Le miroir dans ma salle de bain est un vieux compagnon. Je l'ai vu couvert de buée les matins d'hiver, éclaboussé d'eau après une douche rapide, ou encore illuminé par la lumière crue des spots que j'ai installés moi-même. Aujourd'hui, il me renvoie un visage qui ne pourrait être plus satisfait.
C'est moi. Diego Sanchez. 27 ans, 1m92, 93 kilos de muscles taillés comme un marbre grec. Mes cheveux noirs sont impeccablement coiffés en arrière, laissant entrevoir mon front haut et ma mâchoire carrée. Mes yeux, d'un brun sombre et profond, brillent d'une confiance que je n'ai pas toujours eue.
Je penche légèrement la tête et laisse un sourire éclatant se former sur mes lèvres. Ce sourire, c'est ma marque de fabrique. Celui qui illumine les pages des magazines sportifs et fait tourner la tête des passants dans la rue. Oui, je suis Diego Sanchez, et je suis au sommet du monde.
Mais qu'est-ce qu'un sommet, vraiment ? Pour moi, c'est ça :
- Une carrière de boxeur professionnel que beaucoup envient.
- Une ceinture régionale remportée à 23 ans.
- Une fiancée magnifique, Elena, que j'ai demandée en mariage il y a deux jours, et qui a dit oui avec des larmes dans les yeux.
- Et, demain, le combat de ma vie.
Je passe une main sur mon visage, sentant la rugosité de ma barbe de trois jours. Je devrais peut-être la raser avant le grand soir, mais une partie de moi aime cette allure un peu brute. Un peu sauvage.
Mon téléphone vibre sur le comptoir. Je l'attrape et souris en voyant le message.
**Victor :**
*Hey, frère. T'es prêt pour demain ? Je parie une tournée sur ta victoire.*
Victor. Mon meilleur ami. Mon frère de cœur. Depuis la maternelle, on est inséparables. Lui, c'est le gars décontracté, toujours un peu en retard, mais avec un sourire qui désarme. Il a été à mes côtés dans chaque étape de ma vie. Les bons moments, comme aujourd'hui, et les pires, comme… non, je n'ai pas envie d'y penser.
Je tape rapidement une réponse.
**Moi :**
*Prêt comme jamais. Tu sais que j'aime pas perdre, vieux.*
À peine ai-je envoyé le message que le téléphone vibre de nouveau. Cette fois, c'est un appel. Elena.
Je décroche en souriant.
— Salut, ma belle.
— Diego ! Tu rentres bientôt ? Je voulais qu'on choisisse les fleurs pour le mariage.
Je ris doucement.
— Tu sais que c'est dans huit mois, pas demain ? On a le temps, Elena. Mais si tu veux, je peux passer plus tôt. J'ai fini l'entraînement plus vite que prévu.
Il y a un silence à l'autre bout du fil, puis sa voix revient, douce mais un peu nerveuse.
— Oh… euh… oui, d'accord. Mais pas besoin de te presser, hein.
Quelque chose dans son ton me fait froncer les sourcils. Elle a l'air… tendue ?
— Tout va bien ?
— Oui, oui, tout va bien !
Je décide de ne pas insister. Elena est du genre à stresser pour des détails. C'est probablement lié au mariage.
— Ok. À tout à l'heure, alors.
Je raccroche, attrape mes clés et quitte la salle de bain, me dirigeant vers la porte d'entrée de l'appartement.
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Le trajet en voiture est rapide, mais mon esprit vagabonde. Je repense à ma proposition de mariage, à la façon dont Elena a pleuré en disant oui. C'était un moment parfait, presque irréel. J'avais organisé tout ça dans un restaurant chic, avec une vue imprenable sur la mer. Les clients avaient applaudi quand elle avait accepté.
Victor était là aussi, en retrait, souriant comme un idiot. Il avait filmé tout ça sur son téléphone. Quand je lui avais demandé pourquoi, il avait ri.
— Parce que tu vas vouloir revoir ça quand t'auras 50 ans, vieux.
Je souris en y repensant.
Quand j'arrive devant notre immeuble, je remarque que la lumière de notre appartement est déjà allumée. J'ai pourtant prévenu Elena que je rentrais plus tôt. Peut-être qu'elle a oublié.
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Je monte les escaliers deux par deux, excité à l'idée de la surprendre. Elle adore quand je fais ça. Elena, c'est une femme pleine de vie, de passion. Elle a cette façon unique de sourire qui rend tout plus lumineux.
Mais en tournant la clé dans la serrure, une sensation étrange me saisit. Un pressentiment que je ne peux expliquer.
