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Quand la Vie Regarde la Mort

🇫🇷Thanatos_stories
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Synopsis
Ils sont les enfants de la Nuit. Des divinités anciennes, perdues dans un monde humain qu’ils observent sans y appartenir. Hypnos, rêveur lucide. Thanatos, ombre figée. Et entre eux, Héméra, lumière calme au milieu des extrêmes. Mais quand une autre voix entre en scène — vive, brûlante, trop vivante pour lui — Thanatos vacille. Que vaut la vie, quand on incarne la fin ? Dans un lycée sans histoire, la rencontre de la Vie et de la Mort bouleversera ce que chacun croyait figé. Car même les dieux peuvent se perdre dans ce qu’ils ne comprennent pas… Mais cette rencontre fera trembler les fondations du destin, et même la Mort devra choisir : fuir… ou ressentir. Entre secrets divins, chocs émotionnels et destin renversé, une romance impossible s’écrit… là où tout devrait s’arrêter.

Table of contents

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Chapter 1 - Ouverture

Le ciel était d'un bleu limpide, tranchant, presque insolent. J'aurais préféré un voile de brume, une couche de gris pour filtrer la lumière, pour atténuer cette clarté brutale qui rend tout trop net. Les humains aiment croire que le soleil annonce une belle journée. Ils s'aveuglent eux-mêmes. Le soleil n'est pas un présage : il expose. Il révèle. Il oblige à regarder. Et moi, je n'ai jamais aimé être vu.

Nous avons traversé la cour du lycée à 07h43. Ni en avance, ni vraiment en retard — simplement à l'heure, comme prévu.Héméra marchait entre nous. Sa posture était droite, maîtrisée. Le menton légèrement relevé, elle avançait avec une grâce presque trop naturelle pour ce lieu. Elle souriait — juste assez pour être remarquée, pas assez pour paraître hautaine. Les humains diraient qu'elle rayonne. Techniquement, ils n'auraient pas tort. À sa droite, Hypnos. Veste ouverte, cravate de travers, regard à moitié perdu dans un monde que lui seul pouvait voir. Son sac, mal accroché à une épaule, semblait prêt à tomber à chaque pas. Il marchait avec la lenteur de ceux qui rêvent éveillés. À sa gauche, moi. Silencieux. Régulier. Oubliable, si ce n'était cette impression que je laissais dans mon sillage — un froid à peine perceptible, mais suffisant pour faire reculer les instincts. Nous portions tous trois l'uniforme réglementaire : chemise blanche, cravate bordeaux et Ruban bordeaux pour Héméra, veste bleu marine. Pourtant, il suffisait d'un regard pour comprendre que l'uniformité s'arrêtait là.

Je les ai sentis avant même qu'ils lèvent les yeux. Les conversations se sont ralenties, les voix sont tombées d'un ton, comme si un poids invisible venait de se poser au centre de la cour. Les murmures ont remplacé les rires, les regards se sont faits discrets, mais pas assez pour passer inaperçus. Ce n'était pas de la simple curiosité. C'était autre chose. Un mélange d'attraction et de malaise, une tension instinctive que même eux ne comprenaient pas. Un frisson qui n'avait rien de physique. Pourtant, nous ne faisions rien pour attirer l'attention. Nous ne souriions pas, ne parlions pas fort, ne cherchions aucun contact. Et c'est peut-être justement cette retenue qui les troublait.Quand nous marchons, notre silence devient une présence. Nos pas ne résonnent pas de la même manière que les leurs. Ce n'est pas une chorégraphie. Ce n'est pas un effet de style. C'est simplement ce que nous sommes. Hypnos avance lentement, porté par un tempo qu'il est le seul à entendre. Héméra, au centre, suit un rythme fluide, constant, comme un battement rassurant. Et moi… mes pas ne font pas de bruit. Ils n'ont jamais fait de bruit.

La première à détourner le regard fut une élève de terminale. Elle fronça légèrement les sourcils, plissa les yeux, comme si le soleil l'éblouissait soudain. Pourtant, c'était nous qu'elle fixait — ou plutôt, qu'elle tentait de ne plus fixer. Le reste suivit. Des yeux qui se baissent, des épaules qui se tendent, des conversations qui s'interrompent trop net pour que ce soit naturel. Nous n'avons pas échangé un mot. Il n'y avait rien à dire. Chez nous, le silence n'est pas un vide. C'est un accord tacite, ancien, plus profond que les mots. Un surveillant, visiblement briefé à l'avance, est venu à notre rencontre. Il nous adressa quelques mots polis, évita soigneusement nos regards, puis se retourna pour nous guider à travers les bâtiments. Escaliers, couloirs, lumière artificielle. Odeur de désinfectant et de poussière chauffée. Tout ici criait l'effort humain pour sembler vivant.

