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TALIBANS SUR LE DIVAN

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Synopsis
Ils sont revenus en août 2021… Qui ? Les talibans Mais il y a un peu plus de vingt ans… la première vague de talibans déferlait et régnait sur l’Afghanistan de 1996 à 2001 : c’était la première génération. Les pères, les oncles, les grands-frères de ceux d’aujourd’hui. Pourtant en octobre 2001, quelques semaines après les attentats du 11 septembre contre les tours du World Trade Center, les représailles américaines mettaient en déroute les talibans : le régime chutait ; les talibans, avec Ben Laden et Al Qaida, se réfugiaient dans la montagne afghane... En ce début de récit nous sommes au printemps 2003 soit près d'un an et demi après la chute du régime taliban en Afghanistan. Le hommes afghans sont déboussolés par l'arrivée des Occidentaux, des valeurs dites universelles et du féminisme ! Les talibans doutent de leur masculinité et de leur virilité... Les dégâts psychologiques sont considérables. Mais un psy français et trois de ses patients, appelés à la rescousse par les services culturels de l'ambassade de France, viendront au chevet des talibans dépressifs. Ces hommes témoigneront d'une "résilience" bien masculine... Ben Laden sera rassuré... Ce récit est peut-être vrai ; il est pour le moins vraisemblable. C'est une histoire d'hommes rebelles et malmenés, qu'ils soient afghans ou français. C'est une histoire de voyages, de rencontres remarquables dans l'Hindu Kush ; aventures qui sauveront quelques-uns de ces hommes, déjà de leurs illusions… Cette farce philosophique nous interroge avec humour sur le relativisme des valeurs et sur le mal-être des hommes, toutes nationalités, cultures, religions... confondues
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Chapter 1 - Pourquoi et avec qui ce voyage en Afghanistan ?

Préface

Ils sont revenus en août 2021… Qui ? Les talibans

Mais il y a un peu plus de vingt ans… la première vague de talibans déferlait et régnait sur l'Afghanistan de 1996 à 2001 : c'était la première génération. Les pères, les oncles, les grands frères de ceux d'aujourd'hui.

Pourtant en octobre 2001, quelques semaines après les attentats du 11 septembre contre les tours du World Trade Center, les représailles américaines mettaient en déroute les talibans : le régime chutait ; les talibans, avec Ben Laden et Al Qaida, se réfugiaient dans la montagne afghane...

En ce début de récit nous sommes au printemps 2003 soit près d'un an et demi après la chute du régime taliban en Afghanistan.

Le hommes afghans sont déboussolés par l'arrivée des Occidentaux, des valeurs dites universelles et du féminisme ! Les talibans doutent de leur masculinité et de leur virilité...

Les dégâts psychologiques sont considérables.

Mais un psy français et trois de ses patients, appelés à la rescousse par les services culturels de l'ambassade de France, viendront au chevet des talibans dépressifs.

Ces hommes témoigneront d'une "résilience" bien masculine...

Ben Laden sera rassuré...

Ce récit est peut-être vrai ; il est pour le moins vraisemblable. C'est une histoire d'hommes rebelles et malmenés, qu'ils soient afghans ou français. C'est une histoire de voyages, de rencontres remarquables dans l'Hindu Kush ; aventures qui sauveront quelques-uns de ces hommes, déjà de leurs illusions…

Cette farce philosophique nous interroge avec humour sur le relativisme des valeurs et sur le mal-être des hommes, toutes nationalités, cultures, religions... confondues

Talibans sur le divan

I

Assis dans son vieux fauteuil, Jean-Louis Janvier s'accordait toujours cinq minutes de pause entre deux patients.

Le mobilier de son cabinet exsudait la vétusté. Bureau, divan, chaise et fauteuil vieillissaient au rythme des séances et des années.

Depuis plus de vingt-cinq ans, Jean-Louis Janvier, psychiatre - psychanalyste, travaillait les âmes, et le temps les objets.

Il le laissait agir, sans fard, et les patients les plus éclairés comprenaient que par son action, moquette et névroses s'élimaient.

Dans la salle d'attente, quelques revues dataient du siècle dernier. Yves Berteau feuilletait souvent la même, magazine ambitieux mariant musique et architecture ; un numéro de juillet mille neuf cent quatre-vingt-neuf qu'il avait déniché fêtait royalement la Révolution française, une révolution culturelle aux dires du journaliste.

Yves savait que le psychiatre était seul dans son cabinet. Il avait entendu les bruits familiers racontant toujours la même histoire, celle du patient précédent quittant les lieux : une première porte, porte du couloir, que l'on ouvre, une voix feutrée celle du patient, ici une patiente, qui remercie, une deuxième porte que l'on ouvre, que l'on ferme, porte d'entrée, ici de sortie.

Un calcul simple et précis de la part du psychiatre évitait la rencontre de deux patients.

