« Une vie, une mort
Sa mort, sa vie
Une envie, un mépris
Son envie, son mépris
Monstre ou humain ?
Réalité ou fiction ? »
Le livre des Mensonges et Vérités, Elakhiel
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La question qu'il s'était toujours posée était sur la bonne façon de mourir. Décéder d'une bonne et douce mort dans la vieillesse au côté de sa famille ou périr héroïquement pour une noble cause ? Malheureusement Caleb n'avait pas eu la chance de trouver la réponse puisqu'il s'était subitement retrouvé plongé dans le noir sans pouvoir entendre ni voir. Bien sûr, son décès n'avait rien d'un accident, un assassinat ou encore un suicide au contraire. Pour les gens comme lui, appelés « enfants maudits » par une grande majorité à cause de leurs différences physiques, au jeune âge de dix-huit ans, il avait été confronté comme beaucoup de ses prédécesseurs à une vérité pour le moins terrible : celle de sa propre fin. Vous voyez-vous à dix-huit ans, parce que vous n'êtes pas comme les autres, à faire face à la vôtre ? Encore plus terrible que cette nouvelle, c'est que celle-ci était programmée par la famille.
Pour Caleb c'était la couleur inhabituelle de ses yeux qui avait décidé de son destin. Cette programmation était inscrite dans les textes de lois et existait depuis quelques décennies. En revenant à cela, on lui avait toujours dit que c'était une malédiction, un péché et de la pire des manières. On perd notre naïveté avec toutes ces brimades, ces rejets et en grandissant le jeune homme avait compris une horrible vérité.
Le monde n'était pas rose, la gentillesse n'existait pas ou du moins c'est ce que les gens voulaient faire croire. Le monde était cruel et ces gens qui se disaient humains n'étaient pas mieux. Celui dans lequel il vivait était un cauchemar. Des hommes, des femmes, des enfants tous ensemble se moquant, persécutant des hommes, des femmes, des enfants pourtant comme eux : humains.
Ce n'étaient pas eux les enfants maudits, les monstres, c'étaient eux les bizarreries. Ces horripilants et sardoniques rires qu'ils entendaient tous les jours pendant des mois, des années, quand eux humains étranges aux yeux des autres essayaient non pas de vivre, juste de survivre. C'était cela le plus difficile. Ils essayaient de s'échapper, mais face à la mort qui pouvait gagner ? Cette haine pour des couleurs d'yeux, de cheveux ou encore des membres en plus n'entrant pas dans la norme était devenue viscérale. Mais au fond qu'est-ce que la normalité ? Voici une autre question pour laquelle Caleb n'avait pas pu encore avoir de réponse. C'était un mystère, une interrogation à laquelle il ne pourrait peut-être pas répondre.
Dans tous les cas à dix-huit ans, le voici face à cette lettre. Cette missive écrite par ce gouvernement corrompu imposant une entrevue dans la forteresse de contrôle la plus près de chez lui. S'il désobéissait, de fortes représailles les attendaient. Et personne n'avait jamais essayé de ne pas s'y rendre.
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Une douce brise caressa le visage du jeune homme étendu au milieu d'un espace vide. Son corps frissonna. Il ouvrit les yeux mais il ne distingua rien comme si on l'avait enfermé dans un tube. Il se leva difficilement au son d'un éclat de rire, une hallucination auditive sans doute, puis commença lentement à marcher sans trop comprendre le lieu de son réveil, ni sans se poser trop de question sur son non-décès. En regardant son visage calme, on pourrait penser que rien ne le dérangerait, mais le pli de ses lèvres fit transparaître son malaise.
Au fur et à mesure que l'homme marchait, l'atmosphère autour de lui se fit plus chaude et la noirceur qui s'étalait sur des kilomètres commença graduellement à s'éclairer. Le sol au début noir se changea en un fuchsia clair pour se teindre en un rouge sang effrayant qui fit osciller ses jambes. Le ciel se transforma en un bleu marine hypnotique paré de deux cercles pleins opalins, leurs teintes donnant une terrible sensation glacée. La végétation clairsemée de la lande formait avec leurs ombres d'obscures silhouettes à forme humaine et le vent que l'on pouvait entendre bruissait à travers celle-ci. Ses pas se firent plus lourds comme si un poids le pressait vers le sol et alors qu'il commençait à s'essouffler une vieille voix se fit entendre. L'homme s'arrêta un moment cherchant la provenance de celle-ci quand elle l'appela une seconde fois par son nom. Intrigué Caleb demanda à voix haute :
— Qui êtes-vous et où êtes-vous ? Savez-vous où je suis ?
— Qui suis-je n'a pas d'importance pour le moment. Si je te dis que je te parle par télépathie, me crois-tu ? Sinon tu es dans ce que l'on appelle l'Entre Deux un lieu mystérieux. Même moi qui ai vécu depuis très longtemps, je n'en sais pas grand-chose.
— Vous croire ? J'en suis bien obligé puisque je ne vous vois pas. D'ailleurs, savez-vous ce que je fais ici ?
