Helena passa une nuit agréable, qui ne fut pas hantée par les souvenirs de la veille. Elle fut réveillée par l'annonce de 7 heures. Sa chambre était plongée dans le noir, mais, sans qu'elle n'ait rien fait, une lumière douce remplaça la pénombre. Alors qu'elle n'était pas matinale, Helena était complètement éveillée.
— Hm… J'aurais bien aimé avoir un ordinateur portable, dans c'tte situation…
Elle se leva de son lit, puis déambula dans sa chambre, jusqu'à arriver devant le bureau, où la lettre avait été laissée.
— Dis-moi GOD…
— Je vous écoute.
— Est-ce que les chambres ont un système de verrouillage ? demanda Helena, le regard rivé sur la feuille.
— Oui. Il n'y a que vous qui pouvez ouvrir votre chambre depuis l'extérieur. En revanche, la porte n'est jamais verrouillée de l'intérieur.
Elle était soulagée de l'entendre. Helena pensait avoir fait preuve d'imprudence en s'endormant sans avoir vérifié que les portes pouvaient se fermer.
Voyant qu'elle avait du papier et un stylo à disposition, Helena se mit à retranscrire la lettre en remplaçant chaque caractère selon le code hexadécimal, avant de déchirer l'originale en morceaux et de la jeter dans une corbeille.
— Helena, il y a quelqu'un qui attend devant votre porte, avertit GOD.
La jeune fille parut aussi surprise que contrariée. Elle se demandait qui pouvait bien vouloir lui parler. Il y avait bien ces deux personnes qu'elle avait croisées hier, Chloé et John. Elle quitta le bureau pour aller ouvrir la porte.
— Y a quoi ? s'enquit Helena, ayant aperçu la silhouette frêle de Chloé dans le couloir.
— H-Helena…J'ai peur d'être seule…
— Demande à John Titor, rétorqua-t-elle, j'suis pas une baby-sitteuse.
Helena essaya de refermer la porte, mais Chloé lui attrapa la manche. Celle-ci s'était mise à pleurer pitoyablement et à gémir inintelligiblement.
— S-steuplé…
Elle avait l'air si pathétique qu'Helena ne pouvait pas refuser. Même si elle ne ressentait que du mépris pour les personnes faibles dans son genre, elle devait se montrer charitable pour éviter de se créer d'emblée une mauvaise réputation.
— Arrête de chialer. C'est bon, j'vais t'accompagner.
Sa réponse fit naître un faible sourire sur le visage de Chloé, laquelle essuyait ses larmes avec sa main libre.
Une fois qu'Helena fut entièrement sortie de sa chambre et eut refermé sa porte, Chloé s'agrippa à son bras, si fort que sa prise n'avait aucun espoir de s'échapper. Helena ne put s'empêcher d'évacuer un long soupir.
— Abuse pas non plus, t'es plus une gosse !
Mais la chétive créature ne voulait rien entendre. Désespérément attachée à sa camarade, elle détournait le regard face aux reproches de celle-ci.
— Bon. Tu voulais aller où ?
— La c-cafétéria…
— Super, j'sais pas où c'est.
— Après être entrées dans la salle principale, empruntez la porte à votre gauche, expliqua GOD qui surveillait les interactions dans le couloir.
Grâce aux indications de la serviable instigatrice, les deux filles parvinrent à la cafétéria. Cette dernière s'accordait aux attentes d'Helena. Un réfectoire très peu original, constitué de tables ordonnées parallèlement. À peine entrée, elles furent interpellées par une femme en costard avec les cheveux attachés en queue de cheval.
— Tiens, vous venez pour déjeuner ?
Aucune des deux ne répondit, parce qu'elles étaient mutuellement timides. Pendant le silence, Helena remarqua le badge que portait cette inconnue. Le nom écrit dessus, Risa Kagayaki, permit à Helena de déduire qu'elles avait en face d'elles un membre du personnel qui s'occupait du jeu. GOD l'avait déjà mentionnée.
— Bah alors mes poulettes, je vais pas vous manger !
Cet air enjoué et cette bienveillance n'eut pas l'effet escompté. Helena n'était pas très ravie d'être traitée de poulette, et Chloé s'était cachée derrière elle.
— On venait… pourquoi, déjà ? se demandait Helena.
Les murmures qui venaient de derrière elles lui apprirent que sa camarade était affamée. Elle-même avait hâte d'avaler quelque chose.
— Ouais, on venait pour le petit-déjeuner, reprit-elle.
— D'accord. Je dois d'abord vous expliquer comment ça marche.
Helena réprima une grimace. Des explications superflues ne feraient qu'encombrer ses pensées.
