Je me réveillai dans la salle d'isolement de l'aile gauche, les vitres de sécurité rayonnant d'un rouge inquiétant. Quand ma lourde carcasse se leva de ce qui m'avait servi de natte, je vis les flammes se propager. Grâce à l'académie spéciale des officiers militaires, je savais qu'il n'existait que deux sortes de flammes capables de brûler dans le vide de l'espace, et aucune des deux options n'était réjouissante.
La porte principale de la salle était dans un état déplorable, ce qui me permit de discerner un petit être approchant. Il se faufila et entra sans trop de difficulté. Je voyais son regard de fouine fureter à la recherche du moindre mouvement. Enfin, il me fixa ; je ne le voyais pas bien, caché dans l'obscurité.
Quelques secondes plus tard, qui me parurent une éternité, il fondit sur moi avec l'empressement d'un rongeur. Il se stoppa à quelques mètres de moi et, d'une voix cupide, commença à parler :
« Mon... Mon lieutenant de vaisseau, les flammes continuent de se propager, quels sont vos ordres ? »
Il me fixait avec ses yeux jaunes, scrutant comme s'il observait un animal à abattre. J'avais deviné qu'il parlait grâce au mouvement de ses lèvres illuminées par le rouge vif.
« Premier sergent Narsq, que me voulez-vous ? Je vous prie de ne pas venir m'interrompre pendant ma punition. Vous savez que les ordres vous les recevez du capitaine Gast. »
Maintenant que la couleur rouge s'intensifiait, je parvenais à le discerner. C'était un petit homme rond dont la petite taille et les yeux jaunes provoquaient souvent une gêne chez beaucoup. Il nous rappelait toujours feu le Commodore Arh-in Karsq. Un homme certes héroïque, mais aussi un tyran pour la deuxième division de défense spéciale.
Tel père, tel fils. En le regardant, je pensais : d'où viennent les flammes ?
« Impossible, mon lieutenant de vaisseau, vous êtes le dernier rescapé. Hier, une attaque a eu lieu. La totalité de l'état-major du Balbuzard a été exécutée. D'ailleurs, les flammes attestent mes dires. Alors, quels sont vos ordres ? »
Quand il m'annonça la nouvelle, plusieurs émotions se mélangèrent en moi : d'abord la suspicion, puis, en regardant les flammes au loin, mes doutes s'estompèrent. Ensuite, une grande joie m'envahit, non pas parce que j'étais le nouveau maître des lieux, mais parce que je n'avais plus à supporter ces odieux personnages. Enfin, un immense désarroi me tomba sur les épaules : j'étais le nouveau capitaine, avec une aile en flammes, des centaines d'hommes sous ma responsabilité dont la moitié me haïssaient, et à trois systèmes du premier avant-poste spatial.
« Narsq, qui est au courant pour l'instant ? »
Le petit homme me regarda d'un air faussement interrogateur et, par réflexe machinal, se gratta la tête.
« Mon lieutenant, l'attaque fut brève mais la totalité de l'aile gauche a pris les armes et au moins la moitié d'entre eux a vu les cadavres de l'état-major. Ensuite, les soldats parlent beaucoup et la rumeur se propage à une vitesse folle. »
Je le regardais m'expliquer cela, sans sourciller, comme si la situation était des plus logiques même s'il aurait préféré se concentrer sur d'autres tâches que de discuter avec moi.
Je dus me restreindre à cela comme réveil, une simple promotion temporaire pour le bien comme pour le pire de l'équipage.
« Bien, je comprends la situation. Préviens les coureurs de ma mise en place et informe les responsables de secteur que je les convoque immédiatement sur le pont principal. Maintenant va, je dois me préparer. »
Je m'exprimais d'une voix lasse et terne. La punition m'avait bien plus affecté que prévu.
Le premier sergent Narsq ne lâcha pas son regard sur moi, exécuta machinalement son salut militaire, puis disparut dans l'ombre.
Je me retrouvai ainsi de nouveau seul dans cette pièce où le temps était en suspens. J'avais passé des centaines d'heures dans cette salle, à compter les corps stellaires des systèmes ou les tempêtes solaires des étoiles de ravitaillement. Je n'aurais jamais imaginé quitter cette salle de cette manière.
Je pense qu'un demi-cycle s'était écoulé quand j'avais fini de me vêtir de mon uniforme. Il m'allait toujours à la perfection, même s'il était légèrement poussiéreux et portait encore quelques taches de sang. Quand je finis d'inspecter mon apparence cadavérique, grande et au teint pâle, je décidais enfin de quitter cette prison.
Durant ma traversée du vaisseau, le moment le plus difficile fut sans conteste lorsque je dus me faufiler dans l'embrasure de la salle. Par ma taille et ma disposition physique de soldat, je dus batailler pour passer. Une fois cette étape franchie, les longs couloirs des quartiers centraux s'ouvrirent devant moi.
J'étais désolé par la solitude de cet endroit qui, il n'y a pas si longtemps, était toujours animé de maintes vies. Aujourd'hui, je pouvais compter sur les doigts d'une main le nombre de personnes croisées ce jour-là. Quand cette solitude passa et que l'animation de la vie commença à reprendre, je compris que j'arrivais enfin dans l'aile gauche.
Là, un spectacle tout aussi malheureux m'attendait. Des hommes étaient assis ou couchés, le sang jonchant le sol comme une mer d'une planète bleue. Les cris des vivants retentissaient et les pleurs se noyaient dans cette mer rouge. J'avançai comme un fantôme dans ce drame de vies gâchées. Je vis un homme essayer de se persuader qu'il pouvait rattacher son bras, un autre qui riait dans son désespoir tout en oubliant qu'il avait perdu la vue, et des aides médicales qui couraient sans jamais s'arrêter, presque aussi désespérées que les victimes.
Un immense arche se tenait devant moi, une partie de cette structure était tombée, écrasant une dizaine d'individus. Je décidais enfin de la traverser et de monter les escaliers. Des cadavres, tranchés par des lames ou calcinés par des flammes, étaient disséminés ici et là sur les marches.
Quand j'atteignis enfin le sommet, l'immensité de mes nouvelles charges m'emporta. Le pont était immense, même délabré. L'espace pour les navigateurs, les tacticiens, les communicateurs et le commandement de bord était vaste. Le siège du capitaine surplombait l'ensemble. Malgré le nombre de fois où je l'avais observé, il me faisait toujours une impression de grandeur. Entre le siège et les pôles de commandement, une vingtaine d'individus, dont la moitié étaient à même le sol, morts.
Je m'approchai d'eux et commençai à les observer. Parmi les vivants, je reconnus les anciens seconds des responsables de secteurs, ainsi qu'un individu que je ne reconnus pas immédiatement, caché par les autres hommes. Je compris rapidement de qui il s'agissait.
« Premier sergent Narsq, je vois que vous avez bien réuni les responsables de secteurs morts et vivants. »
Quand j'eus fini de m'exprimer avec autorité, l'ensemble des individus vivants me regardèrent. Je ne pus m'empêcher d'esquisser un mince sourire. Aucun des regards que je discernais n'était empreint de sympathie ou de respect. Leurs yeux étaient remplis de rage, d'amertume et de dégoût. Quand Narsq se décida enfin à s'avancer et à me faire son salut, l'ensemble des individus suivit, mais avec plus de désinvolture.
« Mon capitaine, comme ordonné, l'ensemble des responsables sont présents. »
Je resta figé dans son regard et, avec un sourire faussement confiant, m'exclamai :
« Je vois que vous vous trompez, il manque un responsable. Où est le responsable de sous-gestion du pont principal ? »
L'ensemble des individus me regarda avec doute. Dans les murmures, j'entendis des phrases comme « Le traître a déjà perdu la raison ? » ou « Il se moque de nous. »
Mais le plus méfiant restait Narsq.
« Mon capitaine, que racontez-vous, vous êtes... »
Il ne put finir sa phrase car un éclair de compréhension traversa ses yeux jaunes. Ce qui me fit avancer vers lui. Je commençai à retirer mes galons et ma chaîne de torse pour les lui jeter.
« Je comprends, premier sergent. Il est mort durant cette escarmouche. Étant donné que le vaisseau est en sous-effectif et que vous êtes la personne la plus habilitée pour ce poste, je vous nomme responsable de secteur et vous décerne le grade qui va avec, lieutenant de vaisseau. Portez fièrement les galons et les chaînes de feu votre ancien lieutenant. »
Je lui fis rapidement un salut
Puis je continuai mon chemin vers le reste des individus. Sans m'arrêter, je m'exclamai :
« Responsable de la logistique et de la médecine, combien reste-t-il de membres d'équipage sur la capacité maximale du Balbuzard et quelles sont nos ressources ? »
Un homme de grande taille et au visage fin, chaussé de lunettes, s'avança en boitant :
« Mon capitaine, l'état actuel des effectifs est très préoccupant. Aux dernières nouvelles, il nous restait 317 membres d'équipage sur les 10 000 places du vaisseau. Pour nos ressources, rien de plus réjouissant : un des réacteurs principaux est hors d'activation, les trois quarts des vaisseaux et véhicules transportés sont détruits. De plus, les canons à charge de plasma rouge sont à moitié vides. Le seul point où rien n'est préoccupant concerne les canons à débris, qui sont en pleine capacité grâce à tous les débris que nous avons déjà prélevés sur le vaisseau. »
Je continuai d'avancer tout en hochant la tête.
« Responsable de l'ingénierie, faites en sorte d'atténuer les flammes, je compte sur vous. Responsable du pont principal, activez les réacteurs encore opérationnels et commencez à faire chauffer le double bouclier. Nous devons nous préparer à un éventuel retour de nos assaillants. Pour le reste, prenez vos hommes encore valides et répartissez-les dans vos tâches respectives. Veillez à rester dans l'aile gauche. »
Ils répondirent à l'unisson : « À vos ordres. » Puis commencèrent à se mettre en mouvement.
Pour ma part, je continuai d'avancer, ma destination était claire : je me rendais vers les onze corps inanimés qui gisaient sur la plateforme. Quand j'arrivai à leurs pieds, je les regardai un à un avec satisfaction. Ils étaient d'immondes personnages, de véritables monstres. Maintenant, ils avaient la tête de l'emploi. La moitié d'entre eux étaient calcinés et presque méconnaissables. Dans ma plus grande peine, je constatai que le plus détestable d'entre eux était dans un état des plus respectables. Il était mort d'un coup d'estoc en plein cœur. Une mort rapide pour un homme qui méritait pire. Il était là, le visage arborant un air de triomphe. Je ne pus que vomir sur le côté en le voyant. Ainsi, après que mon œsophage se fut remis de mon coup de dégoût, je me penchai sur son corps et lui arrachai ses galons et ses chaînes.
Quand je finis de mettre mes nouveaux grades, je pris une grande inspiration puis me dirigeai vers le siège du capitaine. Quand je me plaçai devant ce siège, je l'examinai simplement. Il était grand, fait de marbre noir, avec un petit coussin rouge dans son creux. Je m'affalai dans le siège et regardai la scène qui se déroulait devant moi.
Je voyais des ingénieurs bataillant contre les flammes pourpres, tandis que, avec des cris d'encouragement, Narsq ordonnait l'activation des boucliers et des réacteurs. Enfin, je vis le plus beau des spectacles : dans l'immensité de l'espace, les tempêtes solaires lançaient des fouets dans le vide, et la lumière d'un jaune vif se propageait vers des planètes inhospitalières.
Dans cette beauté courante de l'espace, un petit détail m'intrigua : une lumière turquoise commençait à s'étendre à la bordure du système.
Quand je compris ce qui se passait, je hurlai de toutes mes forces :
« Réacteurs à pleine puissance ! Pivotez vers la bordure opposée à l'axe du vaisseau ! Artilleurs et pilotes à vos postes ! »
Je regardais la lumière turquoise croître et croître jusqu'à ce qu'il y ait une explosion de couleurs. D'une taille jamais égalée, de cette couleur émergea un vaisseau, puis un deuxième, puis un troisième. De cette lumière turquoise émergea une vingtaine de vaisseaux, et aucun d'entre eux n'était plus petit que le Balbuzard.
Je ris, je ris d'une voix à la hauteur de la flotte ennemie. Comment une telle chose était-elle possible ? Comment une flotte pouvait-elle être aussi grande ? Cela tenait du ridicule, la monstruosité n'avait jamais été aussi belle. Je me mordis les doigts.
Le communicateur principal s'ouvrit.
« 1.2 1.2, communication établie. Ici la flotte frontale de l'avant-garde de l'Imperium. Sous mandat de l'Empereur, nous vous ordonnons de vous rendre et de déposer les armes. Je répète : ici la flotte frontale de l'avant-garde de l'Imperium. Sous mandat de l'Empereur, nous vous ordonnons de vous rendre et de déposer les armes. Je répète… »