Les trois jours qui s'écoulent sont cauchemardesques pour Eillana. Le rythme de Notari ne concorde absolument pas avec son rythme de vie agitée ; et lorsque vendredi soir arrive, elle s'affale sur son lit dans un seul but : dormir.
Depuis petite, elle a malgré elle prit la paresseuse habitude de s'endormir tard et de se lever à dix heures. Contrairement à ici où elle doit être d'attaque dès six heures pour se rendre à sept heures du matin au gymnase. Ajoutons les professeurs absents, les changements de classes, les semaines A, B et C… elle est perdue. Cerise sur le gâteau : Losvitch l'évite par tous les moyens après son étrange emportement l'autre soir et elle se retrouve à faire son exposé seule.
Il est dix-sept heures ; la fête de Vick débute dans quatre heures soit deux de repos et deux de préparation.
Elle programme une alarme et s'endort aussi sec dans son lit.
« Maman, maman, regarde ce que j'ai trouvé ! »
La petite fille ouvre sa main, dévoilant une coccinelle dans le creux de sa paume.
« C'est magnifique ma chérie. Tu sais ce que c'est ? »
« Non, mais c'est joli. Et ça ne nous fuit pas. »
Il y a quelque chose d'amer dans cette remarque enfantine. Leï ne dit rien et se contente de prendre Eillana sur ses genoux.
« C'est une coccinelle, un insecte très ancien ! Elles sont inoffensives pour nous et en plus elles mangent tous les vilains pucerons qui voudraient détruire nos plantations. »
« Pourquoi voudraient ils détruire nos plantations ? Les pucerons voient bien que nous n'avons pas grand-chose ! Ils feraient mieux de s'attaquer à celle de papi et mamie ! »
La jeune mère soupire. Cette fouine comprenait tout trop vite. Son petit air précoce est si craquant que personne ne peut lui en vouloir d'être si peu enfantine dans sa tête.
Leï pose un regard préoccupé vers l'horizon. Elle tousse quelques minutes sans pouvoir s'arrêter, sa gorge en feu lui fait mal. Eillana la regarde avec perplexité.
« Tu n'es pas malade hein ? »
« Non ma chérie. »
« Tu ne me laisses pas non plus. »
« Non ma chérie, je resterai toujours avec toi ; on fera nos repas du soir ensemble jusqu'à ce que tu en as marre de moi ! » la taquine-t-elle en lui tapotant le bout du nez.
« On ne se quittera jamais ! » sa fille l'enlace.
« Jamais. »
C'est une promesse qu'elle n'avait pu tenir.
L'alarme sonne, arrachant Eillana à ses rêves. Maman. Ce mot ne sortait plus de sa bouche depuis des années.
Elle se relève, enlève ses vêtements et fonce sous la douche. Ses pensées se bouscule tandis qu'elle frotte son savon, qu'elle rince ses cheveux clairs et que l'eau chaude détend ses muscles endoloris. Un appel retentit sur son portable. Elle décroche avec appréhension.
« Allô ma chérie ? » Ma chérie, d'où il se permet de l'appeler comme ça ? « Tu vas bien ? »
« Oui. » elle ne demanderait jamais « et toi ? » « Je suis un peu occupée là. » dit Eillana en branchant son sèche-cheveux.
« C'était pour te dire que je rentrais plus tôt que prévu. Sois prête et rappelle-moi quand tu ne seras pas occupée. Bisous. »
« Oui, bisous. »
Elle raccroche au nez de son père avec fureur. Bien évidemment, il n'est pas le fruit de sa mauvaise humeur actuelle -il l'est pour bien d'autre chose- mais c'est comme avec Carissa : elle ne peut pas s'en empêcher !
Elle quitte la salle de bain après avoir badigeonné son corps de crème et s'habille. Elle porterait ce soir un bandeau doré court et une jupe magnétique de même couleur. L'adolescente scinde ses cheveux d'un serre-tête transparent et opte pour un sac de cuir matelassé. Ses chaussures à talons sont hautes de cinq bons centimètres, est pendu autour de sa cheville le logo de la marque. Quiconque la croise dans la rue se dit que sa vie a toujours été comme ça : facile, mondaine et excentrique. Mais cette apparence est factice. Malgré tout elle aime bien savoir qu'il lui est simple de se fondre avec les autres étudiants.