Le rendez-vous était fixé dix minutes avant la fin de la séance précédente. Auxquelles s'ajoutaient les cinq minutes de pause. Yves Berteau comme les autres avait quinze minutes dans cette salle d'attente où, patient solitaire, il délaissait assez vite sa revue et se préparait à l'affrontement. Cela lui rappelait les vestiaires de la salle de boxe dans lesquels il s'était épuisé durant sa jeunesse à maîtriser sa peur avant le combat. Un quart d'heure de solitude pour une meilleure préparation mentale qu'il s'imposait, qu'il subissait.

T'es là, seul, sautillant devant la glace. Bordel, t'as la trouille ! Alors tu grimaces, tu danses, tu trembles ou tu trépignes. Agitation ou cogitation ?

T'as la trouille de la défaite, de l'humiliation bien plus que des coups.

Tu cherches à esquiver tes peurs avant les frappes de l'adversaire.

Alors tu nuances, relativises…

Tout ça est dérisoire : victoire, défaite, gain, perte… cycle immuable des activités humaines…

Merde ! Arrête de lire Lao Zeu ! T'es là pour combattre et gagner !

Tu perds ton influx avec tes pensées de garçon de café-philo !

Boxe ! Boxe !

C'est pas du Taï Chi que tu fais… c'est de la boxe française !

T'as un titre de champion régional à la clé…

Oui, il y a une vingtaine d'années, Yves ressentait avant chaque combat les affres du doute.

Le pourquoi je suis là, le pourquoi je fais ça…

Il avait arrêté la boxe française un peu plus tard sans titre régional, sur un coup de pied fouetté de son adversaire, un revers assez rare, efficace et définitif. Un KO expéditif. Oui, ce fut un revers et l'arrêt d'une carrière improbable.

Yves Berteau décida de poursuivre le combat par une psychanalyse.

Aujourd'hui il était encore dans les vestiaires à douter de l'efficacité de ses coups, ceux qu'il assénait lors de la séance, avec pour entraîneur ou sparring-partner son psychanalyste.

Il concevait toujours son analyse comme un combat.

Souvent contre lui-même, parfois encore contre le psychiatre qui d'une parole, d'une question trouvait l'ouverture et le déstabilisait.

Alors Yves encaissait. Étrangement, c'est après qu'il chancelait. Le coup avait porté. L'humour l'aidait et il se disait :

Merde ! Ce psy, il a de sacrés poings d'interrogation ! Il riait de son jeu de mots, retrouvait sa voiture puis sa femme.

C'était l'heure du combat. Une voix bienveillante le salua, une poignée de main aussi.

Yves suivit le psychiatre dans son cabinet.

L'odeur du précédent patient imprégnait le cabinet. À la fin de la journée, flottait un magma capiteux parfois nauséeux. Mais Yves évitait ce remugle en refusant tout rendez-vous après quinze heures.

Ce matin à dix heures, la composition aléatoire exhalée était encore supportable.

La séance pouvait commencer : rituel, divan, rideau…

Jean-Louis Janvier aimait son métier. Ou plutôt ses patients. D'un amour distant parfois condescendant que les scientifiques cultivent envers leurs cobayes.

L'amour de l'observation, de l'expérimentation, l'amour des hypothèses, des déductions, l'amour des lois même humaines. Ainsi aimait Jean-Louis Janvier.

L'homme était un objet d'étude, un sujet d'étude disait-il dans les rares colloques auxquels il participait.

Bienveillant et lacanien, à l'écoute du langage, de ses mots valises, de ses mots gigognes, il se définissait comme un homme affable… Un homme à fables, celles des autres ajoutait-il. Et son visage s'illuminait du triste et doux sourire de la lune.

Sa voix basse, retenue comme ses propos, distillait quelques impressions, quelques questions ou relances, jamais d'évidentes assertions devant ses patients.

Il ne prenait plus de notes. Cela intriguait Yves. Comment faisait-il pour se rappeler ? Se rappeler ce qu'il avait entendu la semaine dernière, le mois dernier, l'année dernière… C'était sans importance. Yves lui-même ne se rappelait pas ce qu'il avait dit ou si peu.

Ce n'était plus une psychanalyse, encore moins une psychothérapie. Vingt ans déjà depuis leur première rencontre : vingt ans d'aventure commune ; de combats et d'errances chez l'un, de patience et d'acuité chez l'autre. Par trois fois Jean-Louis Janvier avait tenté de rompre. Yves Berteau avait toujours refusé prétextant la première fois le décès de sa mère, la seconde fois la réminiscence d'un souvenir d'enfance, la troisième fois la naissance de sa première fille.

Yves avait rencontré son analyste avant celle qui deviendrait sa femme.

Il se sentait marié à l'un et à l'autre. D'ailleurs pour son second mariage - celui avec sa femme -, il avait sollicité le consentement de Jean-Louis Janvier. Qui avait souri… Il en fut de même lors de la conception du premier, du deuxième et du troisième enfant, tous des garçons. Yves interrogeait le psychiatre plus que sa conscience.

Il s'était spécialisé dans la confusion des genres. De son psy, il voulait l'affection fraternelle ou l'autorité tutélaire ; de ses fils, la soumission absolue ou la complicité po-tache ; de sa femme, l'amante ou la mère, rarement l'épouse…

Le psychiatre était devenu une sorte de médecin de famille représentée par un seul membre.