Classe 2-A. Dernier étage. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, comme pour faire entrer l'air… ou peut-être pour compenser quelque chose d'autre. Sans dire un mot, Hypnos se dirigea vers le fond de la salle, là où la lumière était la plus forte, là où l'on pouvait rêver en regardant au loin. Il choisit la place près de la vitre, celle qui donnait sur la cour, puis laissa tomber son sac au sol sans ménagement. Je pris le siège à sa droite. Par habitude. Par équilibre. Héméra, elle, s'installa devant moi. Dos droit, jambes croisées avec élégance, mains posées sur la table. Une posture irréprochable, presque académique. Peu à peu, les autres élèves arrivèrent. Certains ralentirent en franchissant la porte, comme si quelque chose les retenait. D'autres s'arrêtèrent net en nous apercevant, un doute flottant dans leur regard — comme si leur esprit cherchait à nommer ce qu'il ressentait sans y parvenir. L'un d'eux tenta une blague, à voix basse. Quelques rires étouffés lui répondirent, mais tout s'évanouit quand Héméra tourna lentement la tête vers lui. Elle ne dit rien. Elle n'en avait pas besoin. Nous étions là. Présents. Silencieux. Et ce silence suffisait.

À 08h00 précises, la cloche a retenti. Une vibration métallique, trop aiguë, trop humaine. Une nouvelle année commençait. Je ne ressentais rien de particulier. Aucune attente. Aucune excitation. Juste la même mécanique usée, celle qu'ils répètent année après année, en espérant que cette fois, quelque chose soit différent. Les humains posent toujours les mêmes questions. Ils poursuivent les mêmes illusions. Et ils commettent, inlassablement, les mêmes erreurs. Nous, nous ne participons pas à cette boucle. Nous l'observons. Nous la traversons, encore et encore, comme des ombres figées dans un théâtre qui se croit vivant. Mais cette fois…Je ne savais pas encore ce qui allait changer. Seulement que quelque chose allait le faire.

La porte s'est ouverte à 08h03.

Je n'ai pas bougé. J'étais déjà installé : jambes tendues sous la table, bras croisés, yeux mi-clos, la tête légèrement inclinée. Une posture de veille passive. Mon état par défaut.

La professeure ne parla pas immédiatement. Elle s'affairait avec des feuilles, alignait des documents sans réelle utilité. Bruits parasites, sans nécessité. Hypnos griffonnait machinalement sur la couverture de sa pochette. Héméra avait déjà plongé dans le règlement intérieur, à la vitesse d'une lectrice pressée de comprendre le cadre. Rien, dans cette scène, n'exigeait mon attention.

Jusqu'à ce qu'elle entre.

Petite. Discrète.

Ses cheveux auburn au reflets de cuivre, attachés à la va-vite, laissaient filer quelques mèches sur ses tempes. Ils brillaient par endroits, comme une pièce ancienne trop longtemps exposée au soleil. Ses yeux étaient d'un gris changeant, imprécis, virant parfois au bleu selon l'éclairage. Elle regardait partout sauf les gens : les murs, le sol, le tableau, la lumière… mais jamais un visage.

Son uniforme était conforme au règlement, pourtant on aurait cru qu'il flottait sur elle. Trop large, ou peut-être était-ce simplement elle qui n'occupait pas l'espace. Épaules étroites, taille discrète, courbes effacées dans le tissu réglementaire. On aurait dit une esquisse, une silhouette à peine ébauchée.

Elle ne cherchait pas une place. Elle cherchait à se fondre dans le décor.

Elle s'est arrêtée au deuxième rang, juste devant Hypnos. A tiré sa chaise avec un geste mesuré, s'est assise sans bruit, a sorti un carnet usé, une trousse anonyme, un stylo mâchouillé.

Pas de miroir. Pas de téléphone. Pas d'effort pour exister.

Je l'ai classée sans hésiter : silencieuse, inoffensive, supportable.

Et pour moi, c'était déjà beaucoup.

08h07. Deuxième interruption.

Plus bruyante. Plus assumée.

La poignée a claqué contre le bois, la porte a frappé le mur. Un silence bref a coupé les conversations, comme pour laisser entrer ce qui arrivait.

Elle entra comme si l'espace lui appartenait déjà.

Cheveux noirs, lisses, jusqu'aux hanches. Quelques mèches teintes en vert accrochaient la lumière, volontaires, comme un appel muet au regard.

Une sucette à la bouche, tige blanche dépassant entre ses lèvres. Pas de provocation. Juste une habitude, portée avec une indifférence assumée.

Elle scanna la salle d'un regard lent, pas pour chercher une place, mais pour mesurer son territoire.

L'uniforme était porté, mais pas respecté.

Sa chemise ample était nouée à la taille. À certains mouvements — notamment lorsqu'elle riait trop fort — on pouvait deviner la ligne floue de ses abdominaux. Rien de dessiné. Juste l'empreinte d'un corps actif, entraîné par habitude.

Les manches retroussées jusqu'aux coudes laissaient apparaître des bras fins mais fermes. Pas marqués. Juste solides.

Le col ouvert, tombant naturellement, exposait ses clavicules. D'un certain angle — pour quelqu'un de plus grand, ou si elle se penchait — on pouvait entrevoir le haut de sa poitrine. Ce n'était pas volontaire. Ce n'était pas caché non plus. C'était un fait.

Un collier ras-du-cou noir soulignait sa gorge, tendu juste ce qu'il fallait pour suivre sa respiration.