Lorsqu'Eillana atteint le vestibule, elle est accueillie par des cris admiratifs. Joy est ravissante avec sa robe moulante corset. Tess porte un élégant pantalon argenté et une brassière à frou-frou cuivrée.
« On se rejoint plus tard ! » lance la blonde en montant dans le gros SUV de Tom.
Eillana cherche sa voiture parmi les centaines d'autres qui se trouvent dans le parking intérieur. Sa McLaren bleu électrique lui adresse un clin d'œil lorsqu'elle actionne ses clés.
C'est un cadeau d'Orlando pour ses seize ans. Siège confortables, portes automatiques, vitesse de pointe de quatre-cents km/h… Ce bijou est toute sa vie.
Le moteur chauffe et le véhicule s'engage sur l'autoroute. Eillana apprécie la sensation de conduire. Une douce brise s'infiltre par la fenêtre. Les teintes orangées du coucher de soleil baignent l'atmosphère de sérénité. La route est très peu fréquentée dans les alentours de Notari mais quand elle arrive au niveau de la ville voisine, une foule immense s'amasse vers le centre.
Elle tourne plusieurs fois et entame une montée dans une zone végétalisée chic. Le GPS indique qu'elle se trouve au bon endroit.
« Dégage ! Tu bloques la route. »
L'adolescente klaxonne sonorement. Une Lamborghini noire la double d'une manœuvre dangereuse. Eillana ravale son irrépressible envie de jeter des pierres sur le capot de ce chauffard et continue son chemin.
La villa de Vick est imposante, tout en hauteur et en largeur, des énormes colonnes maintiennent les nombreux étages de la demeure éléphantesque. Eillana rejoint les invités au beau milieu d'une cour fleurie. Autour d'elle, la fête bat son plein. Dans le jardin principal des bouteilles d'alcools sont disposées en pyramide. La musique techno résonne dans le hall. Une sécurité contrôle les invitations et il y a même un voiturier qui s'arrange que tout le monde rentre dans la zone de parking. Vick est au milieu en pleine discussion avec un groupe inconnu. L'hôtesse est splendide dans sa robe à bretelles.
Eillana repère quelques débauchés en train de vomir ce qu'ils ont ingérés dans des coins sombres et des inconnus qui fument.
« C'est ta première fois ? »
Un gars s'approche d'elle. Brun, grand avec un haut de forme.
« De quoi ? »
« A une fête, c'est ta première fois n'est-ce pas ? »
L'adolescente rougit. Est-ce si évident que cette effervescence n'a pas toujours fais partie de son monde ?
« Oui. » Son ton stressé trahit sa fausse assurance.
Il lui tend un gobelet rouge qu'il a attrapé sur le comptoir.
« Je suis Carl, ton guide si tu en as besoin. » il se poste derrière son dos, sa tête à quelques centimètres de la sienne. « Par exemple : Là-bas il y a les alcoolisés qui sont venus dans le seul but de finir bourré avant la fin de la nuit. » explique-t-il en pointant le bout du jardin. « De l'autre côté c'est l'entrée du labyrinthe. Les haies là-dedans sont épaisses ; n'y va jamais seule. Les chiens du père de Vick sont tous attachés dans la grange. »
Elle frissonne. Eillana a toujours détesté les chiens.
« Si je veux rester loin du danger et des toxicos je vais où ? »
« Avec moi ou ton petit groupe de copines, c'est plus sûr, à toi de choisir… » Il lui sourit. « Je serais du côté de la bière. »
Il la laisse et part retrouver ses potes. Mignon.
Eillana retourne voir Joy. Elle avale d'un trait sa boisson.
