Cherchant à réprimer un bâillement qui menaçait de se manifester, Hana plaqua le dos de sa main sur sa bouche. Elle était encore plus fatiguée que la veille, car elle avait parlé avec Madame Jintani jusque tard dans la nuit.
Elle n'avait pas pensé se coucher aussi tard, sachant qu'elle serait encore sur le terrain toute la journée, en compagnie de Chiho. Cette dernière ne lui avait même pas dit bonjour en arrivant dans le hall de Marline ; se contentant de lui lancer un « suis moi » sans même la regarder.
L'autre femme s'était montrée depuis cet instant totalement indifférente, et Hana soupçonnait que même si elle n'avait pas été là, cela n'aurait probablement pas fait de différence aux yeux de l'autre employée.
C'était peut-être mieux comme cela, car au moins, Hana pouvait esquiver les questions un peu trop personnelles que Chiho voulait lui poser. Elle était toujours anxieuse à l'idée que cette dernière ne réagisse de façon mauvaise en apprenant qu'elles étaient toutes les deux dans le même lycée ; car si pour Hana il s'agissait d'un mauvais souvenir, c'était pour Chiho une occasion de se réjouir et de la martyriser encore.
Le comportement de l'employée à plein temps était on ne peut plus explicite à ce sujet : même avec une pointe de soupçons dirigée contre Hana, elle avait déjà commencé à la traiter comme si elle n'existait pas. Hana avait beau la suivre de partout, elle ne gagnait aucun regard de la part de Chiho, ni même d'explication sur leur travail.
La seule chose qui faisait réagir l'autre femme était quand Hana mentionnait la liste et lui demandait dans quelle boutique ils devaient se rendre.
Néanmoins, Chiho avait tôt fait de trouver encore une fois une excuse pour s'absenter et laisser Hana livrée seule à elle-même. Une fois, c'était compréhensible. Mais deux jours de suite ?
La jeune femme avait enfin compris que ce comportement était prémédité et calculé, et que Chiho faisait tout pour la maintenir à l'écart tout en lui refilant le travail. La relation entre les deux jeunes femmes était déjà entachée depuis des années, alors ce n'était pas surprenant que même maintenant, Chiho agissait encore de cette façon. Hana s'y était plus ou moins préparée, depuis qu'elle avait croisé le chemin de son ancienne camarade de classe.
La jeune femme entre temps s'était préparée mentalement, à défaut d'avoir été prête depuis le départ à l'affronter. C'était quelque chose de nécessaire, si elle comptait tenir tête à Chiho, car après tout, elle n'était plus cette jeune fille naïve et fragile qui avait été harcelée tous les jours pendant deux années.
Ah… Rien que d'y repenser, Hana trouvait ça complètement ridicule.
Comment des gens pouvaient-ils faire ça, juste parce que quelqu'un refusait de leur parler ou de se mêler à leurs groupes ?
À cette époque, Hana avait toujours été silencieuse en classe, en en s'impliquant ni dans les cours ni dans la vie de classe. Elle avait toujours été perdue dans ses pensées, et n'avait plus fait attention à son entourage depuis un moment. C'était sa façon à elle de réagir à la situation qui l'accablait sur le plan personnel, et ça, personne n'aurait pu le comprendre ; parce que personne ne lui avait jamais demandé ce qui n'allait pas. Pour la plupart des gens dans sa classe, elle était là sans vraiment être là, et le groupe de filles se comptant sur les doigts d'une main s'était rapidement transformé en les trois quarts de la classe ; le dernier quart se contentant d'ignorer la situation qui se déroulait devant leurs yeux.
À eux, Hana en voulait encore plus qu'à ses harceleurs, car ces derniers au moins montraient leur vrai visage. La dernière partie de la classe, impassible et spectatrice, n'avait, comme son nom l'indique, absolument rien fait pour aider Hana ou calmer la situation ; et c'est ce qui avait probablement blessé le plus la jeune femme. Des gens savaient, et avaient choisi de ne rien faire.
En y repensant, Hana se disait aussi que cette situation aurait pu être évitée si elle avait choisi de se défendre, au lieu d'encaisser sans dire un mot. Cependant, des rumeurs dont elle-même n'était pas au courant circulant à son sujet, alliées à l'état mental fragile de la jeune femme à l'époque, étaient deux facteurs déterminants dans le déroulé de ces événements. Même quand Hana s'était enfin rendu compte de ce qui se passait, elle n'avait rien pu dire, en partie parce que personne ne l'avait écoutée et parce qu'elle-même refusait de parler.
Le pire était cependant à venir, car après avoir été complètement isolée et mise à l'écart dans sa propre classe, les rumeurs étaient sorties de ce cadre et s'étaient répandues dans d'autres classes.
« C'est une menteuse, elle ment à tout le monde, alors ne la croyez pas quand elle vous dit quelque chose. »
« Elle a tenté de voler le copain d'une autre fille comme si c'était normal, elle n'a aucuns remords. »
« Cette fille c'est que des ennuis, il faut se tenir éloignée d'elle. »
En quelques jours à peine, Hana était devenu le centre de l'attention, et plus particulièrement le centre des moqueries et du dédain. Toute cette situation avait dégénéré à tel point que Hana ne voulait même plus sortir de chez elle, ne serait-ce que pour éviter les regards accusateurs qui se reportaient sur elle à chaque instant. Des personnes qui la méprisaient sans même se préoccuper de connaître la vérité sur toute cette affaire ;car pour eux, la seule vérité qui comptait, était celle qui les amusait le plus, même s'il s'agissait en réalité d'un mensonge.
