Point de vue Lauriane
Je tapotais l'éponge avec une précision presque mécanique sur mes joues, la poudre se déposant en une fine couche comme un voile invisible, une armure légère. Le reflet dans le miroir me renvoyait une image que je connaissais trop bien. Elle n'avait pas changé. Mon regard se fixa sur celui du chauffeur de taxi dans le rétroviseur. Il avait l'air un peu fatigué, mais surtout insignifiant. Ses yeux cherchaient quelque chose, mais ne trouvaient que l'ombre de ce qu'ils attendaient. Un homme fatigué, écrasé par la vie.
Après plusieurs rues, le taxi s'arrêta enfin, les roues crissant légèrement sur le pavé rugueux. Le moteur s'éteignit dans un soupir.
— Madame, nous sommes arrivés, dit-il, un peu hésitant, comme s'il attendait une réaction de ma part.
Je ne répondis pas. Je n'avais rien à dire. D'un geste sec, j'envoyai les billets sur son siège avant de claquer la portière avec une froideur calculée.
— Excusez-moi, Madame ! cria-t-il derrière moi. Vous avez oublié votre livre !
Je m'arrêtai à peine, mais assez pour lui tendre la main. Il me donna 34 nuances à servir. Je l'attrapai d'un geste sec, sans prendre la peine de le remercier. Une pensée fugitive pour Naël, l'idiote. Un léger sourire se dessina sur mes lèvres. Puis je fis volte-face.
Le bruit des talons frappant le pavé était comme un écho dans la chaleur de l'après-midi. L'air était lourd, saturé d'odeurs de goudron et de pollution, mais je ne m'en préoccupais même plus. La rue était mon domaine, tout comme le parfum du vent chaud, qui se mêlait aux éclats de rires des hommes qui m'observaient.
La rue qui menait à l'immeuble, je la connaissais trop bien. J'y habitais depuis un moment, entre les regards sales et les murmures de rue. Les hommes étaient comme des ombres qui rôdaient autour de moi, dévorant l'espace de leur désir non demandé. Mais je n'avais rien à leur offrir. Rien de ce qu'ils attendaient. J'étais au-dessus. Je l'étais toujours.
Je pris un instant pour me regarder dans la vitrine d'un magasin, admirant la silhouette de mon reflet. Mes talons claquaient sur le bitume, résonnant dans l'air comme un signal.
— Hé Lauriane ! T'es trop bonne, viens t'amuser avec nous ! cria un type sur une moto, son sourire un peu trop large.
Je ne me retournai même pas. Chaque cri, chaque mot de ces inconnus ne me touchait plus. Je les ignorais tous. La rue, c'était mon territoire.
D'autres voix fusèrent, toutes semblables, toutes aussi prévisibles :
— Laisse tomber ces débiles, viens par ici, répliqua un autre depuis son balcon.
— Lauriane, je t'aime ! beugla un gamin, qui n'avait probablement pas encore l'âge de comprendre ce mot.
Je laissai échapper un petit sourire moqueur, une brise effleurant mon visage. Ces hommes, ces gamins, ne comprenaient rien. Ils croyaient que je les voyais, mais je ne voyais qu'un décor sans âme autour de moi. J'étais trop loin. Trop au-dessus. Mais ils persistaient, de plus en plus bruyants.
Je continuai ma marche, un peu plus lente, m'attardant à observer leurs têtes égarées. Un déhanché, un regard par-dessus mon épaule, et je le savais déjà : ce soir, je reviendrais encore chez moi en sachant que tous ces types là-bas ne seraient plus que des souvenirs déformés. Comme tous les hommes.
J'arrivai devant la porte de l'immeuble. Avant d'ouvrir, une voix m'interpella.
— Lauriane ! Ça fait un bail !
Je fis une pause, une fraction de seconde, avant de lever les yeux. Trent. Je l'avais vu traîner dans le quartier des dizaines de fois, toujours avec la même attitude de pauvre type, celle de ceux qui ne comprennent jamais. Son regard était un mélange d'espoir et de dépit.
Je le fixai, ne cachant même pas mon mépris.
— Eh bien, t'as gagné au loto ? lui demandai-je avec un sourire faussement curieux.
Il rougit, ne sachant pas quoi répondre. Pauvre idiot.
— Non... répondit-il enfin, son air de chien battu m'amusant plus qu'il ne m'agacait.
