Le silence retomba sur la clairière dévastée.
Les corps des machines, tordus et fumants, gisaient éparpillés, vestiges d'une bataille où la victoire ne résonnait que comme un écho creux.
Lyria, le souffle court, fixait les débris métalliques éparpillés autour d'elle, mais la satisfaction ne venait pas. Ils reviendraient. Plus nombreux, plus implacables. Et cette fois, elle le savait, son peuple n'aurait plus la force de les arrêter.
Ses doigts se resserrèrent autour de la garde de son épée, cherchant réconfort dans ce geste familier.
Mais cette fois, même le poids rassurant de l'arme ne pouvait calmer ses pensées. La chaleur du métal semblait s'éteindre sous ses doigts, tout comme la terre elle-même.
Jadis, cette forêt vibrait d'une énergie mystérieuse, son sol résonnant en harmonie avec la magie elfique. Maintenant, ce lien sacré s'effaçait, emportant avec lui les racines même de leur existence. Eryndor se mourait.
Elle se souvenait encore du temps où cette forêt s'illuminait de vie. Enfant, elle courait à travers ces bois, les feuilles dorées scintillant sous le soleil, enveloppée dans les chants des esprits sylvestres.
Chaque pas était une danse avec la terre, chaque souffle empli de magie. Mais aujourd'hui, tout cela n'était plus qu'un souvenir. Les arbres, jadis si fiers et majestueux, se pliaient sous le poids des âges, leurs branches squelettiques tendues vers un ciel impassible.
Lyria sentit une présence à ses côtés. C'était Galanor, son vieil ami, qui la regardait avec un mélange de tristesse et de résignation.
« Ils reviendront, n'est-ce pas ? » murmura-t-elle, les yeux fixés sur l'horizon.
Galanor hocha lentement la tête, son regard tourné vers le ciel enflammé par le coucher du soleil.
« Oui. Et cette fois, ils ne feront pas d'erreurs. »
Lyria ferma les yeux un instant, luttant contre l'envie de crier.
« Nous ne pouvons plus les repousser. Nous ne le pourrons plus jamais, » dit-elle d'une voix basse, à peine audible.
« C'est vrai, » répondit Galanor, sa voix emprunte de fatigue. « Nous avons repoussé ce qui était inévitable pendant trop longtemps. Maintenant... »
« Nous devons partir, » murmura-t-elle enfin avec fatalité, ses mots alourdis par la résignation. Les paroles étaient difficiles à prononcer, mais elle savait qu'il n'y avait plus de choix.
Galanor, à ses côtés, hocha lentement la tête. Ses yeux, autrefois remplis de sagesse et de lumière, étaient désormais ternes, comme éteints par des siècles de combats.
« Il est temps, en effet, » murmura-t-il d'une voix lasse. « Rassembler nos forces ne suffira plus. Les machines reviendront, et avec elles, l'ombre de la fin. »
Autour d'eux, les guerriers elfes commençaient à se regrouper, leurs visages marqués par la fatigue, la peur, et le doute.
Le poids des siècles et de la guerre était visible dans leurs regards.
Certains échangeaient des murmures à voix basse, d'autres fixaient la terre, incapables de lever les yeux vers la réalité qui les attendait. Un peuple fracturé, tiraillé entre le devoir de résister et la terreur de tout perdre.
Lyria détourna les yeux. Le poids de la décision qu'elle portait semblait plus lourd que son épée. Elle sentit une brûlure au fond de sa gorge, mélange de colère, de tristesse et de frustration. Comment pouvaient-ils abandonner Eryndor ? Comment elle-même pouvait-elle leur demander de faire un tel sacrifice ? Pourtant, au fond d'elle, elle savait que la terre ne pouvait plus les protéger. Le lien sacré qui les unissait à la forêt s'effaçait, tout comme leur espoir.
Lorsque tous les guerriers et le petit nombre d'habitants non-combattants furent rassemblés devant elle, Lyria devint impassible. Elle scruta chaque visage qui lui étaient si familiers, mais qui semblaient aujourd'hui empreints d'une gravité nouvelle.
Les corps étaient fatigués, les esprits brisés par la longue guerre contre les machines des humains de Vëlia. Mais ce qui allait suivre serait encore plus difficile. Elle inspira profondément.
« Nous devons partir, » finit-elle par déclarer d'une voix ferme.
Le silence qui suivit ses paroles s'étendit comme une onde de choc.
« Eryndor ne peut plus nous protéger. La forêt s'éteint, et avec elle, notre magie. »
Des murmures s'élevèrent dans la foule. La consternation se lisait sur leurs visages. Quitter Eryndor ? Abandonner la terre de leurs ancêtres ? Même ceux qui respectaient la princesse ne pouvaient pas accepter cette idée sans réagir.