La séance était en cours lorsque le psychiatre reçut un appel téléphonique. Yves reconnut de suite la patiente du vendredi qui une fois par mois priait le médecin de l'excuser et demandait à reporter son rendez-vous.

Cela aussi faisait partie du rituel. C'était une patiente récente, moins de trois ans, qu'Yves avait appris à connaître à travers ses appels téléphoniques.

Le psychiatre n'avait pas de secrétaire. Une décision que ne contestait pas Yves. Une quinzaine de patients par jour, un peu moins de coups de téléphone ne nécessitaient pas l'emploi d'une secrétaire. Qu'aurait-elle fait entre deux appels téléphoniques ?

Jean-Louis ne manifestait jamais d'agacement malgré les exigences plaintives de ses patients.

Celle-ci, la trentaine, était exubérante et monumentale.

Femme de poids et de caractère, le quintal affirmé, le mètre quatre-vingts sous la toise, elle soignait son mal-être par la boulimie et les truculences verbales. C'était une grande gueule. Elle engloutissait la nourriture et régurgitait des paroles indigestes. Elle avait commencé sa psychothérapie dans l'humanitaire. Elle avait fait le Kosovo puis l'Afgha.

Chez les humanitaires, on disait l'Afgha pour l'Afghanistan :

- T'as fait l'Afgha ?

- Oui, j'ai fait l'Afgha…

- Bon, t'as fait quoi d'autre ?

- Ben… j'ai fait la Seine Saint-Denis puis le Rwanda. J'ai hésité à faire l'Irak. Finalement j'ai fait le Tsunami…

Comme un grand nombre d'Occidentaux policés par une éducation aisée et des études souvent brillantes, Rose était partie en Afghanistan à la chute du régime des talibans.

Elle avait offert ses services à une ONG promouvant l'éducation des filles et des femmes. Finalement elle œuvrait pour la démocratie afghane. Au féminin.

Elle émancipait les femmes et soignait son âme. C'était touchant. C'était fréquent. Elle appartenait à ce groupe de jeunes, de vingt-cinq à trente ans qui après Science Po et avant France Télécom se lançait dans l'humanitaire par ennui, par défi, par dépit.

Sauver le monde et pourquoi pas son ego…

Rose faisait ce qu'elle savait, mais ne savait pas vraiment ce qu'elle faisait. Ce qu'elle faisait là. Au retour d'une mission, elle avait entrepris de commencer une psychanalyse. Jean-Louis Janvier, pourtant au grand complet, avait été sensible à son argumentaire exotique. Plus intrigué par la condition des hommes talibans que par celle des femmes afghanes. Il avait accepté de commencer un travail avec Rose.

De retour en Afghanistan, après seulement six séances chez le psychiatre, elle avait compris qu'elle était dans ce pays d'hommes pour en trouver un.

Le prince charmant disait-elle…

Elle délaissa peu à peu l'humanitaire pour se consacrer à la quête amoureuse. Elle cherchait un homme, un Afghan, de préférence au passé mythique et troublant.

Ce fut en la personne d'un certain Ahmed, chef local dans les zones tribales, que l'amour s'incarna. Coup de foudre à Kandahar…

Pour ce musulman possédant déjà deux jeunes épouses, l'occidentale et monumentale blonde à la silhouette inhabituelle en Afghanistan, tant la misère endémique avait éradiqué l'obésité, était un soleil de chair. Elle rayonnait. Elle l'éblouissait.

Jusqu'au premier ramadan qu'il lui imposa. Cela tombait bien, Rose avait décidé de se mettre au régime. Elle ne mangea que la nuit, entre le coucher et le lever du soleil, toutes les nuits.

Elle prit douze kilos pour son premier ramadan.

Yves crut comprendre qu'elle demandait à voir le psychiatre en urgence qui, fait rare, semblait agacé. Il lui proposa un rendez-vous le soir même à dix-neuf heures trente, à l'heure du bouquet final des effluves.

Yves raconta quelques anecdotes, le dernier rêve de sa femme, la dernière altercation avec son voisin, le dernier bulletin de sa fille, la dernière copine du troisième fils, le premier redoublement de son deuxième fils, le deuxième de son premier. Une sorte de tiercé familial à deviner, à décoder qui lui coûtait soixante euros non remboursés car chevaleresque Yves avait décrété qu'il allait chez son psychanalyste et non chez un psychiatre. Sa femme avait calculé le coût en francs puis en euros. C'était le prix d'une maisonnette sur la côte atlantique. Et la maisonnette continuait de s'agrandir.

Aujourd'hui, Yves restait en surface. Jean-Louis Janvier le connaissait trop bien pour le lui reprocher.

Il paya en espèces. Au fil des années la symbolique sonnante et trébuchante s'était estompée. Et comme d'habitude, il retrouva sa voiture puis sa femme.

Les premières années, celle-ci l'avait interrogé au retour de chaque séance. La jalousie la tenaillait. Lieu commun, évidence certes, mais partagés par tous les conjoints et conjointes d'analysés : il me trompe avec son psy !

