Le monde lui semblait suspendu entre deux respirations. Un lourd silence planait, étrangement dense, comme si le moindre son allait ébranler l'ordre fragile de l'univers. Lars ouvrit les yeux, aveuglé par une lumière blafarde qui perçait les branchages serrés au-dessus de lui. Le ciel, assombri de nuages noirs, étouffait tout éclat, et l'air sentait la terre humide et les cendres. Chaque sensation était à la fois intense et indistincte, comme un souvenir troublé par l'eau.
Il se redressa lentement, le corps encore engourdi par le sommeil ou, peut-être, par quelque chose de plus profond qu'il ne comprenait pas encore. Tout lui semblait anormalement familier, malgré la sensation d'étrangeté qui lui parcourait l'échine. Comme s'il connaissait cet endroit depuis toujours sans jamais y être venu. Il sentait le battement de la forêt, chaque feuille, chaque souffle du vent, et quelque part, le frisson de présences invisibles. Il savait que ces lieux appartenaient aux esprits, aux êtres qui se dissimulaient dans l'ombre des arbres, toujours vigilants.
Lars regarda ses mains, tâchées de terre. Il ignorait depuis combien de temps il dormait ici. Son souffle formait de petits nuages blancs, se dissipant rapidement dans l'air froid du matin. À chaque inspiration, il sentait un poids dans sa poitrine, comme si quelque chose était tapi en lui, quelque chose qui attendait le bon moment pour se réveiller.
Une voix lointaine, semblable au murmure d'un ruisseau caché, résonnait dans sa tête.
"Lars..."
Le murmure le glaça. C'était comme si la voix venait de l'intérieur de son crâne, mêlée à ses propres pensées, et pourtant distincte, puissante, ancienne. Il n'osa pas répondre. Ce nom, qui n'était qu'un prénom sans autre attache, portait un étrange poids. Un prénom sans histoire, sans lignée, sans mémoire. Il ne savait rien de ses parents, rien de l'endroit d'où il venait. Seul, il avait toujours été seul, perdu dans un monde où il semblait n'avoir de place nulle part.
Un frémissement soudain dans l'air attira son attention. Un masque d'ébène pendait à une branche proche, couvert de symboles gravés, ses yeux vides fixant Lars d'un regard figé et perçant. Il était orné de lignes complexes qui semblaient luire faiblement, comme si elles étaient encore vivantes, et un souvenir vague surgit dans l'esprit de Lars, une histoire qu'il avait entendue, ou peut-être rêvée.
Les masques de l'Ombre. Ils permettaient à celui qui les portait de percevoir les esprits, de naviguer dans les méandres du Nyama, le monde des ombres. Mais les masques étaient capricieux, des reliques puissantes, à double tranchant. Les sorciers eux-mêmes les craignaient, et Lars savait qu'un simple mortel n'avait pas le droit de s'en approcher, à moins de vouloir en subir le prix.
Et pourtant… il sentait cet appel, cet étrange désir de l'enfiler, comme s'il appartenait à ce masque. Comme si les symboles gravés parlaient directement à son sang. C'était une sensation familière et terrifiante.
Un bruissement dans les buissons interrompit ses pensées. Un animal noir, de la taille d'un chien, aux yeux jaunes perçants, le fixait. Un tokoloshe. Ces créatures, il en avait entendu parler dans les murmures des vieux du village, à l'époque où il y traînait encore. Des esprits sauvages, invoqués par les sorciers pour semer le malheur. Ils apportaient des cauchemars, volaient les âmes, et, selon les rumeurs, suivaient leurs victimes jusqu'à la mort.
Lars recula instinctivement, mais il se força à rester calme. Ce tokoloshe n'était pas ici par hasard. Tout, dans cette forêt, semblait vouloir lui dire quelque chose, chaque présence mystérieuse et chaque ombre menaçante s'agençait comme les pièces d'un puzzle. Ce masque, ce tokoloshe, cette voix dans sa tête… tout cela lui donnait l'impression qu'il faisait partie d'un rite, un rite dont il n'avait pas voulu, mais qu'il ne pouvait refuser.
Le tokoloshe s'approcha, ses yeux dorés brûlant de malice et d'une intelligence étrange. L'animal s'arrêta à quelques pas de lui, la tête inclinée, le fixant avec un mélange d'amusement et de mépris. Puis, sans un bruit, il s'évanouit dans un nuage de fumée noire.
Lars sentit un frisson glacial le traverser. L'ombre du tokoloshe semblait rester accrochée à lui, imprégnée dans l'air, et avec elle, une sensation oppressante de destin inévitable. La voix intérieure revint, plus claire cette fois.
"Lars... Réveille-toi. Tu n'es plus un simple mortel. Ce monde… a besoin de toi, mais il te dévorera si tu n'apprends pas ses secrets."
Son souffle devint plus rapide, mais il ferma les yeux, cherchant à reprendre le contrôle. Ce destin, ce qu'il lui demandait… C'était au-delà de ce qu'il pouvait imaginer, mais dans son esprit, une résolution froide se formait. Il savait que fuir était inutile. Son passé perdu, ses origines mystérieuses, ses visions… tout cela le poussait vers cet instant, comme les morceaux d'un plan cruel.
Il ouvrit les yeux, fixant le masque. Lentement, presque inconsciemment, il leva la main vers lui, mais il hésita. Il savait que s'il l'enfilait, quelque chose changerait irréversiblement en lui. Une porte serait ouverte, une porte qu'il ne pourrait plus jamais refermer.
Puis il saisit le masque, sentit sa surface froide sous ses doigts, et, avec une dernière inspiration, le plaça sur son visage.
La forêt autour de lui sembla s'éloigner, se plier, se tordre. Un bruissement emplit ses oreilles, comme des milliers de voix chuchotant en même temps. Il voyait les contours des arbres se flouter, se transformer, et à travers le voile de réalité, les esprits apparaissaient, des ombres flottant, des silhouettes imprécises et menaçantes, chacune portant un fragment de vérité, de mort et de vie.
Et dans cet instant, Lars se sentit entier, étrangement à sa place dans ce monde étrange. Il n'était plus juste un garçon perdu. Il était un passage entre les deux mondes, celui des vivants et celui des esprits.
Lars venait de s'éveiller, mais le voyage ne faisait que commencer.
À suivre...