Les gens étaient comme ça, après tout : ils préféraient toujours l'excitation des fausses accusations et des comportements jugés inadmissibles, que la vérité banale d'une fille qui s'était retrouvée prise pour cible sans rien avoir fait pour le mériter. C'était une loi universelle : un mensonge attrayant était plus intéressant qu'une vérité terne.
Les élèves de son lycée n'y échappaient pas. Tout était fait pour rejeter tout ce qui sortait de la norme, et une personne qui faisait exprès d'en sortir n'était pas prête de se faire des amis, ou de plaider son cas auprès des autres. Si on ne rentrait pas dans les rangs, les rangs se chargeaient de vous piétiner, en avançant au pas avec un mouvement uniforme et identique pour tous.
Cependant… Peut-être que tout le monde n'était pas si mauvais. Pour la plupart des gens, c'était dans l'ordre des choses de suivre le mouvement de la majorité de la foule.
En y réfléchissant bien, il suffisait d'une seule personne dans toute cette foule pour changer les choses ; et Hana ne put s'empêcher de repenser à ce garçon qui s'était précipité chez elle, haletant et trempé de transpiration, les yeux affolés et tremblant de tout son corps.
« Hana t'es là ?! Hana ! » S'était-il écrié devant le portail de leur maison. « Hana ! »
Sentant qu'il risquait d'ameuter tout le quartier de ses cris, le père d'Hana l'avait rapidement fait entrer, et malgré elle, la jeune fille avait écouté en discrétion toute leur conversation depuis le haut des escaliers.
« Qu'est-ce que tu faisais à crier devant chez nous, jeune homme? » Avait demandé son père.
Le garçon était resté un moment silencieux, ne sachant quoi répondre à cette question et à ce regard inquisiteur qui lui était adressé. Puis, passé ce moment d'indécision, il avait alors fait quelque chose qui avait surpris autant Hana que son père.
Le garçon, auquel Hana avait à peine adressé la parole, s'était agenouillé au sol, devant son père, et en se penchant en avant, il avait à nouveau crié.
« Je vous prie de me pardonner, Takeuchi-san ! »
Le père d'Hana était resté bouche bée, ne sachant pas vraiment à quoi il devait ces excuses soudaines, et le jeune homme continua de plaider sa cause.
« J'aurais dû faire plus attention à Hana, et à ce qui se passait au lycée ! » Continua-t-il. « Je m'excuse vraiment de ne pas avoir su l'étendue de la situation, et de ne pas avoir agi pour lui venir en aide... »
Depuis le haut de l'escalier, et même à cette distance, Hana avait alors pu entendre son père craquer les os de sa mâchoire tandis qu'il serrait ses poings.
« Le seul... » Avait dit entre ses dents serrées le père d'Hana.
Ces quelques mots, prononcés à voix basse, avait suffit à attirer l'attention du jeune homme, qui avait alors relevé la tête et les yeux vers lui.
« Le seul ? » Avait-il répété avec confusion.
Dans les secondes qui suivirent, Hana avait senti son cœur se serrer, et les larmes lui monter aux yeux. Ce qui n'était au départ qu'un reniflement intempestif s'était transformé en sanglot silencieux, et pour la seconde fois de sa vie, Hana vit son père pleurer.
« Tu es le seul à être venu t'excuser, » sanglota monsieur Takeuchi. « Le seul… Et tu n'as même pas l'air d'être de ceux qui faisaient ça à ma fille... »
Ces mots, qui avaient pétrifié le jeune homme sur place, avaient frappé Hana de toute leur force ; à tel point qu'elle se souvenait toujours de façon aussi claire toute la scène, et qu'elle ne parviendrait sans doute jamais à l'oublier.
Un parent qui pleure devant des enfants, c'était déjà rare à voir. Un parent qui pleurait à cause de son enfant et pour son enfant, c'était encore plus rare. C'était quelque chose qui n'était pas censé arriver, quand on vivait bien sa vie.
Avec amertume, Hana chassa ces souvenirs de ses pensées, et reprit son trajet pour repartir vers l'immeuble de Marline. Au détour d'une boutique, elle aperçut dans la vitrine d'un salon de thé des cookies, et ne put s'empêcher de s'arrêter devant pour les regarder d'un air absent.
Elle se demandait bien ce que ce garçon était devenu, depuis… Selon les nouvelles qu'elle avait eues de sa part, il avait presque terminé sa formation professionnelle, et Hana se demanda s'ils se recroiseraient tous les deux un jour, au détour d'une rue de leur ville natale, ou ailleurs. Elle n'avait reçu que quelques messages écrits de sa part, lui indiquant que le jeune homme n'avait pas changé de numéro de téléphone ni d'adresse e-mail depuis ces événements. De temps en temps, il lui envoyait aussi des photos de ses réalisations pendant sa formation, et Hana ne pouvait s'empêcher de saliver devant chaque photo de dessert et de pâtisserie reçue.