La jupe avait été raccourcie, mais sans provocation. Elle tombait juste assez haut pour qu'on comprenne qu'elle en décidait ainsi.

Son corps était celui d'une adolescente active. Équilibré. Plein. Pas sculpté, mais présent.

Elle n'occupait pas l'espace. Elle le revendiquait.

Puis elle laissa tomber son sac sur une table au centre, s'assit, bras croisés derrière la tête, jambes étendues sous la table.

Posée. Installée. Prête.

Je n'ai pas bougé.

Mais elle m'avait vu. Et je savais ce que ça impliquait.

Elle reviendrait. Pas aujourd'hui. Pas demain. Mais bientôt.

Parce que les gens comme elle ne supportent pas les zones floues.

Et moi, à ses yeux, j'étais cette anomalie. Cet espace vide dans un puzzle trop rempli.

08h10.

Elle a enfin levé les yeux.

La professeure.

Je l'avais déjà observée en silence. Posture droite, mais pas rigide. Un tailleur sobre, fonctionnel. Cheveux attachés sans fioritures. Des gestes mesurés. Une voix posée, ferme, sans emphase.

Le genre de personne qui pense comprendre les choses. Qui croit deviner les gens. Et qui se heurte, tôt ou tard, à ce qui ne se conforme pas.

— Bien. Bonjour à tous.Sa voix coupa net les derniers chuchotements.— Je suis Madame Laurens, votre professeure principale pour l'année, et aussi votre enseignante de philosophie.

Quelques têtes se tournèrent, surprises. À ma gauche, un murmure :— On a philo dès la seconde ?Pas mon problème.

— J'ai l'habitude de dire que la philosophie ne vous apprend pas à penser, dit-elle. Elle vous force à comprendre pourquoi vous pensez ce que vous pensez.Elle marqua une pause, regardant certains élèves avec attention.— Si vous espérez une année facile, je vous conseille de changer de classe.

Hypnos regardait par la fenêtre, vaguement amusé. Héméra esquissa un sourire.Je ne bougeai pas.

Elle prit la feuille d'appel. Silence dans la salle.

Un prénom banal. Un autre. Présents, présents. Une absence. Elle lisait sans lever les yeux. Jusqu'à :

— Delorme, Maëlys ?

Devant Hypnos, un petit sursaut. Une main s'éleva discrètement.— Présente.Voix douce. Calme. La prof leva les yeux, la fixa une seconde, puis nota quelque chose sans commentaire.

Quelques lignes plus bas :— Lemoine, Zoé ?

— Là, madame, lança la voix au centre de la salle, encore sucrée par la sucette.

Un petit rire, rien sur son visage.

— Minas, Héméra ?

Un silence très bref. Quelques élèves se figèrent. Le prénom attira l'attention.Héméra leva la main avec une grâce posée.— Présente.

La prof releva à peine les yeux. Une trace de surprise traversa son regard. Pas sur le nom. Sur l'assurance.Elle nota.

— Minas, Hypnos ?

— Mmh. Présent.Voix traînante. Esprit ailleurs.

Très légère pause. Une hésitation dans la gorge.

— Minas, Thanatos ?

Silence. Immobile.Je levai une main, sans faire le moindre autre mouvement.— Présent.

Cette fois, elle releva franchement les yeux. Un souffle, discret mais audible. Pas un mot.

Juste ce regard. Celui des gens qui reconnaissent les noms, et qui ne s'attendent pas à les entendre portés sans trembler.

Elle nota, lentement.

Et pendant quelques secondes, le silence prit une autre forme. Plus dense. Plus lourd.

Nos noms flottaient encore dans l'air, comme des échos étouffés. Pas parce qu'ils étaient inhabituels. Pas parce qu'ils étaient longs.

Parce qu'ils rappelaient quelque chose que personne n'osait nommer.

Le silence ne se dissipa pas immédiatement.

Nos prénoms restaient suspendus dans l'air, comme une vibration à peine audible. Pas à cause de leur rareté. Ni de leur étrangeté.

Mais parce qu'ils portaient une résonance que personne n'osait nommer.

Les regards flottaient encore. Certains hésitaient, s'accrochaient à nous sans savoir pourquoi. D'autres fuyaient.

Au centre de la classe, Zoé s'était redressée. Un léger mouvement, contrôlé. Elle me regardait. Frontalement.

Elle mâchait sa sucette comme on mâche une idée trop amère ou trop intrigante pour la laisser passer sans résistance.

Pas de peur. Pas d'agressivité.

Juste de la curiosité. Crue.

Elle haussa un sourcil, lentement, comme si mon existence, en soi, représentait une forme de défi. Puis elle souffla, à voix basse, assez fort pour que je l'entende, et probablement exprès.

— Eh ben… c'est pas un nom, ça. C'est une menace.

Pas un ton moqueur. Pas de provocation gratuite.

Juste une constatation. Un constat presque amusé, livré comme une évidence.

Je ne répondis pas. Elle n'attendait pas de réponse.

Devant Hypnos, Maëlys n'avait pas levé les yeux. Mais ses doigts, eux, avaient réagi. Légèrement crispés sur le coin de sa trousse, comme si une tension invisible avait traversé son corps.

