Chapitre 11: Ombres
Il y a un peu moins d'un siècle, un événement bouleversa l'équilibre du monde, plus tard connu sous le nom de Baptême du Mana. Ce jour-là, des failles s'ouvrirent, laissant émerger des créatures effroyables et une énergie transcendante qui transforma irrémédiablement la Terre. La faune et la flore mutèrent, s'adaptant à cette nouvelle force, tandis que les humains se trouvaient dépassés. Ce fut le début de ce que l'Histoire nomme aujourd'hui la Première Vague de Mana. Une période de chaos s'ensuivit, marquée par la perte d'une grande partie des territoires humains au profit des monstres. Ce fut la fin du règne incontesté de l'humanité. L'ère de la suprématie humaine s'achevait, laissant place à ce que les survivants appelèrent l'Ère du Chaos.
Près de trente ans plus tard, une seconde vague de mana traversa le monde. Mais cette fois, elle ne vint pas seule. Avec elle arrivèrent les Gardiens, des êtres mystérieux venus d'un plan inconnu. Ces entités offrirent leur pouvoir à certains humains triés sur le volet, leur conférant le titre de Contractants. Grâce à eux, l'humanité retrouva espoir et lança la grande reconquête de ses terres perdues.
Cependant, il y a huit ans, une troisième vague de mana ébranla la planète. Elle ne s'accompagna ni de monstres ni de gardiens, mais d'un oracle. Une voix d'un autre monde prophétisa un avenir énigmatique :
« Ceux qui détiennent le contrôle sur la réalité ont choisi ce monde comme berceau et y ont placé leurs héritiers.
Le premier sera un agneau égaré à qui il faudra offrir un domaine.
Le second sera blessé, et vous devrez le soigner.
Le troisième, affamé, devra être sevré.
Et le dernier, apeuré, nécessitera un avenir. »
Depuis ce message de nombreuses organisations se sont lancé a la recherche d'informations pour les retrouver et en faire leur arme ou les éliminer. Cette lutte a alimenté les discussions et les croyances. Qui sont ces héritiers ? Et pourquoi ont-ils été choisis ?
L'humanité, malgré son renouveau, sent que ces paroles marquent le début d'une nouvelle ère — une ère où les bénédictions se mêleraient au destin des hommes.
Dans une salle aux murs immaculés mais imprégnée d'une tension palpable, un groupe de médecins s'affairait autour d'un lit d'hôpital. Les machines bourdonnaient doucement, ponctuées par des bips réguliers, tandis que l'air semblait vibrer sous l'écho des événements récents.
« Les paramètres vitaux sont stables, mais ses niveaux de mana sont… anormaux. » La voix d'une médecin, basse et chargée d'inquiétude, résonnait dans la pièce. Elle fixait l'écran de surveillance avec une intensité presque nerveuse. « Ce garçon a absorbé une quantité impossible d'énergie, et pourtant, son corps résiste. »
« Tu crois vraiment que c'est… un héritier ? » murmura un autre, la voix teintée d'un scepticisme mal dissimulé.
Un silence pesant s'installa, seulement troublé par les bips incessants des machines. Enfin, la première médecin reprit, presque à contrecœur : « L'oracle a été clair… »
Derrière la vitre d'observation, une silhouette immobile écoutait en silence. Un homme au visage buriné, ses traits figés dans une expression indéchiffrable.
Dans le lit d'hôpital, Tanza reposait, son visage étrangement calme malgré les bandages qui recouvraient ses blessures et les traces laissées par le combat. Pourtant, son esprit était loin d'être en paix.
Il se retrouvait une fois de plus dans cet espace mental, un lieu qu'il avait effleuré lors de sa rencontre avec Soul. Une vaste étendue éthérée, semblable à un ciel nocturne sans étoiles, où des lueurs colorées flottaient comme des lucioles, dansant autour de lui dans une synchronisation hypnotique. C'était un endroit où le temps semblait suspendu, où chaque souffle d'énergie se répercutait à travers tout son être.
Cependant, ce calme apparent fut rapidement brisé. Une image traversa son esprit, vive et brutale, puis une autre, encore plus violente, jusqu'à ce qu'une vague dévastatrice de souvenirs s'abatte sur lui. Des fragments multiples se déversaient en lui comme une avalanche, chaque instant apportant son lot de sensations, de pensées et d'émotions étrangères. La douleur était insupportable, chaque fragment semblait fracturer son esprit un peu plus.
Dans le monde réel, son corps réagissait violemment. Son pouls s'accéléra, sa respiration devint erratique. Une sueur froide perla sur son front, tandis que sa température atteignait des niveaux alarmants.
« Il fait une crise ! Stabilisez-le, maintenant ! » cria l'une des médecins, brisant le silence oppressant de la pièce.