— Le réfectoire est un lieu qui doit rester propre, si vous salissez, vous nettoyez. Il fonctionne comme un self. Vous avez déjà été à un self ?
Face aux regards dubitatifs des deux petites, Risa sentit qu'il valait mieux tout expliquer.
— Vous pouvez récupérer vos couverts là-bas. Et là-bas ce sont des buffets. Vous pouvez vous y servir. Il y a trois services dans la journée : 7 heures, 12 heures et 20 heures. La salle doit être libérée une heure avant chaque service, pour que je puisse la préparer au prochain. Les plats ne sont pas étoilés, mais je suis plutôt douée, sans vouloir me vanter.
Une fois instruites au fonctionnement du réfectoire, les deux filles purent se servir. Devant un chocolat au lait, une tranche de pain et de la confiture, elles se contemplaient en silence. Chloé était bien trop intimidée pour manger, et Helena était plongée dans ses pensées.
— Ouais, ça pourrait marcher, conclut brusquement Helena en interrompant le silence.
Chloé n'osa rien demander, mais elle ne comprenait pas de quoi elle parlait. Voyant sa camarade entamer son petit-déjeuner, elle se mit finalement à manger. Une fois leur repas terminé, le silence fut brisé encore une fois.
— J'ai un service à te d'mander.
Chloé leva deux yeux curieux vers sa camarade.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Euh… Je t'explique, attends juste trente secondes.
Helena se leva de sa chaise, et adressa un regard vers un espace vide, ce qui renforça la confusion que ressentait Chloé.
— GOD. J'aimerai faire un pari avec toi.
Après un silence de quelques secondes, sa voix se manifesta enfin. Malgré la neutralité habituelle de son ton, elle ne dissimulait pas sa curiosité.
— Intéressant. Quels sont les termes du pari ?
Le regard d'Helena s'illumina d'une lueur inhabituelle. Bien qu'elle ne comprenne pas entièrement ce qui se passait, Chloé imaginait qu'elle avait une idée derrière la tête.
— J'veux parier sur les résultats du premier jeu. Si j'ai raison, tu devras accepter d'me filer un ordinateur portable, mais si j'ai tort, tu fais c'que tu veux d'moi.
Laissée perplexe par cette proposition, GOD resta muette le temps d'y réfléchir. Ce n'est après de longs instants qu'elle reprit la parole.
— C'est curieux. Je peux te faire don d'un ordinateur portable, mais je ne peux pas vous connecter à internet.
— Pas d'problème.
— Hum ? Voilà qui me surprend. Je suis étonnée que tu risques ta vie pour cela. Très bien, j'accepte.
Helena afficha un sourire de triomphe, fière d'avoir exécuté la première partie de son plan. Ce dernier ne s'arrêtait pas là. Elle ne comptait pas attendre que le premier jeu se fasse entre des acteurs inconnus, il fallait qu'elle contrôle l'issue de ce dernier, sans quoi elle n'avait aucune chance de gagner ce pari.
— Maintenant, j'aimerai défier Chloé à un jeu.
— Ah, c'était donc ce que tu avais en tête, remarqua GOD. Très bien, je t'y autorise. En revanche, si jamais vous trichez, alors je vous éliminerai toutes les deux.
— …Pas d'problème ! rétorqua Helena, sur un ton qui trahissait son inquiétude.
Chloé était complètement déboussolée. Elle ne s'attendait pas à ce que le service d'Helena concerne un jeu. La réflexion de cette fille la dépassait, elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle prévoyait, ni de quel rôle elle allait jouer dans ses plans.
— Helena, expose les modalités du défi que tu lances à Chloé. N'oublie pas que l'enjeu doit être équitable.
Elle hocha la tête en signe d'acquiescement, prête à dévoiler les règles qu'elle avait préparées.
— On jouera avec un jeu de cinquante-deux cartes. Les règles sont simples. Chaque tour, je choisis une carte du paquet, si Chloé devine la carte que j'ai choisie, elle gagne un point, si elle se trompe, je gagne un point. Celle qui a le plus de points à la fin de dix tours gagne. Ce qu'on va parier… Ce s'ra nos pouvoirs. La personne qui gagne prendra le pouvoir du perdant. Tu valides, GOD ?
— Bien. Je donne mon autorisation. J'ajoute la règle suivante : les joueurs ont interdiction de communiquer sur la nature des cartes.
Helena constatait que l'IA voyait clair dans son jeu. Même si elle était un peu moins confiante qu'au moment où elle l'avait défiée, elle se sentait toujours capable de gagner son pari. En revanche, Chloé se sentait incapable d'arriver à égalité sans tricher. Elle n'avait aucune idée de ce que pouvait penser sa camarade, et si elle n'était pas à la hauteur, elle risquait de mourir.