Avec sa psy eût été encore plus insupportable.

Là, c'était entre hommes, mais tout de même, il en savait plus qu'elle. Il détenait secrets intimes, secrets conjugaux, secrets familiaux. Un vrai notaire ce psychanalyste…

Mais le temps usa sa curiosité, sa jalousie. Elle accepta le psy, cette union antérieure à la leur, elle accepta les deux séances hebdomadaires, les milliers d'euros dépensés.

Madame Berteau avait elle aussi tenté une psychanalyse, pour voir. C'était il y a dix ans. Cela avait duré dix-huit semaines soit trente-six séances soit cinq mille quatre cents francs soit un mois en couple à Agadir. Elle était comme ça Jeannine Berteau ; elle comptait tout. Elle tenait cela de son père, elle en avait parlé à sa psychothérapeute.

Elle comptait surtout l'argent qu'elle avait dépensé. Elle comptait toujours l'argent qu'elle n'avait plus.

Son père avait compté les pelletées de terre et les brouettées lors de chacun des travaux de terrassement ; l'aménagement d'une descente de garage : soixante-seize brouettées et quatre cent trente-cinq pelletées, le creusement d'un bassin au fond du jardin : vingt-trois brouettées et cent vingt-sept pelletées.

Il comptait les haricots verts cueillis en une heure : huit cent quarante-trois, les tomates en dix minutes : quarante-neuf, les noisettes ramassées durant l'automne, les survêtements usés en trente-deux ans de gymnastique, les kilomètres parcourus à bicyclette ou en auto, les mots croisés tentés, les mots croisés réussis, les étrennes données aux pompiers en vingt ans… Il comptait tout. Ses voitures : deux ; ses maisons : deux ; ses femmes : une ; ses enfants : deux, une fille infirmière et un fils alcoolique. Le fils ne comptait plus. C'est la fille qui comptait. C'était la préférée et comme papa elle comptait. Ce n'est que lorsqu'elle en parla à la psychothérapeute qu'elle prit conscience de cette manie. Cela ne la gênait nullement auparavant, au contraire. Pour la première fois, elle fut perturbée. Oui, elle aimait compter. Et alors ? Elle se sentait femme équilibrée, épanouie. Mais en moins de dix-huit semaines, sa légèreté, son insouciance disparurent.

Elle prit conscience de sa vie étroite et pourtant joyeuse. Elle découvrit la lucidité, la vanité puis la vacuité. Elle faillit faire une dépression. C'est à ce moment qu'elle décida d'interrompre sa psychothérapie. C'est ainsi qu'elle put se sauver. Elle redécouvrit le rire, la légèreté. Pourtant elle garda longtemps la plaie d'une blessure inutile. Elle se remit à compter de plus belle.

Elle comptait ses paires de chaussures lorsque son mari arriva.

Il l'embrassa. Elle répondit :

- Trente-sept, trente-huit, bonjour monHom, trente-neuf, quarante…

Il sourit. Le sourire de la résignation, l'antichambre de la sagesse, peut-être.

Il s'affaira dans la cuisine. Ne nous méprenons pas : il parcourut le courrier traînant sur la table, prit une bière, regarda dans le réfrigérateur puis dans les casseroles ce qu'on lui avait préparé. Oui, Yves, il était comme ça. Vingt ans d'analyse et il avait pleinement accepté son rôle d'homme phallocrate.

Et sa femme, elle était comme ça, elle acceptait son homme tel qu'il était : pas cuisinier, pas ménagère, peu bricoleur, une tendresse musclée, une douceur archaïque…

Elle et lui s'aimaient ainsi.

En ce début de mois de juin, comme chaque année depuis quelque temps, la canicule s'installait. Si l'effet de serre s'amplifiait, l'effet de surprise avait disparu dès la troisième année consécutive de canicule. La solidarité était exemplaire. Pour sauver leurs vieux, les Français travaillaient trois jours fériés : le Vendredi saint, le lundi de Pentecôte et l'Aïd El Kbir.

Dorénavant, nos vieux étaient convenablement brumisés et ventilés. Parfois réfrigérés. Les excès de la technologie… Quelques-uns étaient morts d'un chaud et froid. D'autres d'une pneumonie. On avait réglé les appareils. Tout allait mieux.

Aux bulletins météo, la canicule avait remplacé l'été. Après le printemps c'était la canicule puis l'automne.

Effectivement il faisait très chaud. Jeannine ne travaillait plus. Elle était femme au foyer, élevait ses quatre enfants, se consacrait à l'écriture poétique et à l'élevage de cloportes. Passion assez rare chez une femme. Elle n'avait pas eu le temps d'en parler à sa psychothérapeute et ne regrettait pas. Des fois que le doute puis l'inanité se fussent immiscés. Non, les cloportes, ces petits crustacés terrestres, ces tatous miniatures, elle les choyait et son mari admirait sa patience lorsqu'elle les nourrissait.

Elle, femme au foyer, lui, homme au volant, avaient trouvé un équilibre qu'ils tentaient de préserver au fil des années.