Son regard flottait, absent. Il n'était plus fixé sur sa feuille, ni sur rien de tangible.

Ce n'était pas de la peur. Pas même un trouble.C'était… une reconnaissance silencieuse.

Elle n'avait pas compris ce que nous étions.Mais elle avait compris que nous n'étions pas comme eux.Et cela, déjà, suffisait à la faire taire.

La professeure referma doucement le dossier posé sur son bureau.Un claquement net. Contrôlé. Le genre de bruit qui remet une pièce en ordre sans hausser la voix.

— Bien. Maintenant que tout le monde est là, vous pouvez cesser de jouer aux archéologues mythologiques.

Un rire étouffé, quelque part sur la gauche. Aussitôt réprimé.

Elle ne souriait pas. Pas même l'ombre d'un pli aux commissures.

— Vous êtes en seconde. Et cette année, contrairement à ce qu'on vous a laissé croire au collège, on va commencer à exiger que vous pensiez.

Elle fit une pause. Pas pour respirer. Pour observer.

— Pas pour répondre. Pas pour plaire. Pour comprendre.

Elle balaya la salle du regard. Lentement.

— Vous aurez des devoirs. Vous aurez des exposés. Et vous aurez, peut-être, des questions que vous n'aurez pas envie de poser.

Nouvelle pause. Cette fois plus tendue.

— Ce n'est pas mon problème.

Hypnos esquissa un sourire, presque imperceptible. Héméra acquiesça d'un battement de cils.Moi, je fixais le vide entre deux têtes. Un point neutre.

Elle reprit, d'une voix toujours aussi calme :

— La philosophie n'est pas une matière morte. C'est ce qui commence là où les automatismes s'arrêtent. Et vous allez apprendre que penser, c'est prendre des risques.

Elle marqua un silence plus long.

— Parfois, c'est douloureux.

Elle regarda la classe. Lentement.

Et quand son regard passa sur moi, je ne bougeai pas.

Elle non plus.

Mais je savais qu'elle avait vu.

Pas qui j'étais. Mais que j'étais… autre chose.

La sonnerie a retenti à 09h00.

Pas stridente. Pas brutale. Juste assez forte pour annoncer la fin du cours, pas assez pour déranger réellement.

Les élèves se levèrent. Certains avec précipitation, d'autres plus lentement, comme s'ils hésitaient à briser l'équilibre silencieux qui s'était installé.

Les groupes commençaient à se former, mécaniquement. Proximité, réflexes, affinités muettes.

Nous, nous n'avions pas besoin de nous chercher.

Nous nous sommes levés en même temps, sans un mot.

Hypnos, à ma gauche, les mains dans les poches, traînait un peu les pieds.Héméra, à ma droite, droite comme une ligne tendue, observait la salle avec calme.

Nous avons descendu les escaliers, traversé le couloir, atteint la cour.

Là, comme toujours, nous nous sommes arrêtés.Pas parce que nous avions quelque chose à dire.Mais parce qu'il fallait… marquer ce moment.

Héméra parla la première.

— Les bâtiments sont plus lumineux que ce que j'imaginais. Et l'air circule mieux que dans les autres écoles.

Hypnos acquiesça, distrait.— La salle est cool. J'aime bien le courant d'air près des fenêtres.

Il tourna la tête vers moi, un sourire dans la voix.

— Tu l'as senti, toi aussi ? Ça sent un peu la menthe quand ça passe. J'me demande si c'est Zoé. Elle a une odeur… genre sucrée.

Je ne répondis pas.

Il sourit, évidemment. Il savait que j'avais remarqué.

Héméra pencha légèrement la tête, les sourcils froncés.

— Et vous les avez ressentis ?

— Qui ça ? fit Hypnos, les yeux levés vers le ciel.

— Les autres. Ce qu'ils dégagent, à l'intérieur.

Elle ne parlait pas de parfum. Ni de sueur.

Elle parlait de ce qu'on capte sans qu'ils le disent : leur tension, leurs émotions.

Hypnos haussa les épaules.— Ouais. Ils sont bruyants, c'est clair. Mais y'en a… je sais pas, ils ont encore des trucs qui bougent en eux. C'est pas désagréable.

Il laissa un silence, puis ajouta :— Comme Maëlys, par exemple.

Elle ne parlait pas. Personne ne lui parlait non plus. Mais elle ne semblait pas mal. Juste… ailleurs.

— Elle essaie pas de se montrer. Elle s'efface un peu. C'est calme, c'est… apaisant.

Héméra observait les élèves rassemblés en petits groupes autour de nous. Des éclats de voix. Des rires. Des gestes hésitants.

— Ils sont beaux, je trouve, dit-elle soudain.

Hypnos la regarda, surpris.— Qui ça ?

— Tous. Les gens. Ils sont beaux, dans leur façon de se chercher. Même quand c'est maladroit.

Je ne dis rien.

Ce que je voyais, moi, c'était autre chose.

Leurs angoisses étaient comme des fils tendus, prêts à rompre. Leur agitation ressemblait à une crise collective. Leur chaleur, à un feu mal contenu.

Ils m'épuisent.

Mais je reste.

