Kamiru n'a pas le temps de réagir. Ren , cet élève calme au regard perçant, continue de le fixer intensément, comme s'il essayait de sonder les moindres recoins de son âme. Kamiru se sent observé de manière bien trop intime. Il n'a jamais aimé qu'on lui accorde trop d'attention, surtout quand il ne sait pas pourquoi il la mérite.
Avant qu'il puisse répondre, Yuko débarque, tout sourire, les bras chargés de deux verres débordant de liquide pétillant. L'un d'eux semble encore plus coloré que l'autre, probablement un cocktail spécial de la maison. Kamiru se demande vaguement s'il existe des cocktails capables d'apaiser la sensation étrange qu'il ressent depuis qu'il est arrivé ici, mais il garde ses pensées pour lui.
— Alors, vous entendez bien, les gars ? s'exclame Yuko, se jetant dans la conversation comme une bouffée d'air frais. Elle semble complètement indifférente à l'atmosphère pesante qui s'est installée entre Kamiru et Ren, mais il est évident qu'elle a plus de tact qu'il n'en faut pour éviter de faire exploser la tension.
Kamiru, un peu secoué, se contente de hocher la tête, suggère de retrouver une certaine contenance. Il prend son verre d'un geste un peu maladroit, les doigts serrant le verre avec une pression qui le fait presque glisser. Yuko semble prête à lui enchaîner une série d'histoires absurdes sur ses dernières aventures avec les professeurs ou ses matchs de sport improbables. Il se dit que peut-être, juste peut-être, il pourrait se détendre un peu en écoutant ses récits farfelus.
Mais à peine Yuko commence-t-elle à parler qu'un cri déchire l'air. Kamiru tourne la tête en direction du bruit et aperçoit un groupe d'élèves en train de se livrer à une danse totalement débridée sur l'une des tables du bar. Les lumières stroboscopiques du Splash s'intensifient, projetant des ombres tordues sur les murs tandis qu'un élève, visiblement trop éméché, fait une pirouette qui se termine par une chute catastrophique dans une pile de chaises. Le bruit du métal qui s'écroule se mêle à celui des rires hystériques de la foule, une mélodie presque étrangère à Kamiru.
Un des élèves, une fille aux cheveux roses en bataille, lance une canette de soda dans les airs comme si c'était un projectile dans un film d'action. La canette décolle dans une trajectoire presque parfaite avant de s'écraser contre le plafond, éclatant en une pluie de bulles et de morceaux de plastique. Kamiru regarde la scène, bouche bée. Est-ce que c'est ça, la normalité ici ?
Le rythme de la musique s'accélère, et soudain, une autre élève, habillée en costume de licorne, prend la parole de manière théâtrale :
- Hé ! Si vous voulez vraiment faire la fête, il faut chanter comme des animaux ! Et, sans même attendre une réaction, elle se met à imiter un cochon, se roulant sur le sol en poussant des cris grotesques. La faute éclate de rire, et Kamiru se demande si le temps s'est arrêté ou si tout est simplement devenu absurde à une vitesse hallucinante.
Yuko, toujours enthousiaste, lève son verre et clame :
— Kamiru, t'as vu ? C'est ça le Splash ! Bienvenue dans le royaume de l'absurde !
Kamiru n'a pas le temps de répondre, car Yuko, déjà en train de danser sur sa chaise, le pris par le bras pour qu'il la suive dans une danse totalement improvisée. Il se laisse entraîner, un peu hésitant au départ, puis se prend au jeu en voyant tout le monde autour de lui se déchaîner sans la moindre inhibition. Peut-être que c'est ce qu'il lui fallait, un moyen de sortir de sa tête. Le problème, c'est que chaque mouvement qu'il fait le rend de plus en plus conscient du décalage qu'il ressent. Mais alors que ses pieds bougent au rythme de la musique, il finit par se laisser emporter par l'énergie brute de la pièce.