« Prête ? » « Prête. »
Les oreilles d'Eillana sifflent. La sono est forte. Trop forte. Mais elle ne veut en aucun cas sortir du hall. La salle de réception de Vickenya a été vidée de ses meubles et trois bonnes centaines de personnes se collent à présent les unes aux autres.
Cette soirée virerait au n'importe quoi. La moitié des invités est complètement bourrée ; certains n'ont plus de T-shirts, d'autres encore ne porte qu'un pantalon ou sont carrément en sous-vêtements. Les cheveux emmêlés, le front en sueur, Eillana boit un cinquième shot sous les encouragements de la mêlée. Sa fatigue s'est envolée et ses problèmes se noient d'eux-mêmes dans les verres du mini-bar.
« La nouvelle ! La nouvelle ! » la foule la porte en bas de l'estrade. La nouvelle semble être son nouveau surnom.
Aurèle lui avait expliqué les trois étapes fondamentales de la fête.
Le début : tous les invités arrivent, se disent bonjour. Le milieu : les gens deviennent de plus en plus brouillés par la boisson, la musique augmente… Le prime : la fête est à son moment explosif, tout le monde danse avec tout le monde et est incontrôlable et la quantité de vêtements se réduit…
Actuellement, la fête de Vick en est au prime.
Tess n'est pas en vue. Joy vide une bouteille de vin à l'autre bout de la salle et une assemblée contenant des personnes de son équipe de cheerleader s'amasse en un grand cercle pas loin. Eillana se rapproche d'eux.
Losvitch, Soman et quatre autres fêtards tiennent un pichet de bière entre les mains. Vick -dont la bretelle est en train de tomber- sonne le départ. Les candidats portent le broc à leur bouche et commencent à boire à une vitesse impressionnante. Trente secondes plus tard, Losvitch pose son récipient sur la table. Tout le monde se déchaine de cris et d'applaudissement pour leur éternel gagnant. Les gens scandent son nom avec enthousiasme.
« On ne sait pas d'où il tient ce talent mais il a une sacrée descente ! » crie Soman à son oreille tant le volume est fort.
Eillana acquiesce, sceptique. Une musique latine énergique plonge la pièce dans une toute autre ambiance, encore plus agitée, encore plus folle. La jeune fille se tourne. Elle se sent observé. Losvitch la regarde d'un drôle d'air, toujours porté par la foule en furie.
« Alors la nouvelle, tu danses ? » Carl lui attrape la main, la fait tourner sur elle-même avant de plaquer son dos contre son torse.
Eillana n'est même pas surprise par ce geste. Elle jette un regard de défi à l'autre garçon qui la fixe toujours de ses prunelles brillantes.
« Ducoup… »
L'adolescente embrasse brusquement Carl, un doigt d'honneur pointé vers Losvicth.
« On y va ? » « Avec plaisir ! »
Le labyrinthe est effectivement épais. Quelques roses grimpent sur le lierre des murs de feuilles. Une odeur de pin se dégage des épines des arbustes. Les indications sont invisibles pourtant Carl semble parfaitement savoir où il va. Devant son air perplexe, il se retourne vers elle avec un grand sourire.
« Je sortais avec Vick. Avant. Elle m'a déjà emmené ici, on ne risque pas de se perdre. » la rassure-t-il.
Eillana hoche la tête. Sa fatigue la rattrape et le grand air lui fait respirer une autre odeur que la sueur et le rhum ; elle n'est pas contre une pause.
Carl la mène à une petite clairière sympa, plusieurs directions sont possibles mais il l'arrête sur un banc près d'une fontaine ornée de tulipes.
« Tu es magnifique ce soir. » lui chuchote-t-il dans un souffle.
Sa main râpeuse caresse son visage. Ses doigts touchent sa joue. Il l'embrasse. Eillana se laisse faire. Son esprit est absent.
« Carl. » tente-t-elle de le repousser. « Carl… »
Il essaye de l'allonger sur le banc. Elle lui fout un coup en pleine figure. Son compagnon la regarde perplexe.
« Tu ne veux pas… »
« Non, laisse-moi. Tu es très sympa mais je suis un peu saoule et on se connait à peine. »
Elle reprend son sac et se détourne sans un regard en arrière.