Parce que c'est ici que mère nous a placés.Parce qu'ils doivent apprendre.Et que nous devons les regarder faire.

Encore une fois.

12h10.

La cloche avait sonné il y a quelques secondes à peine, mais déjà, les élèves se dispersaient comme des insectes trop longtemps enfermés. Certains riaient, d'autres couraient dans les couloirs sans raison valable. La cafétéria s'emplissait progressivement de voix, de frottements de plateaux, de conversations hachées.

Nous n'avions pas faim. Pas réellement.

Mais faire semblant faisait partie du rôle. Alors nous nous sommes dirigés vers le self.

Héméra ouvrait la marche, calme. Hypnos traînait les pieds derrière elle. Moi, entre les deux, j'écoutais le bruit ambiant comme on observe une mer agitée : sans émotion, mais avec prudence.

Les regards étaient là. Encore. Certains furtifs, d'autres insistants.

Des noms glissaient entre les lèvres, parfois chuchotés, parfois mal camouflés.

— "Tu crois qu'ils sont normaux ?"— "C'est quoi ces prénoms sérieux ?"— "Ils font flipper, un peu, non ?"

Je n'écoutais pas pour comprendre. Juste pour mesurer.

À notre passage, les conversations ralentissaient. Une table entière s'était tue en nous voyant. Deux élèves de première avaient fait mine de chercher une autre place en nous croisant.

Nous avons pris nos plateaux. Aligné mécaniquement. Nourriture tiède, sans saveur. Peu importe.

Une fois installés, au fond de la salle, près des fenêtres… personne ne s'est approché.

Ils remplissaient les tables autour, s'entassaient parfois à six sur des places de quatre. Mais la nôtre, elle, restait intacte.

Une table pour trois. Entièrement vide autour. Comme une barrière invisible.

 ***

J'adore les pauses déjeuner.

C'est là que les choses deviennent réelles. Les groupes se forment, les caractères ressortent, et tu peux commencer à comprendre qui est qui.

Et franchement ? J'aime bien cette classe.

Y'a des gens souriants, d'autres un peu gênés, quelques silencieux, mais globalement… ça respire. Deux filles m'ont vite parlé, un gars a tenté une vanne, et je crois que j'ai déjà repéré trois ou quatre visages sympas.

Moi, je veux juste connaître tout le monde. Pas être populaire, hein. Juste... connecter. Être cette présence facile à approcher. Ça m'a toujours paru naturel.

Pourtant, depuis ce matin, y'a trois personnes qui me bloquent un peu dans cette dynamique.

Pas parce qu'ils sont froids. Pas parce qu'ils sont méchants.

Juste parce qu'ils sont… différents.

Ils sont assis au fond du self. Une table à trois places, parfaitement alignés.Personne ne s'approche.

J'en ai entendu deux chuchoter leurs noms.Thanatos. Hypnos. Héméra.

Des prénoms comme tirés d'un vieux mythe. Et pourtant, ils les portent comme si c'était normal.

Le garçon au milieu — je crois que c'est Thanatos — a des cheveux blancs comme la neige, parfaitement taillés, mais avec des mèches qui lui tombent devant les yeux. Et ces yeux-là… rouges. Pas genre "un peu rouges", non. Rouge profond, comme si le monde s'était imprimé en négatif chez lui.

À sa droite, celui qui sourit à moitié en regardant dans le vide, Hypnos. Des cheveux blond pâle, presque argentés selon comment la lumière passe. Il a des yeux lilas, doux, un peu perdus. On dirait qu'il rêve tout le temps.

Et elle. Héméra.Une aura de contrôle total. Cheveux dorés, vraiment dorés, pas juste "blonds jolis". Et des yeux bleus qui transpercent, mais sans agressivité. Comme un ciel clair après une nuit agitée.

Ils sont beaux. Mais ce n'est pas ça qui dérange.

C'est leur présence.Comme s'ils n'étaient pas faits pour ce lieu. Comme si eux-mêmes le savaient, et s'en fichaient.

Moi, je n'ai pas peur d'aller vers les gens. Mais avec eux, je sens qu'il faut... un autre angle. Une approche que je n'ai pas encore trouvée.

Alors je les observe. Du coin de l'œil.

Et je me dis : pas aujourd'hui.

Mais bientôt.

 

 ***

Je n'aime pas trop le bruit.

À la pause, tout devient flou. Les couloirs se remplissent, les voix se croisent, les rires montent d'un peu partout en même temps.

Moi, je m'installe dans un coin. Pas cachée. Juste… pas au milieu.

Mon plateau est à moitié vide. Je n'avais pas très faim. J'ai pris une pomme, un yaourt, et une serviette pliée en deux sans raison. Je l'ai laissée là. Elle ne me gêne pas.

J'ai ouvert mon carnet. Pas pour écrire. Juste pour dessiner un peu. Des traits simples. Des formes qui viennent toutes seules.

Le bout de mon crayon glisse doucement. J'aime ce silence. Celui qu'on se construit à l'intérieur, même quand tout autour fait trop de bruit.

Je ne regarde pas les gens longtemps. Si leurs yeux croisent les miens, je baisse les miens. Toujours.

Mais ça ne m'empêche pas de les voir.