Une vie apparemment saine, rassurante. Pour qui ?

- Chéri, ce soir je ressors. J'ai rencontré un ancien copain de la boxe. Je lui ai proposé de boire un verre.

- Moi, ce soir je veux terminer mon orchidée. Je veux l'envoyer aux jeux floraux de la Comtesse Mathilde dès demain.

Elle participait à des concours de poésie et surnommait ses poèmes, mes orchidées. Elle s'était abstenue là aussi d'en parler à la psychothérapeute. Elle avait bien fait.

La journée se déroula comme dans une publicité convenue. Tout le monde semblait heureux, les enfants devant la télé, elle avec ses chaussures, les rangeant par saison, lui avec sa revue 4X4, rêvant de chevaux, de couple et de puissance. Ils déjeunèrent. Elle passa l'aspirateur, nourrit ses cloportes, les compta dans leur terrarium : soixante-dix-neuf. Puis se prélassa dans le canapé à la fraîcheur relative de la maison. Et prépara le dîner.

Lui classa par genre quelques livres qu'il avait achetés trois mois auparavant et qu'il ne lirait certainement pas.

Il jardina sans excès, grimpa en haut de son tilleul, scruta le voisinage puis se laissa bercer par le vent et les senteurs végétales. Il redescendit, prit une douche et partit à son rendez-vous.

Il mentait rarement à sa femme.

II

Il quitta son village et se rendit en ville. On allait en ville, sans rappeler son nom, implicite évidence. C'était une de ces villes françaises de plus de cent mille habitants, deux cent mille avec la banlieue. Une ville sans grand intérêt sauf pour les élus locaux.

Yves stationna non loin du cabinet du Docteur Janvier. Qui était la femme du vendredi mensuel ?

Il était dix-neuf heures. Il attendit dans son 4X4. Un Toyota Station Wagon HDJ 100 VXE, plus de deux tonnes six cents, près de deux cent cinquante chevaux. Un monstre totalement inutile surtout en ville. Il était comme ça, Yves. Il avait de l'argent depuis son licenciement, il aimait le dépenser, sa femme le compter et finalement l'un et l'autre dans leur simplicité exubérante affichaient l'apparente réussite sociale des quadragénaires de la classe moyenne.

Cette classe moyenne qu'Yves pourtant détestait et à laquelle il essayait d'échapper. Lui déjà à l'école, dans la moyenne de la classe. Taille moyenne à la visite médicale, poids moyen à la boxe… La moyenne c'était la médiocrité et il la refusait. Maintenant il se donnait les moyens pour vivre au-dessus.

Il jouait avec les mille et une options japonaises, toutes de série. C'était la force des Japonaises : l'option de série. Elles suscitaient en lui une curiosité enfantine quand à dix-neuf heures quinze il vit une femme se diriger résolument vers l'entrée du cabinet du psychiatre.

Quelle femme ! Hors norme… La puissance, le poids, l'allure…tout en elle lui rappelait son véhicule. Un 4X4 féminin, colossal, de couleur blonde. Il était impressionné par son gabarit. Sa curiosité était satisfaite. Il pouvait retourner chez lui.

Yves, voyeur, enquêtait parfois sur les patients du Docteur Janvier.

- Voilà Docteur, je repars dans deux jours à Kaboul. J'ai besoin de votre aide.

J'aimerais créer un groupe de parole pour hommes, pour tous ces Afghans désorientés par la chute du régime taliban. La perte des valeurs traditionnelles, l'intrusion des valeurs occidentales par le net, les chaînes satellites ou tout simplement par la présence croissante et arrogante de ces Occidentales génèrent un stress chez les hommes. Ils souffrent, Docteur.

Nous pourrions dans un premier temps communiquer par mail puis vous viendriez en mission, disons deux semaines par trimestre, afin d'animer des thérapies de groupes.

Les services culturels de l'ambassade de France soutiendront mon action au nom de la francophonie. Guérison des hommes par la parole et la langue de Voltaire. J'en suis sûre.

C'est moins coûteux que la remise en état des infrastructures afghanes, plus original, plus culturel. Bref, tout pour plaire à notre ambassadeur…

Et la Commission européenne encourage toutes sortes d'actions. Vous savez, il y a beaucoup d'argent à dépenser…

Vous viendriez comme expert, vous observeriez, vous écouteriez, mais vous seriez accompagné dans votre mission par quelques-uns de vos patients dont le témoignage serait porteur…

Porteur de quoi ? pensa le psychiatre.

Rose sembla entendre la pensée du médecin.

- Oui… dont le témoignage redonnera courage aux Afghans. Quelques Occidentaux phallocrates, rebelles, solides bien que malmenés par les femmes ou le féminisme. Il faudra montrer que des hommes ont su résister et finalement s'épanouir sans renier leurs vertus masculines dans cette société égalitaire sexuellement.

Vous me suivez ?

Rose parlait rarement si bien.

- Docteur, trouvez-moi des hommes victimes de l'émancipation féminine, mais encore sains, encore forts, des hommes rassurants pour les Afghans.