— Je ne peux pas te répondre, cependant il vaudrait mieux que tu partes tout de suite de cet endroit. Si je n'étais pas arrivé à temps tu serais mort pour de bon. Continue à marcher, je vais te conduire en lieu sûr.
— Je peux bien te dire merci de toute façon.
Il reprit alors sa marche pendant plusieurs heures accompagné de la voix dans sa tête et des deux orbes argentés qui brillaient dans le ciel. Pendant qu'il avançait, Caleb réfléchissait à sa condition un peu heureux de ne pas être décédé tout de suite. Complètement perdu dans ses pensées, l'appel de l'ancêtre dans sa tête le fit sursauter, il s'arrêta brusquement puis leva les yeux.
Devant lui se dressait une grande porte massive dans les teintes ocre sculptée dans du bois de vénétrier, elle avait au centre une unique poignée taillée en spirale. Il approcha prudemment sa main de la poignée et ouvrit celle-ci sans grande difficulté. Une lumière l'aveugla, il ferma instantanément ses yeux pour les rouvrir quelques secondes plus tard. Le paysage qu'il découvrit lui coupa le souffle, et il se crut au paradis. Un infime sentiment de bonheur et de satisfaction naquit du plus profond de son être lorsqu'il vit la vaste étendue de façades toutes plus colorées les unes que les autres. Une satisfaction très loin derrière l'étrange et angoissant tableau de l'Entre Deux.
Ces habitations étaient regroupées en plusieurs quartiers et de majestueuses baies vitrées les habillaient, laissant miroiter le soleil d'une exquise façon. Ce qui choqua le plus Caleb était l'interminable édifice au milieu de ces bâtiments. Si vertigineux que l'on n'en voyait pas la fin, majestueux, il était d'une couleur bleu nuit s'accordant parfaitement aux couleurs gaies des maisons. Un bleu si profond qu'il faisait penser à la mer éternelle céruléenne d'Ahès. Cette tour se dressait là, seule, haute, fière comme un empereur dominant le monde. Autour de ce corps incommensurable quatre ponts similaires en verre sortaient de l'édifice et s'étendaient sur des kilomètres.
Subjugué par ce divin paysage, il avança lentement sans être dérangé par le bruit des rues et les bavardages des hommes lorsque il trébucha sur un des pavés de la rue. Il tomba dans les bras d'une personne et, levant les yeux, il se décolla précipitamment de la poitrine de l'homme en question, qui lui avait lancé un regard irrité avant de continuer sa marche. Reprenant sa route, le vieil homme lui expliqua qu'il se trouvait dans ce que les habitants appelaient : Hö'faä, un endroit se situant entre l'Enfer et le Paradis. Il était regroupé en quatre régions différentes. La ville de la tour bleue s'appelait Migdal et était la capitale principale des régions. Une forte voix l'appela, Caleb se retourna et se retrouva face à un individu aux cheveux blonds attachés en queue-de-cheval faisant quatre têtes de plus que lui. Par rapport à son mètre soixante pour un homme de presque trente ans. Ce qui en passant était pour le moins ridicule.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il sur la défensive. Ne serait-il pas mieux de se présenter avant ? Ce n'est pas en agressant les personnes que vous aurez la réponse.
Ses sourcils déjà froncés se plièrent encore plus avant que l'homme ne crache difficilement son nom : Doloriel. La façon dont son regard féroce dévisageait Caleb le fit sourire plus qu'autre chose. Il avait l'impression de se retrouver face à un de ces gamins hautains qui regardaient les autres de haut comme s'ils avaient vu quelque chose de dégoûtant. Quel contraste ! pensa-t-il.
— Caleb. Caleb Straess. Par contre ce que je fais ici, je n'en sais rien, lui répondit-il. Il questionna la voix sur l'identité de l'ange.
«— Doloriel fait partie des anges que l'on appelle les « Puissances ». Ils œuvrent pour lutter contre les démons et leurs personnalités sont comment dire... Ils sont insupportables, énergiques et beaucoup trop impatients lorsqu'ils se retrouvent face à d'autres personnes que leurs supérieurs. Ils sont par contre doués au combat et très dévoués à leurs chefs. »
L'ange blond se pinça l'arête du nez, signe d'une grande impatience. Les passants autour d'eux continuaient leur petit bonhomme de chemin sans se préoccuper de leur échange. Lorsque le blond eut fini de réfléchir, il fit signe au jeune homme de le suivre en direction du pont. Le viaduc qui s'étendait sur quatre à cinq mètres était fabriqué dans un verre translucide de différents tons de bleu.
Il leur fallut un bon quart d'heure avant de pouvoir arriver devant celle-ci faite de cristal glacé, un alliage de verre et de glace éternelle aux grandes fenêtres en arcades ouvertes tout le long de la structure. Arrivés devant une des principales portes, l'ange prit la taille de Caleb et déploya de longues ailes blanches avant de s'envoler en direction du sommet de la tour.
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Définitions :
Vénétrier : Bois strié de fines lignes de couleur ocre pouvant tirer sur le brun ou le rouge
Ahès: Capitale de l'empire d'Hor
Glace éternelle : Utilisée pour la construction de grands édifices ou sous forme de pierre (pierre de taille de notre monde)