La porte s'ouvre sur un silence inhabituel. L'appartement est propre, impeccable comme toujours. Pourtant, il y a quelque chose de différent.
Je pose mes affaires et avance doucement vers la chambre. La porte est entrebâillée, et je vois une lumière tamisée filtrer à travers.
Puis, j'entends des murmures.
Mon cœur s'accélère, sans que je comprenne pourquoi.
Je pousse doucement la porte.
Et là, le monde s'effondre autour de moi...
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Je reste figé sur le seuil, comme si mes jambes refusaient d'obéir. Mon esprit me hurle de reculer, de claquer la porte et de prétendre que je n'ai rien vu. Mais mes yeux… mes yeux refusent de me mentir.
Dans mon lit, celui que j'ai partagé avec Elena pendant trois ans, elle est là. Son corps nu, étendu sur les draps froissés. Et à côté d'elle, tout aussi dénudé, mon meilleur ami, Victor.
Le monde tourne au ralenti.
Leurs rires complices, qui s'éteignent brutalement quand ils m'aperçoivent. La panique dans les yeux d'Elena, ses lèvres qui murmurent un "Diego" à peine audible. La stupeur de Victor, ses mains tremblantes qui tentent de saisir un drap pour se couvrir.
Mais rien de tout cela n'a de sens. Rien ne peut expliquer ce que je vois.
— Qu'est-ce que… qu'est-ce que vous faites ?
Ma voix est faible, étranglée, comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre.
— Diego… je… ce n'est pas… commence Elena, en se redressant maladroitement.
— Ferme-la, Elena, grogné-je, ma voix soudain dure comme de l'acier.
Victor lève les mains en signe de paix.
— Écoute, frère, c'est pas ce que tu crois.
— Pas ce que je crois ?! criai-je, mes poings se serrant si fort que mes articulations blanchissent. Alors quoi, Victor ? Tu te retrouves dans MON lit avec MA fiancée, et c'est censé être une putain de coïncidence ?!
Je fais un pas en avant, et Victor recule, trébuchant presque sur le bord du lit. Elena se met entre nous, les larmes coulant sur ses joues.
— Diego, arrête, s'il te plaît ! C'est… c'est une erreur, je t'en supplie.
— Une erreur ? Tu veux me dire que tu es tombée par accident dans son lit ?
Elle secoue la tête, incapable de répondre.
Victor tente de parler, mais je le coupe d'un regard.
— Toi, ferme-la. Tu étais mon frère. Mon putain de frère.
Ma voix se brise, et je ressens un mélange d'émotions qui menace de m'engloutir : colère, trahison, humiliation.
Je les désigne du doigt, tous les deux.
— Dehors. Maintenant.
— Diego, attends… commence Victor.
— DEHORS ! hurle-je, ma voix résonnant dans l'appartement comme un coup de tonnerre.
Ils attrapent leurs vêtements en silence, s'habillent maladroitement sous mon regard furieux. Elena s'approche de moi, ses yeux suppliants.
— Diego, je t'aime.
Je ris. Un rire amer, cruel.
— Non, Elena. Tu ne sais pas ce que c'est que l'amour.
Je lui tourne le dos et attends qu'ils partent. La porte claque derrière eux, et un silence glacial envahit l'appartement.
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Je m'effondre sur le canapé, les mains tremblantes. Mon cœur bat encore à un rythme effréné, mais ce n'est plus de colère. C'est de douleur. Une douleur si vive qu'elle me coupe le souffle.
Je fixe le plafond, essayant de comprendre où tout cela a dérapé.
Elena. Victor. Ces deux personnes que j'aimais le plus au monde. Comment ont-ils pu me faire ça ?
Je pense à tous les moments passés avec eux. Les soirées avec Victor, où on refaisait le monde autour d'une bière. Les moments tendres avec Elena, où elle me regardait comme si j'étais son univers tout entier.
Était-ce faux ? Tout ça ?
Leurs rires, leurs regards… étaient-ils en train de se moquer de moi ?
Les heures passent, et je n'arrive pas à fermer l'œil. Chaque fois que je ferme les yeux, je les revois ensemble, leurs corps enlacés dans MON lit.
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Le réveil sonne à six heures. Je l'éteins d'un geste brusque, mes yeux rouges et cernés. Je n'ai pas dormi une seule seconde.
Dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir. Ce visage confiant, presque arrogant, n'est plus là. À la place, je vois un homme brisé, vidé de toute joie.
Je passe de l'eau froide sur mon visage, espérant que cela suffira à me réveiller. Mais la fatigue est ancrée dans mes os.