Zoé, par exemple. Elle rayonne. Elle parle facilement. Elle prend de la place, sans jamais l'imposer. C'est naturel chez elle. Et ça ne me dérange pas. J'aime bien la regarder quand elle ne me regarde pas.

Et puis il y a eux.

Les trois du fond.

Ils ne parlent presque pas. Ils ne sourient pas beaucoup. Mais ils sont… présents. Tellement qu'on pourrait croire qu'ils sont trois fois plus nombreux.

Le garçon aux cheveux blancs. C'est lui, le plus étrange. Ses yeux sont trop rouges pour être humains. Mais ce n'est pas ça qui me trouble. C'est ce qu'il dégage. Un vide... presque apaisant. Comme s'il n'attendait rien, de personne.

La fille, Héméra — je crois que c'est son prénom — semble flotter entre les gens sans s'y heurter. Elle est belle. Mais ce n'est pas ça non plus. C'est la justesse dans sa manière d'exister.

Et le blond, Hypnos… lui, il est ailleurs. Complètement ailleurs. Il regarde par la fenêtre comme si le ciel lui parlait.

J'ai dessiné leurs silhouettes, sans les détailler. Juste des ombres. Trois formes droites dans un coin de page.

Et ça m'a suffi.

 ***

Ils nous regardent.

Tous.Parfois à la dérobée. Parfois plus franchement, en se croyant discrets.

Pas parce qu'ils savent qui nous sommes.

Mais parce que nous ne faisons rien pour leur ressembler.

Nous ne parlons pas fort.Nous ne rions pas à leurs blagues.Nous ne nous mélangeons pas.

Et déjà, ça suffit à faire de nous une anomalie.

Hypnos pique dans son assiette sans regarder ce qu'il mange. Héméra boit son eau comme si elle participait à un rituel. Et moi, je reste immobile.

Trois silhouettes. Trop silencieuses pour cette cafétéria.

Ils ne savent pas pourquoi ça les dérange.Ils se contentent de remarquer.

Les regards s'échappent. Les discussions reprennent, mais sur un autre ton.Un peu plus tendu.Un peu plus nerveux.

Ce n'est pas de la peur.

C'est ce que les humains appellent l'instinct.

Et leur instinct leur dit :Ne vous asseyez pas là.

L'après-midi a suivi la même logique que le matin :

Présence. Observation. Silence.

Trois cours. Une salle trop chaude. Un professeur trop nerveux. Des élèves distraits, ou trop concentrés pour paraître naturels.

Les matières étaient les mêmes que partout ailleurs. Histoire-géographie, mathématiques, SVT. Des connaissances empilées comme des briques mal alignées.

J'écoutais. Sans apprendre.Hypnos dessinait des formes dans les marges de ses feuilles, le regard ailleurs.Héméra prenait des notes avec une précision d'horloger.

Personne ne nous adressa la parole.

Deux élèves échangèrent des regards en chuchotant nos prénoms. Une autre hésita à nous poser une question, puis se rétracta avant d'ouvrir la bouche.

Zoé lança un regard dans notre direction à plusieurs reprises. Une fois, nos yeux se croisèrent. Elle ne détourna pas le sien.

Maëlys, elle, ne leva pas la tête de tout l'après-midi. Elle dessinait pendant que les autres écrivaient, comme si elle n'était là que pour observer les mouvements et les traduire en lignes.

Le dernier cours s'est terminé à 17h45.

À la minute où la cloche a sonné, les corps se sont levés avec soulagement.

Les sacs se sont refermés dans un même bruissement. Les voix se sont rallumées d'un coup, comme un feu de forêt sur un sol sec.

Nous avons quitté la classe dans le calme, quand la foule s'était déjà évaporée.

Pas par timidité.Par stratégie.

Laisser passer l'agitation.Ne pas se mêler à ce qui nous échappe.

Héméra marchait entre nous. Le visage légèrement levé, les paupières ouvertes sur un bleu clair qui brillait même sans lumière.

— Le ciel est encore limpide, dit-elle doucement. On verra peut-être les étoiles ce soir.

Sa voix était douce, chaude, comme une promesse faite à personne.

Hypnos bailla sans gêne.— Tant mieux. Je préfère rêver avec des points lumineux au-dessus.

Nous avons traversé la cour, franchi les grilles, et marché jusqu'à l'arrêt de bus.

Le reste des élèves formait déjà des grappes désordonnées, agitées, bruyantes. Aucun ne nous adressa un mot.

Le bus arriva à 18h05.

Nous nous sommes installés au fond, toujours les trois ensemble, en triangle inversé. Hypnos près de la fenêtre, Héméra au centre, moi contre l'allée.

Personne ne s'est assis à côté.

Le trajet dura vingt-sept minutes.La ville s'effaçait peu à peu. Le béton laissait place aux feuillages, les rues aux sentiers.

À l'arrêt du haut de la colline, nous sommes descendus sans un mot.

La route secondaire s'enroulait entre les arbres. De hauts cyprès bordaient les bas-côtés, ponctués de fleurs sauvages qui semblaient s'être invitées là par hasard.

Le vent dansait entre les branches. L'ombre grandissait doucement.