Mais alors qu'ils s'activaient autour de lui, une nouvelle vague d'énergie déferla, incontrôlable. Le mana de Tanza se déchaîna dans une pulsation brutale, soufflant les machines autour de lui. Les écrans vacillèrent avant de s'éteindre un à un, incapables de supporter cette puissance débridée.
« Je vais lui injecter du mana pour le stabiliser, appelons les équipements spécialisés, vite ! » lança une autre voix, paniquée.
Une pression écrasante envahit la pièce, forçant les médecins à reculer, impuissants. L'air semblait dense, presque vivant, une force invisible qu'ils ne pouvaient contenir.
Dans son esprit, Tanza luttait contre cette force dévorante. Les souvenirs continuaient de l'envahir, chacun porté par une douleur viscérale. Il ressentait les rugissements, la souffrance de la créature qu'il avait abattue, mais aussi quelque chose d'encore plus insidieux : une conscience ténue, presque humaine. Un cri d'agonie, un dernier souffle avant de sombrer.
Puis, au milieu du chaos, une voix s'éleva, grave et grondante, comme si elle émanait du plus profond de lui-même :
« Tu as pris ce qui m'appartenait… Peux-tu porter ce fardeau ? »
Une vision plus nette traversa son esprit : un paysage dévasté, plongé dans une obscurité oppressante. Des ombres rampantes dévoraient tout sur leur passage. Et au centre de ce tourbillon de destruction, une lueur persistait, fragile, vacillante.
Une silhouette émergea alors de l'obscurité : majestueuse et indéfinissable, ni homme ni bête. Elle tendit une main vers lui, et sa voix, douce mais implacable, murmura : « Tu sembles affamé. »
Tanza sentit une pression écrasante. Des ombres, noires et mouvantes, s'insinuaient autour de lui, s'enroulant autour de ses bras, de ses jambes, de son torse, comme des serpents invisibles. Elles se faufilaient sous sa peau, envahissant chaque fibre de son être, chaque pensée. Il sentit la morsure glacée de la peur s'emparer de lui, mais il ne pouvait pas céder. Il devait résister.
Les voix des ombres chuchotaient des promesses de puissance, de destruction, et il les sentait, ces fragments d'âme qu'il avait ingérés, qui se débattaient à l'intérieur de lui, cherchant à prendre le contrôle. Il se battait, serrant les poings, mais chaque mouvement semblait attiser la force de l'obscurité. Les ombres l'appelaient, l'invitant à plonger dans l'abîme. Tanza savait que s'il cédait, il deviendrait quelque chose d'autre. Quelque chose qu'il ne reconnaîtrait plus.
Il ferma les yeux, se concentrant sur sa respiration, cherchant une ancre dans cette mer noire. Chaque souffle était un combat, un effort pour repousser l'inévitable, pour garder un semblant de contrôle. "Ne cède pas", se répéta-t-il. "Je suis Tanza. Je suis... moi."
Mais les ombres semblaient rire, un ricanement sourd et lointain, comme une écho de son propre doute. Elles se tordaient autour de lui, se nourrissant de ses peurs, de son épuisement. Il ne savait plus combien de temps il avait lutté ainsi, une éternité peut-être. Puis, soudain, il sentit une nouvelle vague d'énergie déferler en lui. Un cri silencieux, comme un éclat de lumière dans la nuit. Il se ressaisit, il luttait encore, mais cette fois avec une force nouvelle. Peut-être avait-il trouvé la clé pour maîtriser ce pouvoir.
Tanza sentit une chaleur étrange s'éveiller dans sa poitrine, une chaleur qui le ramenait à la réalité, mais qui portait avec elle une ombre inquiétante. Quelque chose en lui avait changé. Quelque chose d'irrévocable.
À cet instant, alors que son esprit vacillait, les ombres qui l'avaient envahi s'éclipsèrent, laissant place à une lumière aveuglante. Les sensations qui le traversaient, violentes et inconscientes, se calquaient lentement sur la réalité. Tanza rouvrit les yeux, et la pièce autour de lui apparut sous un angle déformé.
Ses yeux, d'habitude d'un noir profond, étaient maintenant… différents. Deux couleurs distinctes se dessinaient, contrastant l'une avec l'autre : un bleu glacé, presque surnaturel, et un éclat doré, comme une flamme mourante. Les médecins observaient cette transformation avec des yeux pleins d'angoisse, mais Tanza ne les remarqua même pas. Il savait, au fond de lui, que ce n'était que le début d'une transformation bien plus profonde.
L'ombre du fardeau qu'il portait s'était inscrite en lui, et il le sentait, à chaque battement de son cœur, grandir.