Dans la cuisine, je prépare un café. Mes mains tremblent en tenant la tasse, et je la repose avant de la briser.
Il faut que je me concentre. Aujourd'hui, c'est le combat le plus important de ma carrière. Je ne peux pas laisser ça me distraire.
Mais c'est plus facile à dire qu'à faire.
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Le stade est immense. Des milliers de personnes sont rassemblées, criant mon nom, brandissant des pancartes. Les flashs des caméras illuminent la scène, rendant l'atmosphère encore plus électrique.
Mon entraîneur, Luis, pose une main sur mon épaule.
— Tu te sens prêt, gamin ?
Je hoche la tête, même si ce n'est qu'un mensonge.
— Tu vas écraser ce type. David Santiago, c'est rien comparé à toi.
David Santiago. Mon adversaire. Un boxeur talentueux, mais sans le prestige que j'ai accumulé. Pourtant, il se bat avec une détermination qui force le respect. Il ne fait pas ça pour la gloire, mais pour aider son quartier pauvre.
C'est ironique, non ? Moi, le favori, je suis celui qui est à terre aujourd'hui.
Quand j'entre sur le ring, les acclamations deviennent assourdissantes. Mais je n'entends rien. Mon esprit est ailleurs.
De l'autre côté, David monte à son tour sur le ring. Son regard est calme, concentré. C'est un homme avec un but clair, et cela se voit dans chacun de ses gestes.
L'arbitre nous appelle au centre.
— Combat propre. Pas de coups bas. Bonne chance à tous les deux.
Nous touchons nos gants, et le combat commence.
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Les premiers rounds sont équilibrés. David est rapide, agile. Mais je suis plus puissant, plus expérimenté.
À chaque coup que je porte, je sens une partie de ma rage se libérer. Mais ce n'est pas suffisant.
Au quatrième round, quelque chose change.
Je le vois. Non, ce n'est pas David devant moi. C'est Victor. Victor avec ce sourire narquois, celui qu'il avait quand je les ai surpris.
La rage monte en moi comme un torrent incontrôlable.
Je frappe. Encore. Et encore.
L'arbitre essaie de m'arrêter, mais je ne peux pas. Tout ce que je vois, c'est le visage de Victor. Tout ce que je ressens, c'est cette trahison brûlante.
Quand je reprends mes esprits, il est trop tard.
David Santiago est au sol, immobile.
L'arène est silencieuse.
Je lève les yeux et vois les regards horrifiés autour de moi. Mon entraîneur, l'arbitre, les spectateurs.
Je baisse les yeux sur mes mains couvertes de sang.
Et je sais que ma vie vient de prendre un tournant irréversible.
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Le silence dans l'arène est plus lourd que les applaudissements qu'on m'avait promis. À cet instant, je donnerais tout pour que les acclamations étouffent ce vide assourdissant. Mais il n'y a rien.
David Santiago est toujours immobile, son corps inerte étendu sur le sol. Les médecins se précipitent sur lui, leurs voix pressées se mêlant au murmure horrifié de la foule.
Je titube en arrière, mes poings tremblant de rage et de peur. Mes muscles sont tendus, comme si mon corps refusait de comprendre ce qu'il venait de faire.
Luis grimpe sur le ring et m'attrape par les épaules, son regard furieux.
— Bon sang, Diego ! Qu'est-ce que tu as fait ?!
— C'était… un accident… murmuré-je, la gorge sèche.
Mais je sais que ce n'est pas vrai. Ce n'était pas un accident. C'était intentionnel, sauvage, incontrôlé. Je ne voyais plus David. Je voyais Victor.
La foule commence à huer. Des cris fusent :
— Assassin !
— Monstre !
Je veux hurler que je ne suis pas un monstre, que c'était une erreur. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Deux policiers montent sur le ring. L'un d'eux attrape mon bras.
— Diego Sanchez, vous êtes en état d'arrestation pour agression grave.
Je ne résiste pas. À quoi bon ?
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L'air dans la cellule est froid, humide. Les murs en béton gris suintent une solitude étouffante. Je suis assis sur le lit étroit, les mains croisées, le regard perdu.
Ils m'ont emmené directement ici après le combat. Pas de douche, pas de mots gentils. Juste des regards accusateurs, comme si je portais déjà une pancarte autour du cou disant *coupable*.
Mon avocat, un homme nerveux que je n'ai jamais rencontré auparavant, est venu me voir.
— Diego, il va falloir coopérer. Tu comprends que les charges sont graves ?
J'ai hoché la tête sans rien dire.