Je suis pour le rapprochement des peuples par leurs ressemblances ! Leurs différences ? Foutaises et source de conflits ! Vous voyez ce que je veux dire ?

Le psychiatre avait cultivé l'art de ne plus être surpris. Il sourit. Ce n'était pas suffisant comme réponse :

- Rose, il faut se donner du temps…

Paroles retenues, mesurées, encore ce sourire oriental…

- Docteur, je commence à bien vous connaître. Près de trois ans que je viens vous voir, même si les séances sont espacées… Je sais que vous êtes plus préoccupé par la condition masculine que féminine. J'ai lu vos articles. J'ai enquêté. Votre pseudonyme ne trompe personne. L'homme avec un petit h se meurt selon vous. L'homme ne l'est plus. Vos articles sont éclairants, virulents aussi.

- Allons, Rose, vous exagérez, vous extrapolez…

- Écoutez Docteur, je vous envoie dès mon arrivée à Kaboul un courrier officialisant ma demande.

Elle se leva, ne proposa pas de payer, serra fermement la main du psychiatre, le précéda puis sortit.

Jean-Louis Janvier se rassit dans son vieux fauteuil, s'accordant plus de cinq minutes de pause. Il le pouvait, Rose était la dernière patiente. Il réfléchit.

Bien sûr il avait pris sa décision peu après l'offre de Rose. Il était comme ça, Jean-Louis Janvier. Une phase de réflexion minimale.

Il aimait cette clarté mentale, incisive, dite spontanée, mais acquise après des années de travail sur soi. Il avait constaté chez ses patients que la réflexion prolongée ankylosait ; elle engendrait le doute, le doute l'indécision, l'indécision la paralysie.

Non, il réfléchissait déjà à ses patients témoins. Il avait son idée, autre que celle de Rose.

Oui, il lui fallait deux hommes phallocrates, sexuellement sains, mais éprouvés par une société normative ou par des femmes abusives. Mais il envisageait aussi d'emmener un représentant masculin, fruit calibré de cette même société, produit aseptisé, homme socialement correct, enfant puis adepte de l'égalité des sexes, un homme ramolli, gentil, dépossédé de toute vertu masculine, un homme auquel les femmes reprochent d'être devenu ce qu'elles voulaient qu'il devienne...

Yves serait un des deux premiers hommes. C'était évident. Ils se connaissaient bien. Mâle au volant, bien dans sa peau, ancien boxeur, licencié par une femme lors de la restructuration de son entreprise, sexuellement actif, mais bridé par l'obligation de la monogamie et la réprobation de l'adultère. C'était l'homme dans toute sa splendeur résistante et déclinante, l'homme avec le petit h.

Il lui en fallait au moins un autre du même archétype. Représentatif, mais plus vieux. Les peuples traditionnels écoutent les vieux. Une autre génération, d'autres femmes, d'autres frustrations, mais une sexualité éternelle, intemporelle...

Il pensa à Raymond Bruyère, un vieux chêne, un patient septuagénaire, qui venait le voir une fois par mois comme on allait au bordel. Notre vieux qui avait déjà survécu à toutes les canicules sans brumisateur, à la force du poignet comme il se plaisait à dire, se définissait - à tort - comme « pervers pépère ». L'histoire aurait pu être tragique : une libido vaillante, luxuriante dès l'enfance, finalement un homme sain, mais une sexualité réprimée par sa mère puis par sa femme, l'une et l'autre décédées.

Entre les menaces de sa mère et les refus de sa femme, Raymond avait pourtant réussi à s'épanouir sexuellement.

Cela avait débuté par un concours de circonstances qu'il allait gagner haut la main. Il s'était engagé dans l'armée dès l'âge de seize ans. À l'armée, on a beau être militaire, on n'en reste pas moins homme, disons grand enfant.

Lors du sempiternel concours de « C'est qui qu'a la plus grosse ? » Raymond découvrit que c'était lui, c'était toujours lui et encore lui, quelles que soient les nouvelles recrues.

Raymond était imbattable. Il avait toujours la plus grosse, et de loin. Et de près. On parlait de gigantisme, de contrat avec le cirque Barnum. On l'avait surnommé Demi-baguette . C'était une franche rigolade qui imposait le respect ou l'admiration, suscitait aussi des jalousies chez certains.

La Nature avait doté Raymond de grosses envies et d'un énorme moyen de les satisfaire.

L'adjudant Sergio, magnanime et homme d'affaires, proposa à Raymond de tourner dans quelques films pornos, en super 8 pour le cinéma puis en VHS pour la vidéo.

Raymond trouva son salut dans cette activité sexuelle lucrative.

Une fois par semaine durant près de trente ans, il monta à Paris et assouvit sa passion.

C'était avant le sida, avant les préservatifs, avant la mondialisation du sexe. C'était le bon vieux temps.

Puis Raymond vieillit sans perdre pour autant sa vigueur ni un pouce de membre, mais ses tempes grisonnantes, sa silhouette démodée, les exigences du public… Bref, l'artisanat pornographique s'industrialisait, se restructurait, se déshumanisait. Raymond fut délaissé.