« Reste ici. » Eillana sent qu'on tire sur son bras. « Reste ici avant que je ne m'énerve. »
Son ton menaçant lui fait comprendre que c'est le moment de s'en aller. Elle fait volte-face et lui assène un coup dans l'entrejambe.
« Espèce de sale petite… »
Il ne termine pas sa phrase mais elle pense deviner ce qu'il a envie de dire. Rien que de le voir dans cet état de surprise lui apporte satisfaction.
« T'es morte ! »
L'adolescente se met à courir. Elle emprunte une voix au hasard et court. Elle court sur ses jambes aussi vite qu'elle peut pour échapper aux pas de son poursuivant.
« Merde. » son chemin la mène à un autre croisement de voies.
Eillana essaye de se souvenir de quel côté pourrait être la sortie. Maudite soit la boisson qui l'empêche de réfléchir correctement ! Finalement elle prend un tournant vers la gauche, heureuse d'entendre la respiration effrénée de Carl disparaitre dans son dos.
« Joy, Joy ! » la jeune fille tente d'appeler quelqu'un.
Son portable est mort.
« Merde, merde ! »
Elle sait très bien ce qui l'attend si elle ne s'enfui pas tout de suite. Bien qu'incertaine elle pivote à nouveau… et se retrouve dans une autre allée encore plus perdue où Carl attend avec un sourire plaqué sur sa lèvre en feu.
« Viens là. » Il saisit ses poignets.
« Arrête ! Lâche-moi ! »
« Il fallait y penser avant. Ça aurait pu mieux se passer si tu n'avais pas fait ta difficile… »
« STOP ! »
Elle retente une attaque. Mais il s'y attend et se contente de la rapprocher encore plus. Cette sensation d'étouffement est affreuse.
« Carl, je te donnerai ce que tu veux mais laisse-moi partir ! » « Tu me saoules à la fin ! Tu ne veux pas te taire et… »
Il recule brusquement. Eillana s'apprête à afficher un sourire de triomphe mais elle réalise très vite que ce n'est pas elle qui lui fait peur.
« Un problème ? »
Losvitch apparait derrière la jeune fille.
« Aucun. Absolument aucun problème ! » se défend Carl en levant les mains au-dessus de sa tête.
Le nouveau venu jette un œil sur Eillana, scrute ses joues rougies par sa course, ses yeux humides, sa respiration essoufflée et comprend.
« Losvitch s'il te p… »
Avant que le garçon brun puisse s'échapper, Losvicth lui balance un coup de poing dans l'abdomen.
« Argh ! » s'étrangle-t-il avec des gargouillis inquiétants.
Carl sent qu'il va s'évanouir de douleur. Il attrape une feuille mais glisse et se cogne violement la tête contre une sculpture de pierre. L'adolescente pousse un hurlement en constatant qu'il ne bouge plus.
« Qu'est-ce que tu as fait ? » crie-t-elle « Mais t'es fou, tu l'as tué ! »
« Tais-toi. »
Eillana a envie de le frapper. Il lui demande de se taire en plus !
« On ne va pas le… »
« Tais-toi, putain ! »
Elle comprend à son tour. Deux molosses se fraient un chemin dans la pénombre, babines retroussées. Leurs dents luisent.
« Il faut qu'on se barre. » affirme-t-elle, sachant qu'elle n'en a pas la force.
« Ne bouge pas. »
La jeune fille est pétrifiée. Elle ne peut pas bouger de toute façon.
« Je te déteste, imbécile. C'est la seule chose que j'ai à te dire si je décède aujourd'hui. »
« Moi aussi, mais je préfèrerais rester en vie pour avoir l'occasion de te le répéter plein d'autres fois encore. »
« Vous avez peur de mes chiens ? »
Vickenya chasse ses animaux d'un coup de main.
« Moi qui pensais faire une promenade tranquille… Mais c'est quoi ce bordel ! » fait l'hôte en apercevant Carl.