— Tu es sûre Helena ? demanda-t-elle.
— C'est trop tard pour reculer. Il me reste plus qu'à t'faire confiance.
— Tu pourrais trouver un meilleur partenaire de jeu…
— Ma vie est en jeu. Et puis je vais rendre les choses assez simples pour que même un segpa soit capable de comprendre.
— De quoi tu parles… on est des collégiennes.
Risa interrompit leur conversation pour confier à Helena un jeu de carte.
— Je l'ai préalablement mélangé. Amusez-vous bien.
Elle repartit aussitôt en emportant leurs plateaux vides, laissant les deux jeunes filles se regarder mutuellement. Malheureusement, aucun message ne pouvait être transmis par l'une et compris par l'autre.
— Bon… On plie ça vite fait.
Helena ouvrit le paquet dans ses mains, et se mit à chercher une carte. Son choix rapide indiquait qu'elle avait déjà réfléchi en amont à sa stratégie. Elle la posa face cachée au centre de la table.
— Premier tour, annonça GOD. Quelle carte penses-tu que ta camarade a posée en face de toi, Chloé ?
Il était impossible de répondre à cette question avec le peu d'informations dont elle disposait. Elle ne pouvait pas vraiment deviner, mais elle se rassurait en se disant qu'il ne lui fallait trouver que cinq cartes, ce qui lui laissait le droit de se tromper jusqu'à cinq fois.
— Dame de cœur ?
Helena retourna la carte, et dévoila l'as de cœur. Elle venait de gagner un point, et il restait encore neuf tours. Elle chercha une nouvelle carte qu'elle avait préalablement choisie, parcourant le paquet dans un sens, puis dans l'autre. Enfin, elle déposa la carte qu'elle avait dénichée au milieu de la table.
— Deuxième tour. Quelle carte penses-tu que ta camarade a posée en face de toi, Chloé ? répéta GOD.
Cette fois, elle avait essayé de cerner les pensées d'Helena. Au vu du tour qui venait d'être joué, elle arrivait à élaborer quelques hypothèses. Elle avait perdu cette manche en proposant la dame de cœur au lieu de l'as de la même couleur. Si Helena voulait faire un choix facile à anticiper, elle devait poser le roi de cœur, la seule carte entre l'as et la dame, un compromis entre leurs deux précédentes propositions.
— Roi de cœur.
Helena, qui avait commencé à approcher sa main de la carte, s'interrompit un instant. Cette pause mit la pression à Chloé, qui attendait impatiemment le résultat.
— Deux de cœur, rectifia Helena en dévoilant la carte.
Chloé pâlit. Elle n'avait pas réussi à comprendre Helena. Elle avait échoué, et commençait à sentir le poids de son erreur brouiller son esprit. Si elle était incapable d'interpréter les signes d'Helena, elle finirait par causer sa mort. C'était une réalité difficile à encaisser. Alors qu'elle commençait à perdre pied, elle fut rappelée à la réalité par la voix de sa camarade.
— Je t'ai dit qu'je ferais en sorte qu'ce soit au niveau d'un segpa. J'dois avouer qu'tu m'as surprise, c'était un bon move, c'est ma faute si on s'est pas rejoint.
Elle leva son regard vers Helena, qui souriait. Elle n'avait pas l'air d'avoir peur, alors que c'était elle qui risquait sa vie. Au contraire, elle avait complètement confiance.
— Es-tu prête à reprendre, Chloé ? demanda GOD.
— Oui ! Merci Helena !
Face aux remerciements, elle détourna le regard en fronçant les sourcils d'un air agacé. Même si elle se sentait indigne de cette gratitude, c'était ses paroles qui avaient rassuré Chloé et lui avaient permis de se reprendre.
Helena chercha une nouvelle carte dans le paquet qu'elle avait maintenant l'habitude de manier. Elle la déposa au centre de la table, laissant à sa camarade la liberté de postuler sur sa nature.
Maintenant qu'elle avait les deux tours précédents comme indices sur la nature de la stratégie d'Helena, Chloé commençait à la deviner. Elle avait encore quelques doutes, mais pas de meilleure piste pour l'instant.
— Trois de cœur, affirma-t-elle avec une confiance renouvelée.
Elle avait vu juste, la carte retournée était exactement celle qu'elle avait annoncée. Elle enchaîna directement.
— Quatre de cœur !
Encore une fois, elle tombait juste. Finalement, Helena n'avait pas pris de risque, elle parcourait les cœurs dans l'ordre croissant. Chloé n'avait aucune difficulté à connaître les prochaines cartes à sortir, ce qui voulait dire qu'elle n'avait plus à craindre de perdre. Deux scénarios se présentaient maintenant à elle. Elle pouvait aller chercher l'égalité en se trompant volontairement sur trois des six tours restants.