Norya, une guérisseuse au visage marqué par les ans, prit la parole, sa voix tremblante, mais pleine de réprobation.
« Partir ? Abandonner cette forêt que nous avons protégée pendant des siècles ? Les arbres eux-mêmes nous ont offert leur magie, leur protection... et tu nous demandes de les quitter ? »
« Que reste-t-il de cette magie, Norya ? » répondit Lyria, sa voix lourde de tristesse. « Les arbres ne chantent plus. Leur magie s'éteint, et bientôt, il n'y aura plus rien à protéger. Nous avons essayé, pendant des années, de tenir, mais maintenant... nous devons être réalistes. »
Talyen, l'un des plus vieux et des plus sages du Conseil des Anciens, frappa le sol de son bâton, interrompant les murmures qui commençaient à grandir. « Et que proposes-tu ? Où irions-nous ? »
Lyria hésita un instant, ses mains se crispant sur les bords de sa cape. Elle aurait voulu retarder cette révélation, mais elle savait qu'elle ne pourrait pas l'éviter encore longtemps. « Nous avons envoyé des messagers... Nous avons demandé de l'aide à ceux qui autrefois se tenaient à nos côtés. »
La mention de ces alliances anciennes fit naître un espoir parmi certains, mais elle se hâta d'étouffer leurs attentes avant qu'elles ne prennent trop d'ampleur. « Les fées de Sylvaris... ne viendront pas. »
Cette révélation tomba comme un couperet.
Une onde de choc parcourut les elfes. Plusieurs d'entre eux échangèrent des regards incrédules, certains scandalisés, d'autres déçus.
Comment les fées, avec qui ils avaient partagé tant de batailles, pouvaient-elles les abandonner en cette heure sombre ?
Aelor, un jeune capitaine aux cheveux noirs et aux yeux ardents, secoua la tête avec indignation. « Comment est-ce possible ? Nous avons jadis combattu aux côtés des fées contre les trolls des montagnes ! Nous avons versé notre sang pour protéger leurs royaumes ! Et maintenant, elles nous abandonnent ? »
Lyria ferma les yeux un instant, se préparant à donner une réponse qu'elle savait douloureuse à entendre.
« Leur royaume est loin, Aelor, très loin des frontières de Vëlia. Leurs forêts enchantées sont isolées par les montagnes argentées. Ce ne sont pas des lâches, mais... elles craignent que s'engager à nos côtés ne révèle l'emplacement de leurs terres. Elles ne veulent pas attirer l'attention des humains et de leurs machines sur leurs propres ressources magiques. Elles préfèrent rester cachées... pour protéger leur peuple. »
A ces mots, un grondement s'éleva parmi les elfes.
Ce n'était pas seulement de la déception, mais une colère sourde qui prenait forme, alimentée par des années de sacrifice.
Dorran, un vétéran aux cicatrices profondes, s'avança. Son visage portait les marques de toutes les batailles livrées pour la survie de son peuple, et ses poings serrés trahissaient sa fureur.
« Cacher leurs terres ? » lança-t-il d'une voix vibrante. « Nous avons perdu des frères, des sœurs, pour défendre leurs royaumes. Est-ce ainsi qu'elles nous remercient ? »
Les elfes murmurèrent leur accord, chacun se remémorant les batailles contre les trolls, ces moments où ils avaient cru que leurs alliances étaient sacrées et indestructibles.
Mais aujourd'hui, cette fraternité semblait un lointain souvenir.
Les murmures ne cessaient de croître, se transformant en une vague de désespoir. Les elfes se tournaient les uns vers les autres, cherchant à comprendre comment un tel abandon était possible. La situation était plus désespérée qu'ils ne l'avaient imaginé.
C'est alors qu'Elvidar, un guerrier redouté, s'avança à son tour. « Si ce ne sont pas les fées, » gronda-t-il, sa voix grave perçant le tumulte, « alors qui ? Qui viendra à notre secours, princesse ? »
Lyria sentit son cœur se serrer à cette question. Elle aurait voulu tout sauf répondre à cela.
Les regards inquisiteurs de ses compagnons se posaient sur elle, comme autant de lames invisibles.
Elle baissa les yeux, sachant que ce qu'elle allait dire les diviserait peut-être à jamais. Mais il n'y avait plus de temps pour les illusions.
Elle releva lentement la tête, son regard croisant celui d'Elvidar, puis de chacun des elfes rassemblés autour d'elle. Sa voix trembla légèrement, trahissant le fardeau de cette révélation. « Les vampires. »
Un silence de plomb tomba sur la clairière, encore plus pesant que les murmures de tout à l'heure.