« Il a voulu me… enfin il a essayé de… »
« Il a tenté de la forcer à faire des choses qu'elle ne voulait pas et j'ai remis ce con à sa place. J'ai peut-être frappé un peu fort. » reconnait Losvicth avec une pointe d'ironie.
Eillana lui jette un regard lourd de sens. Peut-être frappé un peu fort ? C'est un euphémisme ? Le mec est à moitié mort !
« J'appelle l'ambulance. »
« Ce sera trop long. Mieux vaut l'amener directement. » fait remarquer la jeune fille, avec un ton plein d'amertume. « Elle a raison, pour une fois. »
Vick soupire.
« Arrêtez de vous disputer et aider moi à nettoyer ce bazar ok ? »
La panique gagne les étudiants lorsqu'on aperçoit Carl sortir du labyrinthe, complètement sonné et arborant une sale tête.
« Qu'est ce qui s'est passé ? » demande Joy en accourant auprès d'Eillana.
Celle-ci est toujours sou le choc. Pétrifiée, elle se laisse choir sur une chaise de la cour fleurie.
« Carl voulait que je reste avec lui, il est devenu un peu proche, j'ai voulu m'enfuir mais il m'a rattrapé sauf que… »
« Je l'ai ramené à la raison. » complète Losvitch avec un air détaché.
Joy met un certain temps à comprendre avant de s'exclamer d'une voix aiguë.
« TU AURAIS DU M'APPELER ! »
« J'ai essayé mais mon téléphone n'avait plus de batterie. »
Son amie l'enlace, elle aussi choquée par ce qui vient d'arriver. Tom et Jay rapplique aussitôt.
« Tu l'as pas loupé… »
« Il a glissé tout seul. » se défend Losvicth.
Eillana tremble de tout son corps. Elle n'a pas froid mais ses muscles sont comme fondus et elle peine à rester éveillée. Losvicth drape une veste sur ses épaules nues avec un soupir.
« Ma voiture ! »
La jeune fille se lève brusquement. Sa McLaren est en train de partir, un inconnu est au volant.
« Tout va bien. » Losvitch la fait se rasseoir d'un mouvement rapide.
« Zaï emprunte juste ta bagnole pour déposer Carl à l'hosto. Il te la rendra demain. »
Eillana balance un coup dans le tibia de l'adolescent.
« Aïe ! »
« Comment ça il emprunte MA bagnole ? Il peut pas prendre celle de quelqu'un d'autre ? »
« La tienne va plus vite et c'était la plus facile à sortir du parking. » fait remarquer Jay.
Elle le foudroie du regard.
« De toute façon je pense que tu n'es plus en état de conduire. Il est une heure du matin, tu as bu et en plus tout le monde s'en va, la fête est terminée. » la convainc-t-il.
« Il a raison, c'est déconseillé de reprendre le volant après la consommation d'alcool. » soutient Losvicth avec la voix des campagnes de la sécurité routière.
Eillana hallucine. Il parle comme quelqu'un qui ne vient pas de vider deux litres de bière pour un concours. Il remarque son air indigné et la contredit.
« Contrairement à d'autres j'ai une bonne descente. Regarde-toi, après cinq shots tu ne tiens plus debout. »
Elle se retient de lui rappeler que ce n'est pas la vodka ou le mojito qui la font chanceler.
« En plus voit le bon côté des choses ! » intervient Tom avec une expression qui ne lui dit rien de bon. « Ton sauveur sera très heureux de pouvoir te raccompagner jusqu'à Notari ! »
Losvitch et Eillana se tournent vers le porteur de mauvaises nouvelles.
« Pardon ?! » lancent-ils à l'unisson.
« Eh bien, c'est-à-dire que je ramène Joy et on fera sûrement un détour ; Jay et Tess sont dans la même voiture et Hall s'occupe déjà de prendre des gens donc… »
La jeune fille serre les dents, ravie. Une agression, un nettoyage de corps et un trajet avec le crétin qui lui sert de camarade de classe… Cette journée n'aurait pas pu mieux se finir.