Ou alors elle pouvait profiter de son avantage pour gagner ce jeu. Elle pourrait récolter le pouvoir d'Helena, et cette dernière ne pourrait même pas se venger, parce qu'elle aurait perdu son pari contre GOD, et serait sûrement éliminée.
Il ne faisait aucun doute que ce choix était le plus intéressant. Il n'y avait aucun risque et une récompense assurée. Helena ne devrait pas lui faire confiance aussi naturellement. Elle devrait plutôt se méfier des apparences. Chloé refusa de laisser ce train de pensée continuer. Elle reprit immédiatement le jeu.
— Cinq de cœur.
Elle tenait encore à ses valeurs. Elle ne pouvait pas abandonner son humanité et faire un choix qui provoquerait la perte de quelqu'un d'autre.
— Six de cœur.
Pourtant, plus le temps avançait, et plus elle hésitait. Ils étaient dans un grand jeu ou chacune de leurs vies était en danger. Helena pourrait finir par mourir à n'importe quel moment. Personne ne lui reprocherait de chercher à mettre toutes les chances de son côté.
— Sept de cœur.
— Chloé vient d'obtenir son cinquième point, annonça GOD.
C'était maintenant que son choix allait avoir un réel impact. Elle contrôlait l'issue de la partie. Elle ne comprenait pas pourquoi Helena lui avait donné un tel pouvoir, elle qui semblait capable de mettre au point des stratégies aussi tordues pour obtenir un simple ordinateur. Elle resta un long instant à contempler les éventuelles conséquences de son choix.
— Chloé ? C'est ton tour, rappela Helena.
— Le… Huit…
Ses lèvres tremblaient. Elle ne pouvait plus distinguer le visage en face d'elle. Plus rien du tout. Elle avait l'impression que tout son corps était en train de se liquéfier. Quel était le bon choix ? Elle était toute seule, confrontée à sa propre faiblesse.
— De trèfle ! s'écria-t-elle, en se levant brusquement, manquant de renverser la table dans son élan.
Le silence qui s'ensuivit fut seulement rompu par le bruit de sa chaise qui avait basculé en arrière. Helena était étonnée par ce mouvement brusque qu'elle avait eu. Pour une fille timide, elle ne faisait pas les choses à moitié, quand elle prenait une décision difficile.
— Pas d'chance, c'était le neuf de cœur.
— Le neuf… ? répéta Chloé, peinant à réaliser.
— Bah ouais. J'aurais été une vraie cruche si j'avais joué le huit, franchement. Maintenant que t'as tes cinq points, inutile de prendre le risque de jouer une main prévisible. Si tu voulais me trahir, tu aurais sauté sur l'occasion et tu aurais annoncé le huit. Peu de chance que tu restes sur les cœurs par contre si tu voulais avoir l'égalité.
Chloé n'avait pas prévu ce retournement de situation. Helena, encore une fois, avait une longueur d'avance. Ce qui lui faisait vraiment plaisir, c'était qu'elle ne lui avait pas voué une confiance aveugle. C'était la première fois qu'une personne n'attendait pas d'elle de faire le choix parfait.
— Fais gaffe Chloé, tu pleures.
Elle essuya maladroitement les larmes qui s'étaient accumulées sur ses joues. Helena avait raison de la rappeler à l'ordre, le jeu n'était pas encore terminé.
— Huit de trèfle.
— Non, c'était le valet de cœur.
— Huit de trèfle.
— Toujours pas, c'était le huit de cœur.
— Sur ce, le dixième tour prend fin. Le premier jeu se termine effectivement sur une égalité entre Chloé et Helena, totalisant cinq points chacune. Félicitations.
Chloé était tellement soulagée qu'elle s'était écroulée sur la table, inquiétant Helena. Ça avait été pour elle une expérience très éprouvante, mais qui avait forgé une confiance mutuelle entre les deux filles.
— Je ne reviens pas sur ma parole. Tu auras un ordinateur portable, Helena. Je le disposerai dans ta chambre. Ce que tu en fais ne me regarde pas.
Helena n'avait jamais réellement douté de cette issue. Elle était à peu près certaine que les choses se passeraient de cette manière. Il y avait eu une seule vraie surprise, la force de conviction de Chloé, qui n'avait pas choisi la solution la plus profitable. Cette capacité à agir pour le bien de quelqu'un d'autre et non pas seulement pour sa propre survie n'avait jamais figuré dans ses prévisions. Helena se rendait compte qu'elle la sous-estimait clairement, elle avait des bons raisonnements, peut-être un peu naïfs, bridée par un manque de confiance en elle, mais surtout, elle avait une force de caractère et une loyauté qu'elle ne soupçonnait pas.