Personne ne semblait pouvoir croire ce qu'ils venaient d'entendre.
Des elfes échangèrent des regards incrédules, presque terrifiés.
Talyen, toujours droit comme un chêne, fixa Lyria d'un regard pénétrant. « Les vampires ? Nous devrions nous allier avec ces êtres ? Ceux dont le sang est une offense à la nature elle-même ? »
Norya secoua la tête, comme pour chasser l'idée de son esprit. « Leurs lignées sont perverties, leurs pouvoirs puisés dans les ténèbres. Ce serait renier tout ce que nous avons toujours défendu ! »
Aelor, plus impétueux, serra son poing sur le pommeau de son épée, ses yeux brillant de colère. « Et c'est toi, notre princesse, qui nous demande cela ? Toi qui portes dans tes veines la magie des Anciens ? »
Lyria sentit le poids de leurs reproches, mais elle ne pouvait pas céder.
Pas maintenant.
« Je ne fais pas ce choix de gaieté de cœur, » dit-elle d'une voix brisée.
« Je sais ce qu'ils sont. Je sais ce que cela signifie. Mais leur royaume aussi est en train de s'effondrer. Comme nous, ils ressentent la fin approcher. Nous ne partageons rien avec eux, sinon cette fatalité... mais ce sont les seuls à nous avoir tendu la main.»
Elvidar, la rage sourde toujours présente dans son regard, s'avança encore. « Et tu crois vraiment que les vampires sont la solution ? Que leur aide ne nous coûtera pas plus cher que la mort ? »
Lyria ferma les yeux un instant, une larme roulant sur sa joue. « Je ne sais pas, » avoua-t-elle finalement, sa voix à peine un murmure. « Mais c'est notre seule chance de survie.
Talyen laissa échapper un souffle indigné, son visage se durcissant.
« Et que gagnerons-nous en fuyant ? Devenir des réfugiés, mendiant l'hospitalité de ceux que nous avons méprisés pendant des siècles ? Courir vers les vampires ? Nous mêler à ces êtres que nos ancêtres ont juré de ne jamais accepter ? »
Les mots de Talyen frappèrent Lyria comme un coup de fouet, mais elle ne vacilla pas.
Elle s'avança vers lui, son regard brillant de tristesse et de détermination. « Si cela nous sauve, oui. Je suis prête à tout sacrifier pour vous donner une chance de vivre, même si cela signifie se jeter dans la gueule du loup. La terre se meurt, Talyen, elle nous murmure ses adieux. Entends-tu son appel ? Elle nous dit de partir. »
Un silence lourd s'abattit sur la clairière.
Les elfes se regardaient, incertains, leurs regards hésitants entre la loyauté envers leur princesse et la peur viscérale de l'inconnu.
« Je ne vous demande pas de renoncer à notre fierté, » ajouta Lyria, son cœur battant à tout rompre, « mais je vous demande de survivre. Nous ne pouvons plus nous accrocher à ce qui était. Nous devons penser à ce qui sera, même si cela signifie faire des alliances... inconcevables. »
Galanor fit un pas en avant, sa voix douce mais ferme. « Talyen, notre magie s'efface. Nous ne pouvons plus protéger ces terres comme avant. C'est une réalité que nous devons accepter. »
Talyen, furieux, serra les poings. « Accepter ?! Mourir avec dignité est la seule chose qui nous reste. Vous parlez d'abandonner cela pour une survie misérable, sous la protection d'êtres que nous haïssons. Jamais. »
Lyria scruta les visages des elfes autour de Talyen. Leur choix était fait. Ils ne quitteraient pas ces terres, même si cela signifiait leur perte.
Leur dévotion à la terre d'Eryndor dépassait toute logique, tout instinct de survie. Ils étaient prêts à s'offrir à la terre, comme leurs ancêtres l'avaient fait avant eux.
Galanor s'avança alors vers elle, son visage creusé par la fatigue et l'émotion. « Nous devons les laisser accomplir leur volonté, » murmura-t-il, la voix brisée. « Ils ont choisi de s'unir à la terre, de rester jusqu'à la fin. »
Talyen s'agenouilla lentement, dévoilant son bras marqué de cicatrices anciennes, preuves des batailles passées. Autour de lui, les autres elfes firent de même, s'agenouillant dans un silence lourd de sens.
Lyria détourna les yeux, son cœur se serrant à cette vue. Le serment de sang. Ce rituel, connu depuis les âges anciens, liait les elfes à la terre de façon définitive.
Galanor traça dans l'air des symboles lumineux avec son bâton, et une faible lueur émana des runes qui se formaient sous ses doigts tremblants.