Pourtant Raymond travaillait sur un autre rythme, une autre fréquence, dans une autre dimension. Il y avait l'homme ordinaire réveillé une fois par semaine par quelques centimètres de chair et il y avait Raymond et sa demi-baguette capable d'enfourner toutes les deux heures.

Il continua de tourner quelques films de seconde zone - c'est peu dire dans le X - .

Il devint doublure, sorte de réserviste qui au pied levé remplaçait un de ces jeunes étalons défaillants. Gros plan sur l'engin de Raymond, plan général sur le hardeur sans ardeur.

Puis Raymond fut oublié ou licencié. Finalement il compensa par l'onanisme.

Depuis sa cessation d'activité, Raymond se masturbait matin et soir parfois le midi. Sa maigre retraite ne lui permettait pas d'aller aux putes. Il s'était offert le câble et les chaînes thématiques. Il s'en était lassé. Ce n'est pas la même chose disait-il…

Résumons : Raymond, vieux loup solitaire attendait son dernier hiver, mais une énergie vitale continuait de le tenailler malgré la partie de scrabble hebdomadaire et la danse annuelle au Noël des vieux.

L'homme était sain, ne dépendait ni de la télé ni de la bouteille. En homme lucide, Raymond pensa au suicide. Il fit une tentative, s'ouvrit les veines des deux poignets, une voisine le sauva. Et Raymond regretta. Regretta la taillade des poignets car il n'avait pas trop de ses deux paluches pour son plaisir. La convalescence fut laborieuse. Il promit de ne plus recommencer. S'il devait se suicider à nouveau, il se pendrait disait-il. On le croyait sur parole. C'est à cette époque qu'il entreprit sa psychanalyse. Il avait soixante-neuf ans.

Depuis, une fois par mois, il se payait le psy, sa gâterie.

Quant au troisième homme, un socialement correct, un produit bio, rejeton d'une éducation asexuée au nom de l'égalité des sexes, Jean-Louis songea au jeune Henri. Un patient « très comme il faut ». D'ailleurs, sa femme, sa mère, sa belle-mère l'avaient tancé lorsqu'il leur avait avoué qu'il avait commencé une analyse.

- Mon chéri, tu as tout pour être heureux…

Les trois femmes l'appelaient mon chéri. On ne savait pas vraiment laquelle parlait, au nom des trois, au nom des femmes ?

Henri, effectivement, avait tout pour être heureux. Et il faisait semblant de l'être. Il était hors de question de décevoir maman, belle-maman et Frédérique, son épouse.

Tout pour être heureux, c'était : des études brillantes, une grande école en France, une université aux États Unis, un avenir prometteur dans la banque, la découverte du golf à vingt ans et non à quarante, une femme jeune et jolie, agrégée de philosophie, déjà trois enfants, tous blonds et assis sur la banquette arrière d'une des dernières luxueuses Volvo équipées de l'air conditionné aromatisé.

Son épouse était donc agrégée de philosophie et non prof de philo. Elle exigeait qu'on saisît la nuance. Elle avait choisi la philosophie, l'agrégation puis Henri. Dans l'ordre. C'était d'ailleurs une femme d'ordre. Elle savait les donner...

- Henri, peux-tu débarrasser la table ?

L'ordre ne fut donné qu'une seule fois au début de leur mariage. Depuis, Henri débarrassait la table trois fois par jour.

Il en fut de même pour le repassage. Sa jeune épouse lui montra comment repasser ses chemises, les siennes à lui ; puis ses chemisiers, les siens à elle.

Henri se mit au repassage. Henri se mit au ménage. Henri se mit à la cuisine. Il y resta. Ils économisèrent une femme de ménage et une cuisinière.

Henri avait quelques secrets. Il achetait encore Playboy, buvait deux bières tous les vendredis soirs avec ses collègues avant de rentrer. Il riait franchement des blagues salaces récupérées sur le net. Elle était belle la vie, le vendredi de dix-sept heures à dix-huit heures avec les collègues !

Puis il rentrait. Une vie méthodique, prévisible plus encore le week-end, l'attendait.

Les week-ends avec Frédérique c'était une liste de consignes et une semaine de labeur en deux jours, bientôt trois avec l'extension du week-end.

Il appliquait, s'appliquait, exécutait, réparait, préparait, et le samedi soir, après avoir couché les enfants, autorisé à boire un whisky, il attendait son heure. En réalité une dizaine de minutes - préliminaires compris - durant lesquelles son épouse consentait s'offrir. Henri déployait toute son imagination entretenue ou contenue la semaine, se précipitait encore gauchement sur sa femme après pourtant huit ans de mariage. Sa femme minaudait. Lui la pénétrait. Et c'était… fini ! Un feu follet sans artifice.

Sa femme l'ignorait, lui minorait et se disait qu'il avait tout de même réussi à faire trois enfants, ce qui n'était pas si mal.

Il avait cependant décidé de consulter Jean-Louis Janvier.

Henri était entre autres éjaculateur précoce.

