— Incroyable ! Extraordinaire ! Magnifique ! s'écria l'explorateur. Une… une… une chimère arachnide ! De toute ma vie, je n'aurai jamais pensé rencontrer une telle merveille !
Il se rapprocha d'elle sans crainte, levant ses bras théâtralement comme s'il venait de croiser un messie.
Espèce de taré…
Ce constat me fit reprendre conscience de la situation. Ma main ne tremblait plus. Elle agrippait fermement ma dague, prête à la brandir à la moindre occasion.
Comment a-t-on pu être pris à revers de la sorte ? Revient-elle de l'extérieur ?... Non. Tout comme les démons, ce genre de créature ne s'aventure pas dehors la journée...
En y réfléchissant bien, les parois étaient empêtrées de toiles. Nous n'aurions jamais pu apercevoir un passage secret sans scruter le moindre mètre de ce grand corridor sombre et chaotique. Finalement, nous n'étions pas aussi expérimentés que nous le pensions.
— Que faites-vous ?! Restez en arrière ! ordonna Ledo en conservant sa garde.
— Pauvre fou ! Vous ne comprenez pas l'étendue de cette découverte ! lui répliqua l'explorateur. Nous sommes probablement les seuls êtres encore en vie à pouvoir admirer une telle chose !
Et en continuant ainsi, ça ne durera pas longtemps...
J'avais beau réfléchir à une solution, je n'en voyais pas trente-six. Et à cet instant, le sort de ce client n'avait plus aucune valeur à mes yeux :
— Elle nous bloque la sortie Ledo, nous allons devoir l'affronter ou prendre un chemin intermédiaire.
Je sentais bien qu'il était aussi tiraillé que moi devant ce danger dont nous n'avions aucune connaissance, mis à part sa prestance effroyable.
— Tu as raison, mais je ne pense pas qu'il y ait d'autres échappatoires. Nous allons devoir forcer le passage.
Alors que nous préparions un combat inopiné, l'explorateur se trouvait déjà devant le monstre, le regard extasié, les lèvres relevées dans un sourire sadique. Cette chimère, quant à elle, n'en avait rien à faire. Elle semblait plus s'intéresser à nous qu'à ce malade tordu.
Ses yeux ténébreux se posèrent finalement sur lui. Elle mima une expression similaire à la sienne avant de le transpercer soudain avec l'une de ses gigantesques pattes.
— P-Pourquoi… râla-t-il en vomissant du sang.
— Tu ne serais même pas bon à nourrir les rats, répondit-elle en le soulevant jusqu'à sa beauté monstrueuse.
Sur cette réflexion blessante, elle inséra sa main humaine dans la bouche de sa victime. Et avec une simplicité déconcertante, elle lui arracha la partie supérieure de la tête.
Ce geste brutal, digne d'un prédateur tuant pour le plaisir, me glaça jusqu'au plus profond de mon âme. Même si je m'y attendais, il m'était toujours difficile de voir quelqu'un périr de la sorte.
À peine le crâne eût-elle touché le sol que Ledo fonça dans sa direction avec une fureur infernale. Une fois de plus, mon état d'esprit hésitant et évasif m'empêcha de réagir au point de ne pas me rendre compte de cette charge impulsive.
En apercevant l'agressivité soudaine de mon compagnon, elle jeta bien assez vite le cadavre resté embroché sur sa patte. Et avec une grâce insoupçonnée, elle redressa ses autres membres dans une posture menaçante - digne d'une garde parfaite.
Elle se mit à frapper les flancs de Ledo avec une précision et vivacité hors norme. Cependant, il n'eut aucun mal à s'insérer jusqu'à être à portée de son bas ventre sans la moindre égratignure.
Alors qu'il brandissait son marteau pour asséner un coup dévastateur, la chimère se releva subitement, déployant la pointe de son abdomen. Ce dernier cracha une toile qui l'immobilisa inévitablement, le coupant dans son élan avant qu'il ne s'effondre au sol.
Il fallait croire que ce coup était prémédité. Qu'elle n'attendait que ça. Que cette ouverture avait été créée dans ce seul but.
À quel point cette chose est-elle intelligente et vicieuse ?!
— Tu sembles bien plus fort que ces pucerons, déclara-t-elle en se penchant sur lui.
Ledo se débattait comme il pouvait, mais il avait les mains liées. Dépossédé de son charisme naturel, il s'apparentait à un ver tentant désespérément d'échapper à son prédateur. Observant son impuissance, la créature le renifla soudain, le mordillant comme si elle se retenait de le dévorer dans l'immédiat.