« Sérieusement. »
Eillana monte dans la Lamborghini noire qui a failli la renverser tout à l'heure. Losvitch s'installe du côté conducteur avec appréhension et démarre. L'adolescente observe la voiture avec curiosité. C'est aussi un beau bijou. Elle caresse les vitesses du bout de ses ongles, se détestant d'être trop bourrée pour tester ce trésor.
« Ne t'avise même pas de mettre tes doigts dégueu sur le cadran. » vocifère le garçon.
Il tourne brusquement et évite un camion de livraison. Eillana n'est pas une pilote spécialiste mais elle déteste ne pas être au volant ; d'autant plus si la conduite de la personne qui est à ses côtés est à vomir.
Losvitch accélère, satisfait de la voir agacée.
« Ça t'amuse de passer des dos d'ânes à cent cinquante km/h ? »
« Beaucoup, princesse. »
Eillana pousse un long soupir.
« Ecoute je ne suis pas comme les autres groupies que tu fréquente. En clair, je ne tomberais pas sous ton charme et je ne me mettrais pas à cirer tes pompes alors garde tes princesses pour toi. »
« Je t'appelle comme ça uniquement parce que je sais que ça t'énerve ; princesse. »
Elle cesse de parler. Il ne sert à rien de discuter avec lui.
Losvitch fait un virage serré au rondpoint et s'engage dans la campagne qui environne la maison de Vickenya. Il allume la radio, une musique est jouée à fond tandis que la Lamborghini passe la seconde. La jeune fille porte la bouteille d'eau qu'on lui avait donné à ses lèvres.
« Renverse une goutte dans ma Lambo et je te tue. »
« Ce serait plus facile de boire si tu ralentissais, toi et tes chansons nulles. »
C'est faux car elle adore la playlist mais elle ne l'admettrait pour rien au monde.
« Tu as quelque chose de mieux ? » raille-t-il en appuyant un peu plus sur l'accélérateur.
« Oui. »
Elle connecte son téléphone et la voiture se met à résonner d'un rap latino. Losvitch hausse les sourcils. Il n'admettra pas que c'est bien non plus, mais son visage le montre.
« Je m'attendais à pire. »
Satisfaite, l'adolescente s'apprête à boire une autre gorgée d'eau pour se dessaouler lorsque la voiture cale brusquement. Le contenu de la bouteille se déverse sur le sol, les lumières du véhicule s'éteignent d'un coup. Il se passe quoi ?! Ils manquent de passer par-dessus le pare-brise.
« Putain. »
« Qu'est ce qui se passe ? »
« Il est mort. »
Eillana le regarde, effarée.
« Sors. »
Il quitte la bagnole, elle l'imite.
« Qu'est-ce qu'il y a à la fin !? »
« C'est Soman. Il est foutu... Je rentre, je l'allume. »
Losvicth se passe la main dans les cheveux en rejetant sa tête en arrière.
« Ce con a mis du diesel dans le moteur. »
Eillana a envie de rire mais se retient. Elle ressent une once de compassion pour ce fâcheux accident car elle sait qu'elle aurait pété un câble si elle avait été à sa place. Losvitch prend son téléphone.
« Allô ? »
Une voix décroche.
« Allô, réceptionniste de Toutes Heures Dépanne ! à l'appareil. »
« Oui, bonjour je vous appelle parce que ma voiture est tombée en panne subitement et je suis au bord de la route au milieu de nulle part. »
« Quel est le type de voiture que vous avez ? »
« Une Lamborghini. »
« La cause de la panne ? »
« Mon ami a mis le mauvais carburant. »
« D'accord. Je vous conseille fortement de ne pas rester dans le véhicule, cela pourrait être dangereux. Patientez. »
Un silence se fait entendre au téléphone. La dame revient quelques secondes plus tard.
« Je viens de vous envoyer un mail, veuillez valider votre position. »
Le jeune homme effectue la demande.
« Parfait monsieur, nous serons là dans deux heures. »
Il se retient de jeter le téléphone par terre. A la place, il remercie, les mâchoires serrées :
« D'accord, merci. »
Il raccroche avec un cri de rage.