— Allez, Kamiru ! Fais la pizza ! Fais comme moi ! crie Yuko en riant. Kamiru, complètement désorienté, la suit, sans vraiment comprendre ce qu'il fait. Il se met à imiter les mouvements qu'elle fait, se balançant dans tous les sens, hurlant des mots incompréhensibles à travers la salle, tout en agitant ses bras comme s'il faisait une imitation d'une pizza géante. Il n'est même pas sûr de savoir ce que ça signifie, mais le public autour de lui semble totalement ravi.
Un cri encore plus fort s'élève, et cette fois-ci, c'est un des professeurs, M. Hasegawa , qui surgit en plein milieu du bar, portant une énorme boîte de pizza. Il la brandit devant tout le monde comme une sorte de trophée et de hurle :
— QUI VEUT UNE PART DE PIZZA GRATUITE ?!
Il saute dans la fosse, esquivant des bouteilles vides et des canettes qui volent dans l'air, tout en lançant des tranches de pizza à la volée. Kamiru, dans un éclair de lucidité, voit les élèves attraper les tranches comme des animaux sauvages, s'agrippant aux morceaux comme s'ils étaient les derniers survivants d'une apocalypse alimentaire. La scène est à la fois hilarante et démente, et Kamiru se rend compte qu'il est traduit dans un autre monde. Il tente de récupérer un morceau de pizza dans l'air, mais il finit par se prendre une tranche en pleine tête. Un éclat de rire général secoue la salle.
Ren, qui observait la scène avec un léger en coin, se penche en avant et murmure à Kamiru :
— Tu vois, c'est exactement ça… tu es dans le même espace que tout le monde ici, mais tu n'as pas encore compris comment jouer le jeu.
Kamiru ne sait plus quoi répondre. Il est pris dans le tourbillon de l'absurdité qui l'entoure, mais une partie de lui résiste encore, se demandant où tout cela va bien mener. Pourquoi lui ? Pourquoi est-ce qu'il se trouve aussi… à l'écart ?
Ren continue de l'observer, mais cette fois, il semble amusé. Il se penche, sa voix presque un chuchotement :
— T'as remarqué, Kamiru ? Chaque personne ici a une façade. Une folie qu'ils cachent et qu'ils laissent exploser ici. Ils sont tous acteurs dans leur propre film. Mais toi… toi t'as l'air d'être le spectateur.
Kamiru fronce les sourcils, perplexe. Yuko revient vers lui à cet instant avec un autre verre, bien plus grand cette fois, et déclare avec un clin d'œil :
— Allez, bois ça et laisse-toi aller ! Tu n'as pas idée de ce que tu tarifs !
Kamiru hésite, mais le regard de Ren ne le quitte pas, comme une pression invisible. Il prend une gorgée du verre sans vraiment savoir ce que c'est. Le goût sucré l'envahit instantanément, et une chaleur agréable s'empare de lui. Un frisson traverse son corps, et tout à coup, il se envoie un peu plus léger. Le monde autour de lui ne semble plus aussi absurde. Ou peut-être est-ce le contraire.
La musique monte en puissance, les gens dansent encore plus frénétiquement, et Kamiru se rend compte qu'il est désormais emporté dans ce tourbillon de folie. Peut-être qu'il n'y a pas de réponse logique ici. Peut-être qu'il n'y a pas de véritable raison à tout ça. Peut-être que tout ce qu'il doit faire, c'est se laisser aller et jouer le jeu.
Au bout d'un moment, Kamiru s'aperçoit qu'il est entouré de gens qu'il ne connaît même pas, qui dansent, chantent, se roulent par terre, tout en continuant de discuter de manière absolument incohérente, comme si de rien n'était. Et, d'une manière étrange, Kamiru commence à se demander si ce n'est pas lui qui a tort. Peut-être que le monde normal est celui qu'il vient de quitter. Peut-être que ce chaos a plus de sens que tout ce qu'il a connu jusqu'ici.
Finalement, il s'abandonne complètement à l'instant, un sourire fou aux lèvres, comme tous les autres.