— Tu feras un excellent géniteur, ajouta-t-elle en rabattant le cocon qui le maintenait prisonnier sur l'une des parois à proximité.
Ces paroles ambiguës et cette capture si simple de leur chef eurent raison des autres aventuriers. Ils prirent la fuite dans une frayeur et une lâcheté notable, me rappelant que j'étais également là et que je n'avais encore rien fait pour l'aider.
Ma passivité n'avait que trop duré.
Je ne peux pas le laisser comme ça...
— Ombres illusoires.
J'invoquai des images de moi-même, espérant pouvoir la duper pour lui porter un coup fatal et nous sortir de ce merdier.
En m'apprêtant à la charger à mon tour, les cris de mes autres camarades retentirent derrière moi. Ce fait m'extirpa un rire interne. Peut-être était-ce un rictus de folie ou bien simplement la satisfaction d'avoir écouté mon instinct.
Je fis taire cette hésitation pour me projeter dans sa direction avec une impulsivité similaire à celle de Ledo. Dague en main et dans une course en zigzag, mes reflets suivirent mes pas, créant un chaos sans pareil.
Nous sautâmes finalement sur elle avec une synchronisation parfaite, brandissant notre arme vers son cœur. Il aurait été impossible pour quiconque de savoir parmi lesquels je me trouvais. Et pourtant, alors que mon bras était engagé, prêt à la transpercer, elle arbora soudain un sourire avant d'agripper ma gorge avec sa main.
Mon poignard tomba et mes images se dissipèrent. J'étais à mon tour à sa merci.
— Tu pensais pouvoir m'échapper aussi simplement ?
C-Comment ?!
Sa poigne était glaciale. Elle se resserrait peu à peu, obstruant ma respiration.
Vais-je subir le même sort que les autres ?
Il en était hors de question. Je devais rentrer, coûte que coûte.
— Ferrum Spathae !
Une dague métallique difforme se forma à la hâte dans le creux de ma main. Sans réfléchir, je m'empressai de l'enfoncer dans le bras qui me retenait. Et à ma plus grande surprise, cette piqûre grossière me dégagea de son emprise mortelle.
La chimère hurla d'un cri des plus stridents, me faisant perdre l'audition un court instant. Du sang noirâtre se déversait de sa plaie. Tous ces signes, aussi insignifiants soient-ils, prouvaient qu'elle pouvait être blessée et ressentir de la douleur. D'une certaine façon, ce simple constat me rassura.
En tombant, je fis une roulade pour ne pas me briser les cervicales de manière idiote et profiter de cette échappée divine. Je me précipitai sous son abdomen, grattant le sol rigide dans une foulée bestiale pour finalement atterrir derrière elle.
La sortie… Il faut vite que je l'atteigne !
Je pleurais presque de joie en pensant à la façon dont je m'étais extrait de cette situation.
Qui aurait cru que cette affinité si étrange puisse me sauver de la sorte ?
Le destin des autres ne comptait plus, seul le mien importait. Je devais fuir et survivre.
Continuant ma route dans cette optique, je ressentais toujours son aura effroyable à mi-chemin. Cependant, elle ne semblait pas me suivre.
Pourquoi ?
Même si je n'y voyais rien, je regardais derrière moi dans le doute. Juste pour me rassurer.
Alors que j'étais distrait par cette sensation alarmante, ma course se stoppa nette. Quelque chose me retenait. Une matière froide et fibreuse.
Serait-ce…
Je m'étais empêtré dans une toile.
Cette saleté n'était pas là lorsque nous sommes arrivés...
J'étais stupide. Nul doute que ce filet provenait d'elle. Tout ça pour nous couper toute retraite. Je sentais la sueur couler abondamment sur mon front. J'étais de nouveau pris au piège.
Pourquoi le destin est-il si cruel ?! Dois-je réellement mourir dans ce putain d'enfer ?!
La panique galopante me faisait perdre espoir. Je devais me ressaisir, garder le même sang-froid que j'avais tenu jusqu'à présent.
Seule une partie de mon corps y était collée, il y avait encore des chances que je puisse m'en sortir. J'enlevai mon gant, puis tirais sur la manche de mon brassard.
Rien n'y faisait, je devais le cisailler pour l'extraire.
Je dégainai alors une autre dague pour me libérer. Malheureusement, je me rendis vite compte que ma tempe était elle aussi figée dans cette prison diabolique. Et j'avais beau la poignarder, mon arme rebondissait dessus comme sur un slime.