« Deux heures, deux heures, deux heures… » répète-t 'il en boucle avant de s'asseoir dans le fossé côté verdure.
Eillana hésite avant de le rejoindre. Elle se pose à côté de lui. Devant eux, la campagne s'étire. Les épis se balancent au rythme du vent dans le champ blond. Quelques cigales sifflent et des oisillons piaillent dans leur nid. L'ambiance est apaisante et, malgré la soirée cauchemardesque qu'elle a subie, la jeune fille arrive à se détendre.
« Je ne pense qu'on peut faire pire comme journée. » glisse Losvicth en soupirant.
« C'est clair. » elle se calle un peu plus contre l'herbe.
Les brins lui chatouillent le cou dans sa position assise.
« Au moins, j'ai pu découvrir ce que c'était qu'une vraie fête. »
« La prochaine fois évite d'embrasser n'importe qui. Quand on est comme toi on évite de trainer avec les imbéciles comme Carl. »
« Comme moi ? »
Il ne répond pas et se contente de fixer son regard ailleurs. Ses yeux ont la même teinte que ceux des jours d'orages : gris sombres en dégradé avec des tâches ambres presque imperceptibles. Eillana sait parfaitement ce qu'il veut dire par comme elle mais elle sait aussi pertinemment que le mot « jolie » ne sortira jamais de sa bouche. Surtout s'il la concerne.
« Si tu es la fille d'Orlando, comment c'est possible qu'on ne se soit jamais rencontrés avant ? » « Je n'ai pas toujours vécu avec lui. Et avec lui c'est un grand mot. »
« C'est-à-dire ? »
« C'est-à-dire que je voie plus sa carte de crédit que mon père lui-même. »
Il hoche la tête.
« La paix, qu'est-ce que je t'envie ! » lâche-t-il dans un souffle. « Je donnerais tout ce que j'ai pour ne pas avoir mes parents sur le dos. »
« Toi au moins ils sont encore en vie. »
Eillana regrette instantanément sa gaffe. Ce type lui fait l'effet d'un calment : il ralentit son esprit et l'empêche de réfléchir à ses mots. Losvitch hausse un sourcil.
« Ta mère est morte ? » déduit-il.
« Euh… »
« Ok, je vais me taire. »
« Non c'est pas grave. On peut… » elle bâille. « On peut parler d'autre chose…» nouveau bâillement. « S'il te… »
La jeune fille n'a plus d'énergie. Ses yeux clignent deux trois fois, sa vue se brouille soudainement et elle s'endort, bercée par les grillons.
* * *
Sérieux ? Losvitch observe son épaule où repose la tête d'Eillana. Ses paupières closes par le sommeil ne sont même plus sensibles au bruissement des plantes ; ses cheveux continuent de remuer avec la brise. Elle est paisiblement assoupie derrière son rideau de cheveux. Pour une obscure raison, il n'a pas la force de la dégager. Le contact est même… agréable.
« Ne t'endors pas trop si tu veux que je te réveille doucement. »
Elle grogne dans l'inconscient de sa profonde léthargie. Cet avertissement à l'effet contraire et elle se love un peu plus contre son bras.
Il soupire. Sa chemise au boutons argentés est tachée du sang de Carl. En plus d'avoir dut nettoyer la sculpture, il a aussi porté l'agresseur, et sa tête ensanglantée a déteint sur son haut.
Losvitch grimace en sentant une goutte lui tomber dessus.
« Non, pitié pas ça. »
La pluie s'intensifie et se transforme en averse. Cela ne réveille même pas la fille à côté de lui qui continue de comater tranquillement.
« Elle est vraiment imperturbable. »
Mais il ne peut pas bouger, elle retient toujours fermement son avant-bras. Finalement, le tonnerre gronde et l'eau les trempe complètement. Il abandonne toute tentative et décide de garder sa place. Encore heureux que son pantalon large soit facile à laver !
