et respira lentement.
Il avait assez été choqué de la voir avec ses cheveux mouillés rabattus sur le visage ; non pas parce que cela ressemblait à ce qu'on pouvait voir dans les films d'horreur, mais parce que cela lui rappelait de très mauvais souvenirs qu'il aurait préféré effacer pour de bon.
Le fait que la personne ayant eu cette apparence dérangeante était aussi celle qui le mettait constamment mal à l'aise, encouragea Shinsuke à tenter d'observer un peu plus la jeune femme quand elle était présente dans les locaux de Marline.
Elle était non seulement bizarre dans son comportement envers lui, mais aussi vis-à-vis des autres. Il ne fut même pas surpris de la voir passer devant lui parmi tous les autres employés, en compagnie de nul autre que le Directeur Utagawa. Ces deux-là traînaient beaucoup ensemble en ce moment, et Shinsuke se demanda à nouveau s'il y avait quelque chose entre eux. Bien qu'il en arriva à la même conclusion – que ce n'était pas ses affaires – il se rendit également compte que cela le dérangeait plus qu'il ne l'aurait cru.
Au départ, il avait pris cela pour de la curiosité mal placée, mais plus il voyait le jeune homme et la jeune femme parler ensemble, plus une étrange sensation de déchirement s'emparait de son estomac et de sa poitrine.
'Probablement de l'agacement plus qu'autre chose,' balaya-t-il mentalement d'un revers de la main.
Ce qui l'amenait donc à la deuxième relation étrange que la jeune interne entretenait.
Jusqu'à présent, elle avait été imperturbable et sûre d'elle, ce qui avait presque habitué Shinsuke à ne pas avoir d'états d'âmes quand il se mettait à la réprimander avec sévérité.
Cependant, son comportement à chaque fois qu'Hosoda Chiho était impliquée changeait du tout au tout. Toutes ces fois-là, Shinsuke avait senti la présence d'une certaine tension entre les deux jeunes femmes ; dont il ne pouvait pas savoir la cause même en les observant simplement à une certaine distance.
Ce n'était pas comme s'il pouvait leur demander directement, sans passer pour un type insensible et trop fouineur pour être honnête. Tout ce qu'il pouvait observer, c'était le comportement inhabituellement froid et distant de Chiho, ainsi que celui d'Hana, devenu soudainement beaucoup trop calculé et précis, comme si elle évitait avec le plus grand soin de faire quelque chose d'incorrect en face de l'employée avec une année d'ancienneté de plus qu'elle.
Le simple fait d'observer ces brusques changements de comportements chez les deux jeunes femmes lui indiquait que quelque chose de sérieux s'était passé entre elles, même s'il ne savait pas dire quoi.
Il ne lui restait donc qu'à observer les deux jeunes femmes à distance, en formulant des hypothèses.
Est-ce qu'elles s'étaient disputées à l'arrivée de Shinohara Hana sur un sujet en particulier ? Est-ce que la jeune interne s'était attiré des ennuis toute seule, sans même l'intervention de Shinsuke ? À moins qu'elles ne se soient connues par hasard avant d'être employées toutes les deux ici ?
Toutefois, alors qu'Hana et Takao disparaissaient à l'autre bout de la place et dans la foule, il repéra du coin de l'œil Chiho, qui les observait discrètement en étant dissimulée derrière un des grands piliers présents devant la façade de l'immeuble et soutenant l'avancée couverte.
En voyant l'expression de la jeune employée, Shinsuke en déduisit qu'il s'agissait probablement d'un problème d'hommes : Chiho semblait jalouse de voir Hana passer du temps avec le Directeur Utagawa.
À cette pensée, Shinsuke soupira longuement. Il fallait vraiment être stupide pour être jaloux de quelqu'un à cause de ça. Qu'est-ce qui était répréhensible dans le fait de passer du temps ensemble, s'il s'agissait de deux personnes célibataires ? Ce n'était pas comme si Chiho avait tenté de se rapprocher du nouveau Directeur ; loin de là.
Peut-être s'était-elle intéressée à cet homme seulement après avoir eu vent de l'information selon laquelle il était Directeur, et de surcroît, lié par le sang à leur PDG actuel ?
C'était probablement cela, et il ne put s'empêcher de grimacer. Il y avait encore des personnes stupides recherchant argent et pouvoir parmi les employés de Marline, et Shinsuke se sentit un peu déçu à l'idée que Shinohara Hana était peut-être aussi dans ce cas.
Pour sa part, il ne se serait jamais laissé approcher de la sorte, et se demanda si le Directeur Utagawa était au courant de toutes ces manigances l'entourant.
Peut-être pas, à en voir le sourire innocent qu'il avait en compagnie de la jeune interne.
De plus, ce n'était pas tant ce jeune homme manquant de manières qu'il détestait, mais l'attitude faussement joyeuse que Shinohara Hana arborait sur son visage.
En temps normal, il voyait bien la différence, entre un sourire de convenance, et un véritable sourire. Mais depuis l'arrivée de cette jeune femme beaucoup trop souriante, il avait dû remettre en question ses capacités d'analyse un peu trop approximatives.
L'attitude de la jeune femme avait rendu difficile toute interprétation, et même si Shinsuke était convaincu qu'elle ne souriait pas pour de vrai, il ne pouvait pas non plus en être sûr à 100 %.
Se levant de son banc, il réajusta son sac besace sur son épaule gauche, et lançant un dernier regard à la colonne où Chiho était encore cachée, il entreprit de rentrer chez lui tout en réfléchissant à cette chose qui l'énervait et le frustrait.
Il ne comprenait ni les actions de la jeune femme, ni son comportement, et pour dissiper tout doute, il devrait redoubler d'efforts pour l'observer et tenter de percer à jour son comportement.