Je souris intérieurement, avant de lancer, à voix haute :
— Bah, tu vois, c'est bien ce que je pensais. T'as l'air de sortir tout droit d'un clip de rap bas de gamme. Va t'acheter des vêtements, et peut-être aussi une vie.
Je lâchai la phrase assez fort pour qu'elle résonne dans la rue, pour que les autres l'entendent et la répètent. Je n'en avais rien à faire. Je n'avais pas besoin de lui. De ces gens-là. Ce n'étaient rien d'autre que des bruits de fond. J'étais au-dessus.
Je lui tournai le dos sans un regard, et le claquement de la porte derrière moi résonna comme une sentence, mais une fraction de seconde, je me demandai si j'avais été trop dure. Un bref moment de doute me traversa, mais il s'éteignit aussi vite qu'il était venu. Je n'avais pas le temps pour ça. La froideur me protégeait, et c'était tout ce qui comptait.
♧
Il était 19h quand mes amies arrivèrent. Myriam et Paméla. Deux symboles de Badangels, chacune à sa manière. Elles étaient jeunes, belles, et, comme moi, prenaient ce qu'elles pouvaient dans la vie. Mais à la différence de moi, elles étaient à peine conscientes de leur propre vacuité, trop préoccupées par leurs apparences et leurs envies immédiates. Je me demandais encore comment elles avaient réussi à passer leurs bacs.
— Salut Lauriane ! s'écria Myriam, un sourire fendu jusqu'aux oreilles.
— Ça va, ma belle ? demanda Paméla, toujours un peu trop enthousiaste pour mon goût.
Je les regardai toutes les deux, puis je soupirai. Leurs voix aiguës m'étaient insupportables, mais je les avais toujours à portée de main. Elles étaient utiles, c'est tout ce qui comptait.
Myriam, avec ses cheveux rouges et ses courbes généreuses, toujours un peu trop en avant, et Paméla, plus calme, plus élancée, avec ses cheveux longs et son teint bronzé. Elle me rappelait un peu Naël, mais en plus... palpable. Plus intense. Un peu moins lisse.
En les observant, je pensais à Naël. Cette gamine qui vivait dans sa propre réalité, comme si elle croyait encore aux contes de fées. Une idiote. Une bouffée de frustration m'envahit. J'avais arrêté de rêver il y a bien longtemps. Elle, elle n'avait aucune idée de ce qu'était la vie. Moi, j'avais tout compris trop tôt.
— Vous avez fait ma lessive ? lançai-je sans détour, fuyant mes pensées pour cette idiote de Naël, tout en allant vers le frigo.
Paméla, toujours pleine d'énergie, s'assit sur le canapé, un sourire radieux aux lèvres.
— Tu sais, Lauriane, je me demande si tu ne te fous pas un peu de notre gueule parfois, dit-elle, les yeux perçants.
Je la regardai, un sourcil levé, avant de répondre d'un ton sec :
— Si je me fous de vous ? Non, je vous rends service. Vous ne comprenez pas, mais je vous rends service.
Paméla haussait les épaules, tandis que Myriam semblait perdue dans ses pensées, son regard fuyant. Peut-être qu'elle savait ce que je voulais dire, mais elle n'osait pas le dire à voix haute.
Un dernier regard jeté, je les laissai se chamailler. Je n'avais plus de patience pour ces discussions sans fin. Une qui disait qu'elle devait se bouger et travailler. C'était la moindre des choses après tout ce que je payais : l'appartement, les factures, la bouffe, le Wi-Fi. Sans moi, elles seraient perdues. Elles le savaient.
Je n'avais pas envie de m'attarder sur leurs disputes. Elles étaient bonnes à ça, à se chamailler pour des bêtises. Je les observai un instant, puis laissai la scène derrière moi, me dirigeant vers ma chambre. La plus grande. C'était normal. La deuxième, elles la partageraient. Quant à la troisième, elle était pleine de mes vêtements. Si elles n'étaient pas contentes, la porte était grande ouverte. Elles n'avaient qu'à partir. Ce n'était pas ça qui m'ennuierait.
Je les laissai se chamailler, leurs voix devenant de plus en plus indistinctes depuis la chambre. C'était ainsi à chaque fois. Une soirée parmi tant d'autres : un peu de bruit, un peu de monde, et moi, toujours un peu plus loin, comme une spectatrice de ma propre existence.