Un amas de feuille se soulève et s'envole dans leur direction. Une odeur de terre mouillée imprègne l'air. Curieusement, Losvicth aime bien la campagne. Il a majoritairement toujours vécu en ville mais la sérénité que les grands espaces lui apporte est unique. Les bourgeons naissants au printemps ; les champs mouillés, les insectes volants en été ; les frondaisons qui craquent sous le pied en automne ; et les arbres nus en hiver… Un vrai bonheur. Il laisse alors ses yeux se fermer sur la terre bâchée et les nuages haut dans le ciel.
« Hum, hum. »
Losvitch se tourne mollement vers l'agent de Toutes Heures Dépanne ! L'homme porte un gilet fluorescent et une capuche malmenée par le vent.
« Qu'est-ce que vous faites là assis tous les deux ? Faut vous abriter ! » crie-t-il.
Le garçon fronce les sourcils. A force de hurler comme ça il va la réveiller. Pourtant, Eillana continue de dormir comme un loir.
« Inhumaine. » il retire une feuille de ses mèches d'un geste tendre. « Debout, princesse, on y va. »
« Hum… » elle lève les yeux, réalise où elle se trouve et surtout contre qui elle se trouve et se redresse brusquement.
Les deux adolescents se bougent et rejoignent l'employé. Une dépanneuse embarque la Lamborghini et ils se serrent à l'intérieur d'un second camion. Les sièges sentent le moisi et le sol est couvert de diverses saletés.
« Démarre ! » gronde le mec en tournant la clé.
Losvitch déglutit. Il ne manquerait plus que ce tas de ferrailles tombe en panne aussi. A trois heures et demie du matin ce serait leur veine !
« Ah, voilà ! »
La camionnette avance doucement sur la route pleine de trous. A côté de lui, Eillana s'est rendormie, sa tête se balance d'avant en arrière au rythme des crevasses. Le garçon place sa main sur le haut de son siège pour éviter qu'elle ne se prenne des coups.
« Vous faites un joli couple tous les deux ! Jeunes et beaux ! »
Losvitch s'étouffe.
« Non, on est pas… Je veux dire ce n'est pas… »
« Vous en faites pas j'ai compris. » s'amuse le dépanneur. « Je me suis trompée c'est tout. »
Le jeune homme détourne le regard. Une sonnerie retentit dans la voiture. C'est celle d'Eillana. Et le cadran affiche un nom qu'il connait bien. Il prend le téléphone de sa main valide et se permet de décrocher.
« Allô ma puce ? »
« Oui, OC ? »
Une pause et il y a un grand rire suivi d'un chaleureux :
« C'est toi Losvitch ! Comment vas-tu ? »
« Bien et toi ? »
« Très bien ! Est-ce qu'Eillana est ici ? »
« Oui, elle dort. On revient d'une soirée et il y a eu quelques… problèmes ; c'est une longue histoire mais on s'est retrouvés en panne et on nous redépose à Notari. »
« Vous allez à Notari, gamin ? » intervint leur chauffeur.
Le garçon décolle son oreille.
« Oui. »
Il reprend.
« Si tu veux je peux lui transmettre ce que tu as à lui dire. »
« Dis-lui que je serais de retour dans deux semaines et que je l'embrasse très fort. Dis-lui aussi d'être présente pour accueillir Hortense ! »
Hortense ?
« D'accord… »
« Comment se fait-il qu'elle dorme déjà ? »
« Déjà ? Il est quatre heures du mat. »
« Ah ! C'est donc pour ça qu'elle ne répond presque plus à mes appels ! J'allais oublier mais je suis à l'autre bout de Traiserg ce n'est pas le même fuseau horaire… »
« Effectivement il y a un peu de décalage… »
« C'est vrai ! Je t'embrasse, à bientôt fais un bisou à ma fille pour moi ? »
« Ok. A bientôt ! »
« Bye. »
Il raccroche. Losvicth fixe le cadran quelques secondes avant de reposer le portable dans le sac de sa camarade de classe. Il ne sait pas pourquoi mais il sent que cette nouvelle ne va pas lui plaire.