Le psychiatre ferma son cabinet comme un épicier sa boutique. Il salua la concierge. Il était plus de vingt heures. La journée n'avait été ni bonne ni mauvaise. Une clientèle fidèle, des affaires sans surprises. Ce vendredi soir il ne rentra pas immédiatement chez lui. Il déambula dans les rues de la ville avachie. Tous et toutes étaient devant la télé. C'était le Vingt heures. On parlait de la canicule. La marche du médecin était régénératrice. Il réorganisa les informations de la journée. Cinq dépressifs, un mystique, une anorexique, deux paranoïaques, trois bavards, un habitué, Yves, un coup de vent, Rose.

Qu'avait-il appris de plus sur la nature humaine, sur le tréfonds de l'âme ?

Rien ou tant… L'homme dépérissait, la femme se fourvoyait, l'humanité chancelait.

Sa thèse n'était guère originale bien qu'oubliée, ignorée ou niée. L'homme se meurt et la femme se fane dans la quête effrénée d'un bonheur égalitaire, sexuellement indifférencié, au nom de la démocratie, au nom du progrès et de quelques autres valeurs illusoires.

Jean-Louis Janvier était un homme sans espoir. Sans déception donc.

Sa tragique lucidité le sauvait. Et finalement éclairait ce visage lunaire, doux et ouvert.

Il marcha jusqu'au bord du fleuve qui traversait la ville.

Mensonge se dit-il… Je marche jusqu'au fleuve que la ville a assiégé et enjambé.

Apollinaire le rejoignit :

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

Le psychiatre se remémora sa vie, ses études, sa spécialisation, sa propre analyse, puis celles des autres, les centaines de patients qu'il écoutait depuis près de trente ans. Les paroles des patients s'écoulaient, sombraient, chutaient. Oui, les paroles s'écoulaient.

Les jours s'en vont je demeure

Sa tristesse était légère, joyeuse. Il accéléra le pas, respira profondément, croisa deux joggers, un vététiste, une femme solitaire, un maître avec son chien.

Mensonge encore. Un chien avec un homme au bout de la laisse. Le chien traînait l'homme, le guidait. L'homme, cet animal malade…

III

Ville assoupie par la canicule, ville abêtie par le Vingt heures.

L'ennui et l'attente s'emparaient des habitants.

Les plus jeunes sortaient encore, mus par l'instinct grégaire ; leurs parents invitaient parcimonieusement le samedi soir, leurs grands-parents chichement le dimanche midi. Le cercle tribal se restreignait, même la convivialité s'étiolait.

Pourtant, deux ans auparavant, près de quatre-vingts pour cent des Français avaient voté oui à un référendum afin de modifier la devise de la France et de substituer Convivialité à Fraternité.

Liberté Égalité Convivialité…

Raymond était seul. La télé éteinte, la fenêtre ouverte. Le vendredi n'annonçait plus la veille d'un week-end. Les jours identiques, ternes et répétitifs commençaient par une friction manuelle, joie matinale et vivifiante, et se terminaient par une caresse nocturne et apaisante.

Entre ces deux plaisirs, Raymond lisait le journal local et de la poésie chinoise.

J'agite, nonchalant, mon éventail blanc

Mon corps va nu par la verte forêt

J'accroche ma coiffe au rocher

Le vent des pins coule sur mon crâne

Dis-moi un peu Li Po, pourquoi j'ai pas quitté cette foutue bicoque des faubourgs pour une cabane dans la forêt ?

Comme toi, j'aurais marché à poil dans la montagne, caressé par le vent… Et là, mon éventail, c'est mon journal local accordéonné à la rubrique des nécrosés…

Raymond s'accouda à la fenêtre, regarda au loin, à travers quelques immeubles, quelques pâtés de maisons et s'arrêta sur les bords de Loire. Avant il la voyait de sa fenêtre unique. Avant, c'était il y a très longtemps.

Il imagina le fleuve, les rares promeneurs, peut-être une bicyclette, un chien. Il songea à son psychiatre et à sa prochaine séance, lundi.

Il raconterait ses premières années dans l'armée, ses souvenirs de guerre, de tôlier chez Renault et d'acteur porno chez Sergio.

Jean-Louis Janvier l'écouterait. Psychanalyste avisé, il ne nommerait pas la conduite de Raymond addiction sexuelle. Sa conduite n'était en rien nuisible ni compulsive.

Un trop-plein d'énergie. Si Raymond péchait par excès, combien péchaient par défaut ?

Mais ce lundi, Jean-Louis Janvier lui proposa un voyage en Asie.

Le psychiatre fut convaincant, l'échange laconique.

- Au Tonkin ?

- Non, Raymond, en Afghanistan.

Raymond avait fait l'Indochine, l'Algérie, mais jamais l'Afghanistan. Et puis, c'était comme militaire et non comme humanitaire.

- D'accord Toubib, je suis partant. C'est pour la bonne cause.

Le mardi à dix heures, Yves Berteau gara son 4X4 sur un emplacement réservé aux handicapés, plus précisément sur deux emplacements tant le véhicule était énorme. