Une fois les trophées prélevés sur les cadavres des démons, les aventuriers sortirent du donjon pour reprendre leur route vers Horizon.
Sin était allongé sur le dos de Fenris. Lissandra se tenait derrière lui pour qu'il ne tombe pas pendant le trajet du retour. Artoria, quant à elle, marchait juste à côté, observant les plaques de ses anciens compagnons dans le creux de sa main.
— J'aurais aimé les ramener tout de suite... soupira-t-elle en regardant les bouts de métaux brillants.
— Tu es déjà bien généreuse de ne pas avoir brûlé leur cadavre sur place, rétorqua Fenris.
— Oui, c'est certain... mais j'ai promis à Sin de m'occuper de tout. Je leur dois bien ça, surtout pour leurs familles…
— Les brûler ? demanda innocemment Lissandra.
— En général, les aventuriers n'ont pas le luxe de reposer dans une tombe, répondit-il avec pragmatisme. Qu'ils soient à moitié déchiquetés ou dévorés... enfin pour ce qu'il reste d'eux en somme, ils sont généralement incinérés sur place.
— P-Pourquoi ?
— Pour empêcher la propagation des maladies ou éviter d'attirer de nouveaux prédateurs, expliqua Artoria à son tour. Et puis malheureusement, il est plus simple de les brûler là où ils sont morts plutôt que de convoyer un chariot pour les rapatrier...
— Je vois…
Lissandra méditait aux paroles du paladin tout observant l'armure dégradée de Sin. Elle posa ses petites mains sur le dos meurtri de ce dernier et susurra des mots imperceptibles comme une incantation muette, dégageant une légère lueur par le biais de ses paumes. Ses soins discrets n'échappèrent pas aux sens affûtés du loup géant qui se mit à sourire béatement. Il admirait à sa façon l'empathie de la jeune fille qui continuait ses efforts malgré son état de fatigue.
Après une courte réflexion, celle-ci se demanda si elle aussi aurait survécu à un tel choc. Finalement, elle grimaça, se rendant compte de l'absurdité de cette pensée.
— Sire Fenris ?
— Oui ?
— Si ce n'est pas trop indiscret… Comment avez-vous rencontré Sire Sin ?
Il médita un temps avant de répondre, paraissant se remémorer un passé proche avec nostalgie.
— Oh... Cela part d'une coïncidence surprenante ! Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, vous n'êtes pas étrangères à cette situation donc ça ne me dérange pas d'en parler.
Artoria sera au courant tôt ou tard, mais pour cette fillette, c'est autre chose… Arf... Tant pis ! Que pourrait-il bien m'arriver de pire mise à part me faire tirer la queue par ces vieilles divinités décrépites.
Le paladin tendit l'oreille, ne cherchant pas à cacher la curiosité qu'elle éprouvait à ce sujet. Par la suite, Fenris se présenta de manière formelle et raconta en détail les événements qui l'amenèrent à rencontrer Sin :
— Vous devez vous en douter, mais je ne suis pas une simple bête ! Je m'appelle Fenris, fils de Loki ! Dans les autres mondes, j'étais une divinité qui possédait une puissance telle que les dieux eux-mêmes me craignaient !
— Heu, tu n'es pas sérieux j'espère ?! Tu as pris un coup sur la tête dans le donjon ?! rétorqua Artoria alors qu'il venait juste de commencer. Des dieux ?! Ne me fais pas rire, ce ne sont que des contes pour enfants !
— On ne t'a jamais appris à ne pas interrompre tes aînés, humaine ? Laisse-moi me présenter convenablement avant de déblatérer n'importe quoi ! Du coup où en étais-je… Ah oui… Je ne vous cacherai pas le fait que c'est à la fois l'ennui et la présence de certaines personnes qui m'ont amené ici, en Midgaïa. En arrivant dans ce monde, je suis passé du statut de monstre divin à celui d'Esprit malgré moi. Cela était plutôt cocasse au départ, mais étrangement, je me suis vite adapté à ce fait. Après tout, les érudits me vénèrent et c'est loin d'être désagréabl…
— Là tu racontes ta vie, soupira cette fois-ci Artoria en l'interrompant de nouveau. Lissandra t'a demandé comment tu avais rencontré Sin…
Fenris grogna devant ce manque de respect répété, faisant rire au passage l'élémentaliste qui finalement insista pour qu'il continue :
— Ne vous retenez pas, Sire Fenris. Cela ne me dérange pas !
— Pffft ! Cette vulgaire humaine n'a pas tort, je vais en venir aux faits. Mais je dois vous prévenir que c'est une assez longue histoire…
***
Depuis mon apparition ici bas, j'ai profité de nombreux privilèges. Je me suis efforcé de rester neutre, de vivre ma vie comme bon me semblait. Mais cela a basculé ce jour… Celui où l'on s'en est prit à moi. Un puissant chaman orc m'a scellé au fond de cette grotte à l'aide d'une barrière magique pour une raison qui m'est encore inconnue…
Ce devait être un fou parmi tant d'autres. Un assoiffé de connaissance qui voulait simplement effectuer des recherches et des expériences sur ma divine personne.
Quelle idée cocasse…
Cependant, cela me rendait perplexe, car les peaux vertes n'ont jamais eu ce genre d'ambition.
Capturer un Esprit alors qu'ils sont les premiers à nous vénérer… Vu la sueur qui coulait sur son front dégarni, il devait avoir une sacrée lame sous la gorge !
Même si cela commençait à faire long. Peut-être des jours, ou des semaines ou même des mois, je continuais à tergiverser là-dessus.
En sommes, je n'ai jamais apprécié la captivité. Ces dieux de pacotilles m'avaient appris à la détester après ces millénaires perdus à être enchaînés. Mais dans ce cas-ci, j'avais le droit à du gibier frais chaque matin et je pouvais m'adonner à la sieste le reste de la journée. Une oisiveté sans faille que j'aime par-dessus tout et qui me faisait oublier cette condition !
Malheureusement, ce calme prit fin lors d'un bel après-midi. Ha ha, en fait je n'en savais rien. Il n'y avait rien d'autre que de la pénombre dans cette cavité. Seules ces torches horribles et crasseuses me donnaient un semblant de lumière.
Mes geôliers semblaient étrangement agités. Je n'y portai pas plus attention que cela, car les orcs restent des animaux écervelés et bruyants. Cependant, les cris de terreur qu'ils émirent à cet instant m'alerta d'un changement d'ambiance radical. Ils s'engouffraient dans ce tunnel comme une meute de lapins paniqués par l'arrivée d'un prédateur venu s'empifrer de leur succulente chair.
Après une accalmie toutefois surprenante, une créature - avec une apparence plutôt monstrueuse - déambula tout à coup devant moi.
Bon sang ! Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?!
J'avais beau avoir vécu de nombreuses choses dans mon éternel existence. C'était bien la première fois que je me retrouvais devant un tel truc ! À première vue… Elle paraissait humaine. Mais c'était encore difficile pour moi de l'expliquer. Après tout, je trouvais déjà les bipèdes anormalement constitués !
Les membres de son corps étaient allongés et sa posture voûtée au point qu'elle semblait vouloir marcher à quatre pattes. Elle possédait aussi une sorte d'exosquelette noir comme le charbon.
Cette chose ne ressemble à rien qui me parle...
Nous autres, bêtes, pouvons déceler la vitalité des êtres vivants. C'est d'ailleurs ce qui nous permet d'exceller à la chasse. Néanmoins, il n'y en avait guère en elle.
À ce niveau-là, ce pourrait aussi bien être une liche vu ce qu'elle dégage…
Son aura glaciale, voire meurtrière, surplombait l'air d'une pression folle et l'espace confiné de la grotte n'arrangeait rien à cela. Elle me donnait l'impression de faire face à la mort elle-même. N'importe quelle créature douée de raison aurait fait une crise cardiaque en la croisant et les orcs ne devaient pas en être loin d'ailleurs !
Si cela s'accentue, je vais vraiment mouiller ma couche… ricanai-je en perdant ma sérénité naturelle.
Elle finit par se rapprocher de ma cage magique et me regarda droit dans les yeux. Les siens se vaporaient de blanc comme ceux d'un spectre. Cependant, même si cette chose paraissait possédée, je ressentais une sensation familière en elle et cela semblait réciproque. Nous restâmes muets un instant, nous dévisageant l'un et l'autre jusqu'à ce que nos doutes soient dissipés.
Cette sensation familière... serait-ce…
— Hela !
Hela, ma sœur. Une déesse de la mort. Une divinité froide, cruelle et impitoyable comme mon père, Loki. Elle accueillait jusqu'ici ceux qui ne mourraient pas au combat, voyageant entre le monde des vivants et celui des morts pour accomplir cette funeste tâche.
Il y a des siècles de cela, peut-être même des millénaires, elle foula Midgaïa. Mais comme tout entité instable, elle finit par succomber à sa véritable nature et ravagea des royaumes tout entier. Sans surprise, elle fut bannie comme tant d'autres pour ne pas avoir respecté les règles régissant un équilibre parfait des mondes. Du moins… il s'agissait des rumeurs fondées à son égard. Même si je ne possédais pas une grande estime d'elle, je ne gobais pas la première couleuvre agité généreusement sous mon museau. Et pour cause, les dieux sont des créatures sournoises. Ils n'ont rien de parfait comme ce que peut dépeindre tous les contes fantaisistes de leurs adorateurs.
Dans tous les cas, une question m'infligeait de sérieux doutes :
Comment peut-elle se retrouver ici à présent ?! Cela… n'a aucun sens…
Sa présence ici était tout simplement impossible, mais j'étais persuadé qu'il s'agissait d'elle. Les événements s'étant produit dans cette grotte et le flux instable de sa vitalité coïncidaient parfaitement avec sa nature.
Il ne me reste plus qu'à tirer le diable par la queue…
— Hela ! Espèce de singe cadavérique ! Sors-moi de là !
Aucune réponse ni signe communicatif de sa part. Le long silence dans lequel ces lieux baignaient perdura sans la moindre interruption malgré ma requête.
Après une attente assez malaisante pour ma part, elle décida enfin de me libérer en pulvérisant la barrière d'un simple coup de griffe. Puis, elle reprit directement l'un des tunnels débouchant vers l'extérieur sans se soucier par la suite de ma présence. Dans le doute, je décidai de la suivre. Car après tout, cela faisait bien longtemps que je ne l'avais pas vu et j'étais curieux d'observer ce qui allait s'ensuivre.
Sur le chemin de la sortie, quelques orcs courageux s'interposèrent pour l'arrêter, mais en vain. Elle ne sentait pas les coups qui lui étaient infligés. Pire, ses blessures se résorbaient à mesure qu'elle tuait ces peaux vertes.
À ce que je vois, ses pouvoirs sont toujours aussi craqués…
Quand elle transperçait ses opposants avec ses mains aiguisées, ces derniers se desséchaient comme des fruits. Elle absorbait chaque once de leur vitalité, puis les jetait sans la moindre empathie s'ils n'étaient pas encore réduits à l'état de poussière.
Même si les fuyards avaient beau courir vite sous la panique, ils n'échappèrent pas non plus à son courroux. De ce fait, et pour ne pas prendre de risque face à cette folie sanguinaire, je restai tout ce temps à bonne distance. Elle a beau être ma sœur, elle aurait très bien pu m'éventrer par simple plaisir…
Une fois les orcs de la grotte éradiqués, nous avons fini par en sortir.
Après avoir erré un moment à l'extérieur, elle finit par s'effondrer au sol comme une masse. Je veillais donc près de son corps jusqu'à un éventuel réveil de sa part. Cela me permit de l'observer plus en détail et le résultat fut pour le moins déroutant : je n'entrevoyais ni son genre ni son espèce sous cette forme.
Puis soudain, elle se métamorphosa progressivement en un humain adulte mâle avec une bonne condition physique.
Qu'est-ce que… Pourquoi ne reprend-t-elle pas son apparence d'origine ?
Une fois cette étrange transformation passée, je pouvais de nouveau sentir la vitalité circuler en lui. Cela ressemblait en tout point à une résurrection.
Il y a un peu trop de mystères ici, je vais devoir mettre ça au clair…
J'avais bien sûr ma petite idée sur le sujet, mais je voulais en avoir le cœur net, alors j'ai attendu qu'il reprenne connaissance pour l'interroger.
Quelques heures après s'être évanoui, il se réveilla, me permettant enfin de passer aux choses sérieuses :
— Hé bien, petit… On peut dire que tu as mis un sacré bazar là-dedans !
En m'entendant, il effectua une galipette arrière maladroite au point de se vautrer pathétiquement par terre.
Il faut croire qu'il n'avait pas encore remarqué ma présence…
— Que… Que… C'est toi qui m'a parlé ?!
Je soupirais devant cette réaction commune à ceux de son espèce. Les humains ne sont pas familiers avec les esprits, même si dans la finalité je n'en suis pas un. Pendant ce laps de temps, je l'observais plus en détail :
Des cheveux blancs, des yeux rouges avec des pupilles allongées… Peu commun pour un humain… Mais il est certain qu'il ne dégage rien d'un démon.
— Avant de te demander ce que tu fais là, je vais te demander ton nom, lui demandai-je avec un calme exemplaire pour ne pas l'effrayer.
Hélas, cela ne semblait pas fonctionner à observer son claquement de dent. J'émis alors un lourd grognement pour briser la glace.
— Je… Je m'apelle Sin ! Et… Et vous…. Qui êtes-vous ?!
— Je suis Fenris ! Une divinité incroyablement géniale !
Mon humour ne semblait pas non plus fonctionner sur lui, mais il paraissait plus calme avec ces rapides présentations.
— Une… divinité ? Est-ce que… Est-ce que vous vous êtes tous donné le mot aujourd'hui ou quoi ?
— Comment ça ? Tu en as croisé une autre ?
Peut-être Héla ?
—Oui… Un homme se faisant passer pour un dieu m'a… Il a passé une sorte de pacte avec moi. Mais… je ne sais pas si c'était réel, ou juste un rêve…
C'est donc un champion. Mais cela n'explique pas pourquoi il était possédé par Hela…
— Hmm… T'a-t-il dit comment il s'appelait ?
— Heu… Non, je ne crois pas…
Alors que je réfléchissais à celui qui pouvait être derrière tout ça, il commença à observer son corps comme un nouveau-né. Le fait d'être partiellement nu semblait le dérangeait jusqu'à ce que sa réaction étrange s'amplifie.
— Quelque chose ne va pas ? lui demandai-je en l'observant d'un œil dubitatif.
— Ce… Ce… Ce…
— "Ce", quoi ?
— Ce n'est pas mon corps !
— Hein ?
Un sourire radieux se dessina sur son visage comme s'il venait de voir un messie.
— Mon corps… Je suis plus grand et plus musclé !
— Et alors ?
— Vous ne comprenez pas ! Je… J'ai enfin l'impression d'être quelqu'un ! Et quelqu'un de fort qui plus est !
Ce gamin est complètement ravagé…
Il se précipita vers une flaque. Certainement pour observer son visage. Cependant, lorsque son regard croisa le reflet qui le représentait, son expression de joie s'envola.
— Par contre tu es plus moche qu'auparavant, ou quelque chose dans ce genre ? lui demandai-je en me moquant de sa réaction bipolaire.
— Je… Je suis devenu un monstre…
Finalement ce gamin n'était qu'un simple champion - une nouvelle victime promue par les dieux pour se charger de leurs affaires douteuses. Après une courte enquête, il s'avère que c'est mon père qui lui avait proposé cet étrange destin. Néanmoins, le fait d'avoir utiliser Hela à ses fins reste un mystère dont je dois percer les secrets…