S'il faut en arriver là…
Couper mes cheveux n'était pas un problème. Cependant, cette précieuse peau que je m'efforçais d'entretenir malgré mon métier, c'était autre chose.
Tant pis…
Je serrai les dents, tranchant cette parcelle de moi qui devait être sacrifiée pour sauver le reste. Une douleur vive s'empara de mon visage, mais ce n'était qu'une piqûre d'insecte avec toute l'adrénaline qui me submergeait. Après tout, j'avais pu me libérer, et dans ce cas, cela valait toutes les souffrances possibles et imaginables.
Même si je sentais déjà le sang tiède couler avec abondance le long de ma joue, les légères vibrations qui s'immisçaient dans les parois m'indiquaient que je n'avais pas le temps de me soigner.
Des grincements firent soudain écho jusqu'à ma position, comme si la chimère déchirait la roche avec ses pattes aiguisées.
Elle arrivait.
Elle se jouait de moi dans des notes intimidantes. Elle devait se dire que j'étais pris au piège. Qu'elle pouvait enfin récolter les fruits de sa chasse.
Qu'elle aille se faire foutre !
Par tous les dieux, il me restait une torche. J'étais quelqu'un de prudent, je gardais constamment un rechange pour toutes mes possessions.
Je l'imbibai d'huile, puis claquais des silex pour l'allumer.
Mes mains tremblaient toujours plus, au point que cette simple tâche me prit plus de temps qu'il n'en fallait. Chaque seconde comptait, quelques-unes de plus et je serai dévoré ou pire encore.
Je plaquai la flamme revêche sur la toile dans l'espoir de la voir disparaître, mais rien n'y faisait. Elle était immuable, impénétrable, invincible.
Merde, merde, MERDE !
J'étais de nouveau coincé. Mon esprit baignait dans un chaos qui m'empêchait de réfléchir, mais soudain, une idée me frappa.
Elle… Elle a dû arriver par les plafonds !
Je brandissais cette dernière alliée vers les hauteurs pour éclairer le corridor, cherchant désespérément une faille, une échappatoire, quitte à faire demi-tour et me diriger vers elle.
En faisant marche arrière, un passage béant finit par se montrer sous la lumière de ma sauveuse, arrachant un rictus exagéré à mes lèvres desséchées.
Il faut croire que les monstres font aussi des erreurs !
Si elle avait tissé cette barricade entre ce passage et la cavité, je serais déjà mort et enterré, mais il y avait encore une infime chance que je puisse m'enfuir d'ici.
Je mordis le manche de ma torche pour avoir les mains libres, puis entrepris l'escalade de la paroi grâce aux toiles qui la recouvraient.
Heureusement que je ne suis pas devenu un gros lard de guerrier…
Cette pensée fugace m'emplissait d'une étrange euphorie.
Alors que j'étais bien inséré, j'entendis de violents claquements de mâchoire.
Malgré ma frayeur et ma précipitation, mon regard se détourna instinctivement en bas pour l'apercevoir. Ses yeux, noirs comme la nuit, scintillaient sous la lueur de mon éclairage de fortune. Un sourire s'immisça soudain sur ses lèvres froides et pulpeuses. Elle semblait une fois de plus amusée par ma condition :
— Seule la mort t'attend au bout de ce tunnel, petit puceron. Tu reviendras bien assez tôt à moi !
Tu peux toujours courir, saloperie... Je compte bien me barrer d'ici !
Je gardais ses mots pour moi. Il était hors de question que je communique avec ce putain de monstre. Je ne voulais pas être piégé une fois de plus. Cependant, la voir statique sans chercher à me poursuivre me faisait douter.
Y avait-il pire chose qu'elle au bout de ces ténèbres ?
Je ne sais pas ce qui m'a amené là... Peut-être est-ce ma propre cupidité ? Si je m'étais contenté d'une mission plus accessible, je serais certainement déjà dans une taverne à l'heure qu'il est. Picolant et batifolant avec des filles séduisantes comme je l'ai toujours fait depuis mon adhésion à la Guilde. Je commence à comprendre pourquoi, et comment des aventuriers disparaissent si subitement... Notre destinée est simple, cruelle. Elle ne tient qu'à un fil... et ceci n'est finalement qu'une autre équation dans son impitoyable enchevêtrement. Je suis crevé par tout ça, mais je ne dois pas renoncer. Je dois sortir d'ici… coûte que coûte.