La maison nous attendait au sommet.

Une bâtisse claire, simple, ancrée dans la terre, avec un étage pour nos chambres . Ni imposante, ni banale.

Elle dominait les toits de la ville, mais sans arrogance. Une acropole moderne, discrète, entourée de silence. C'était chez nous. La porte était entrouverte.

Quand nous sommes entrés, le couloir sentait la lavande.

Mère était là.

Assise sur l'accoudoir du canapé, pieds nus, les mains posées sur ses genoux. Ses cheveux bleu nuit tombaient comme un rideau de soie sombre jusqu'au milieu du dos. Sa peau était pâle, et ses yeux jaunes, tachetés de reflets dorés, semblaient suivre des constellations invisibles.

Elle nous regarda un à un.

Son regard s'attarda sur moi. Pas insistant. Juste… présent.

— Bien rentrés ?

Héméra s'approcha en première et hocha la tête.

— Oui, maman. Le lycée est lumineux.

Hypnos se laissa tomber sur un fauteuil.— Trop d'humains agités. Mais le courant d'air est bon.

Mère rit légèrement. Un souffle plus qu'un son.

Je déposai mon sac près de l'escalier.

— Mère, dis-je simplement.

Elle hocha la tête. Pas besoin de plus.

Elle savait que je n'étais ni bien, ni mal.Juste… en mouvement.

En bas, tout communiquait.

La cuisine. La salle à manger. Le salon.

Un seul grand espace, ouvert, baigné d'une lumière douce, ponctué de bois clair, de tapis épais, de plantes calmes et de livres empilés aux coins des meubles.

Tout s'y voyait. Tout s'y entendait.

Et malgré ça, chacun pouvait y trouver sa place.

— Épiphron, les carottes, pas en diagonale cette fois, s'il te plaît, lança Héméra en haussant un sourcil.

— Ce sont des coupes dynamiques, protesta-t-il, la bouche pleine de concentration.

Elpis leva les yeux au ciel, un couteau en main.

Hypnos ouvrait les placards comme s'il n'avait jamais su où était rangé quoi que ce soit.— Maman, t'as déplacé les bols, non ?

— Non, répondit Mère en souriant doucement. Tu regardes juste comme si tu n'avais jamais habité ici.

Il haussa les épaules.— J'essaie de renouveler mon regard.

Des rires. Des voix. Une fourchette tombée, un verre qui résonne, l'eau qui bout.

Et moi…

J'étais là.

Dans mon coin, à quelques mètres à peine.

La zone arrondie, au sol, marquée par une épaisse couverture gris foncé, un grand traversin en cercle, presque refermé, rempli de coussins et de plaids superposés. L'ouverture faisait face à la cheminée, intégrée dans le mur de pierres sombres.

Le feu dansait doucement. Je m'étais installé là sans un mot.

Ni pour participer.Ni pour fuir.Juste pour être.

Ici, les voix m'atteignaient sans me heurter. La lumière m'effleurait sans me brûler. Ils savaient que je ne cuisinais pas. Pas parce que je ne savais pas. Parce que je n'en avais pas besoin. Et parce qu'ils n'avaient pas besoin que je le fasse.

C'était leur façon de se libérer. De recoudre les heures du jour en gestes simples.

Et moi, je les regardais faire, en silence, le corps ancré dans les coussins, le regard noyé dans la chaleur des flammes.

Puis, comme toujours, elle est venue.

Oizys. Silencieuse.

Elle traversa la pièce sans un mot, serrant sa panthère contre elle. Personne ne la retint. Personne ne commenta.

Elle glissa dans l'ouverture du cercle. Elle s'installa contre moi. Doucement. Sans chercher mes yeux. Sa tête contre mon épaule.

Et le feu, devant nous. Elle ne parlait pas. Moi non plus.

On n'avait pas besoin. Ce n'était pas du silence. C'était notre langue.

Le parfum des herbes s'était mêlé à celui du pain chaud.

Héméra avait dressé la table pendant qu'Épiphron disposait les couverts avec une méthode qui tenait plus du chaos amusé que de l'ordre.

Elpis corrigeait en silence, recadrant une assiette, déplaçant un verre de trois centimètres, sans jamais râler — mais toujours précise.

Hypnos tournait autour de la table comme un nuage distrait. Il chantonnait une mélodie inventée, qui ressemblait vaguement à une berceuse sans fin.

Mère servait les plats avec douceur, sans dire grand-chose, mais chaque geste semblait porter une intention.

Je n'avais pas bougé de mon coin.

Oizys était toujours contre moi, serrant sa panthère entre ses bras comme si elle faisait partie de l'équation.

Le feu crépitait doucement. Le monde pouvait rester là, à distance, encore un moment.

Mais alors que les voix s'installaient dans la pièce, j'ai entendu les pas d'Héméra s'approcher.

Doux. Mesurés. Sans pression.

Elle s'est arrêtée à la limite de notre cercle. Elle n'a pas franchi la ligne. Elle a juste penché la tête vers nous.

— Le dîner est prêt.

Ce n'était pas un ordre. Pas une demande.Juste une invitation.

Oizys s'est redressée la première. Elle m'a regardé. Pas pour me convaincre. Juste pour voir si je viendrais.