Même la lumière magique semblait vaciller, presque mourante.
« Le sang qu'ils verseront nourrira les racines d'Eryndor, » murmura-t-il pour Lyria seule. « Ils mourront avec elle, et leur esprit rejoindra les Anciens. »
Talyen prit un couteau d'argent, sa main, pourtant assurée, tremblait légèrement. Il entailla son bras, laissant son sang couler sur le sol.
« Le sang des elfes nourrira nos racines, et nos âmes reposeront avec les Anciens, » récita-t-il dans la langue des Premiers Elfes, des paroles qui résonnèrent dans l'air froid et silencieux.
Une lueur rougeâtre s'échappa des runes gravées sur sa peau, puis se mêla aux énergies mourantes de la forêt.
Les autres elfes firent de même, chacun versant son sang sur la terre d'Eryndor.
Lyria sentit les larmes monter, mais elle les retint. Ces elfes étaient ses frères et sœurs, et leur sacrifice était déchirant.
Elle détourna à nouveau le regard, incapable de les voir faire un choix qu'elle ne pouvait partager.
« Ceux qui veulent partir, suivez-moi, » dit-elle finalement, sa voix brisée mais ferme. Chaque mot lui pesait, chaque adieu un poids supplémentaire sur ses épaules.
Un petit groupe d'elfes s'avança, hésitant. Leur décision n'était pas simple, et Lyria pouvait voir dans leurs regards le déchirement qu'ils ressentaient.
Certains tremblaient à l'idée de quitter leurs terres sacrées, mais leur loyauté envers Lyria les poussait à la suivre, malgré la douleur. Ils étaient peu nombreux, mais leur choix était résolu.
Galanor les rejoignit, ses pas lourds, appuyés sur son bâton de chêne gravé.
Il posa une main tremblante sur l'épaule de Lyria.
« Tu as fait ce que tu pouvais, » murmura-t-il, sa voix voilée d'émotion. « Ils ont fait leur choix. Maintenant, nous devons faire le nôtre. »
Lyria hocha lentement la tête, mais son cœur restait lourd. Chaque pas qu'elle ferait l'éloignerait non seulement de sa terre, mais aussi de son peuple.
« Préparez-vous, » dit-elle d'une voix qui se raffermit malgré la douleur. « Nous partons à l'aube. »
Alors que la nuit s'épaississait, un vent glacial se leva, sifflant à travers les branches nues des arbres.
Lyria leva les yeux vers le ciel. Les étoiles, autrefois si brillantes, semblaient s'éteindre, une à une, comme si elles se détournaient de leur destin.
Derrière elle, le sanctuaire se vidait lentement de ses derniers habitants. Ceux qui avaient prêté le serment de sang s'installaient autour des arbres sacrés, leurs visages empreints d'une sérénité résignée.
Le choix était fait.
Elle se retourna une dernière fois vers eux. Talyen la regardait, son visage apaisé, presque serein. Il avait trouvé son but.
« Je reviendrai un jour, » pensa-t-elle, mais au fond d'elle-même, elle savait que ce jour ne viendrait jamais.
Soudain, un éclaireur apparut, haletant, son visage déformé par la panique. « Les machines... elles approchent ! » cria-t-il. « Elles sont déjà à l'orée de la clairière ! »
Le cœur de Lyria se serra. Nous n'avons plus de temps.
« Préparez-vous ! Nous devons partir maintenant ! » ordonna-t-elle, sa voix ferme, masquant l'urgence qui montait en elle.
Autour d'elle, les elfes qui avaient choisi de fuir s'activèrent, rassemblant en hâte leurs maigres possessions.
Des gestes rapides, des regards inquiets. Lyria échangea un dernier regard avec Talyen, immobile parmi les siens.
Il hocha légèrement la tête, un adieu silencieux, définitif.
Alors que le groupe de Lyria s'enfonçait dans la forêt, marchant à vive allure sous la pâle lueur de la lune, les bruits des machines résonnèrent dans la nuit, déchirant le silence.
Mais alors qu'ils quittaient la clairière, Lyria sentit une présence.
Elle se retourna brusquement, son cœur battant à tout rompre.
Entre les arbres, une silhouette sombre se tenait immobile, ses yeux rougeoyant dans l'obscurité comme des braises. Kaelen.
Il était là, en retrait, ayant respecté l'espace qu'elle avait réclamé pour ses adieux avec son peuple. Mais maintenant, son regard était fixé sur elle avec une intensité qui la fit frissonner.
Leur destin était lié.
Quelque chose nous attend, pensa-t-elle, le souffle court.
Quelque chose de bien pire que ce que nous laissons derrière nous.