— Santiago est dans le coma. Les médecins disent que ses chances de s'en sortir sont minces.
Ses mots résonnent comme un coup de poing. Un coma. Pas mort. Pas encore. Mais cela pourrait arriver à tout moment.
Le pire, c'est que je ne sais pas ce que je ressens. Une partie de moi est soulagée qu'il soit encore en vie. Une autre, celle qui a vu Victor à sa place, se sent encore brûlée par la rage.
Après quelques heures, ils m'autorisent à rentrer chez moi. Pas libre, bien sûr. Assigné à résidence, avec un bracelet électronique. Mais c'est mieux que cette cellule glaciale.
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L'appartement est silencieux quand je rentre. Trop silencieux. Je m'assois sur le canapé, incapable de faire quoi que ce soit.
Le téléphone commence à vibrer sur la table basse. Je le prends, espérant un message de ma mère, de quelqu'un qui m'apporte du réconfort. Mais ce n'est rien de tel.
Des centaines de messages. Des insultes.
**"T'es une ordure."**
**"Rends justice à Santiago !"**
**"Assassin."**
Chaque notification est comme un coup de couteau.
J'allume la télévision, espérant noyer le bruit de mes pensées. Mais les chaînes d'information ne parlent que de ça.
Sur l'écran, une femme apparaît. Elle est élégante malgré son visage marqué par la douleur. Margaret Santiago. La mère de David.
À côté d'elle, une petite fille. Theresa. Ses cheveux noirs tombent en boucles sur ses épaules, et ses grands yeux pleins de larmes me transpercent.
— Rendez-moi mon papa ! sanglote-t-elle devant les caméras.
Je sens mon cœur se briser.
— Je veux mon papa ! répète-t-elle.
Je ne peux pas détourner les yeux. Cette gamine est innocente. Elle ne mérite pas ça. Elle ne mérite pas que son père soit dans un lit d'hôpital à cause de moi.
J'éteins la télévision, incapable d'en supporter davantage.
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Les jours passent. Les messages haineux continuent d'affluer, et je commence à éviter mon téléphone. Je ne sors pas de mon appartement. De toute façon, je n'en ai pas le droit.
Je passe mes journées à tourner en rond, revoyant encore et encore les événements du combat. Chaque détail est gravé dans ma mémoire : le visage de David, l'expression de l'arbitre, le bruit sourd de mes poings contre sa chair.
Je pense à me suicider. Plus d'une fois. Je m'assois sur le bord du lit, une boîte de somnifères à la main, me demandant si ce ne serait pas plus facile pour tout le monde.
Mais chaque fois, quelque chose m'arrête. Une petite voix dans ma tête. Celle de ma mère.
Un soir, elle appelle. Sa voix est douce, remplie d'un amour inébranlable.
— Diego, mon fils… je sais que c'est dur. Mais tu dois te rappeler que tu n'es pas seul. Peu importe ce que le monde dit de toi, je serai toujours là. Je t'aime, Diego. Et je ne t'abandonnerai jamais.
Ses mots me font pleurer. Pour la première fois depuis des jours, je laisse les larmes couler librement.
Je décide de me battre, pas pour une ceinture ou pour la gloire, mais pour retrouver un semblant de paix intérieure.
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Je suis sur le canapé, regardant distraitement une vieille rediffusion d'un match de boxe, quand tout bascule.
La porte de mon appartement vole en éclats, et un homme cagoulé entre, un pistolet à la main.
— Ça, c'est pour David ! hurle-t-il avant de tirer.
Le bruit du coup de feu est assourdissant. Une douleur brûlante traverse ma poitrine, et je m'effondre.
Je sens mon corps s'engourdir. Mon souffle devient laborieux. Le monde autour de moi s'efface, remplacé par une sensation étrange de chute.
Je suis dans un lac. Un lac sombre et profond. Je coule, incapable de bouger.
Les regrets me submergent, et une pensée me traverse l'esprit : *C'est comme ça que ça finit ?
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Quand j'ouvre les yeux, je sens une chaleur douce. Je suis enveloppé dans des bras, et un parfum familier me parvient. Je tente de bouger, mais mon corps ne répond pas.
Je baisse les yeux et vois de petites mains. Trop petites pour être les miennes.
— David… murmure une voix.
Je lève les yeux et rencontre le visage de Margaret Santiago. Ses traits sont jeunes, beaucoup plus jeunes que dans mes souvenirs récents.
— Mon bébé…
Mon bébé ?
Je comprends alors, avec une clarté terrifiante : je ne suis plus Diego Sanchez.
Je suis David Santiago.
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