J'ai quitté la chaleur du feu. Lentement. Sans mot.

Et ensemble, nous avons rejoint la table. Il restait deux places. 

Je me suis assis. Oizys s'est glissée à ma droite. Sa peluche sur ses genoux, comme un rituel qu'aucun âge n'avait jamais effacé.

Les conversations reprirent, doucement, comme si notre arrivée n'avait rien perturbé.

— La prof de philo est intense, non ? demanda Épiphron en coupant une pomme de terre.

— Elle va vous réveiller, répondit Mère sans le regarder. Et c'est très bien.

— Moi je l'aime bien, dit Héméra. Elle parle pour qu'on l'écoute, pas pour qu'on l'admire.

— Et elle a une voix calme, ajouta Hypnos. Ça change.

— Vous croyez qu'elle a compris qui on est ? demanda Elpis, regard posé sur son assiette.

Un court silence.

— Non, répondit Héméra. Mais elle a senti qu'on n'était pas "normaux".

— Et les autres élèves ?

— Ils ne savent pas. Ils observent. Ils supposent.

— Ils ont surtout flippé quand Thanatos a parlé, lança Hypnos en souriant à moitié.

Les regards glissèrent un instant vers moi.

Je ne dis rien.

Oizys leva lentement les yeux, puis sa peluche, comme un geste symbolique.

Héméra sourit.— C'est peut-être ta voix. Elle ne laisse pas place à la légèreté.

Hypnos leva son verre d'eau dans ma direction, à distance.— À Thanatos. L'ombre silencieuse de la 2-A.

Cette fois, je baissai légèrement la tête.

Ils rirent. Pas pour se moquer. Pas pour forcer. Juste… parce qu'ils étaient ensemble. Et que, ce soir-là, j'étais avec eux.

Le dîner s'était terminé dans une forme de calme qui ressemblait à de la gratitude.

Les voix s'étaient tues progressivement, les assiettes vidées sans se presser.

Puis chacun était monté à l'étage, un à un, dans une chorégraphie familière, presque silencieuse.

J'étais le dernier. Enfin, presque.

Oizys me suivait. Pas derrière. Pas à côté.

Elle s'accrochait à ma manche, ses petits doigts serrés dans le tissu, comme si ce simple contact suffisait à la garder entière.

Elle ne parlait pas. Elle n'en avait pas besoin.

Ses pas étaient lents, mais précis. Elle montait les marches à mon rythme, à peine plus petite que mon ombre.

Nous avons traversé le couloir de l'étage.

À droite, la chambre d'Hypnos, toujours entre-ouverte, remplie de livres empilés et de carnets ouverts.

À gauche, celle d'Héméra, rangée, ordonnée, mais vivante. Un peu de musique filtrait sous la porte.

Nous avons continué.

Ma chambre est située à l'extrémité de l'aile est.

Une aile reculée, volontairement à l'écart. Loin des fenêtres. Loin de la lumière.

La porte s'ouvrit dans un souffle presque imperceptible. L'intérieur était plongé dans une obscurité bleutée presque complète. Aucune lumière directe.

Des LED pâles, incrustées dans les murs et le plafond, diffusaient un éclat froid, silencieux. Certaines tombaient du plafond comme une pluie de verre suspendue, fines guirlandes figées dans l'air.

Les murs étaient bleu nuit, presque noirs.Le sol recouvert de tapis lourds, épais, gris cendre.Chaque pas y mourait avant même de naître.

Au fond de la pièce, perpendiculaire au mur du fond, mon lit.

Encastré, comme une alcôve.

Une capsule d'ombre, où l'on entre par le pied, comme on entrerait dans un lieu sacré.

À l'intérieur : des couvertures épaisses, en laine, en velours, en fausse fourrure.Des coussins, dans des teintes sombres, sans motif. Du confort sans distraction.

J'y entrai sans bruit, tirant légèrement la couverture pour laisser un espace.

Oizys grimpa après moi. Elle ne demanda rien. Ne dit rien.

Elle se blottit contre moi, sa panthère calée contre sa poitrine. Nous étions dans le noir doux. Entourés de silence. Puis après quelques minutes, la porte s'ouvrit à nouveau.

Mère.

Elle entra sans bruit, elle aussi.

Sa silhouette découpée dans la lumière du couloir, ses cheveux bleu nuit tombant comme une traînée d'étoiles mortes.Ses yeux jaunes, calmes, mais attentifs, trouvèrent Oizys en un seul regard.

Elle s'approcha.

— Oizys. Viens, ma lune. Il est temps.

La petite ne protesta pas.

Elle resta une seconde de plus, sa tête contre mon épaule, puis se redressa.Elle descendit du lit sans bruit, son doudou dans une main.

Elle regarda Mère, puis moi.

Je hochai à peine la tête. Elle comprit.

Mère tendit la main. Oizys la prit.

Elles quittèrent la pièce dans un silence qui n'était pas un adieu, juste un à plus tard.

Et moi, seul à nouveau, je restai dans cette chambre sans lumière.

Le plafond étoilé de diodes froides me regardait.

Et moi, je ne le regardais pas en retour.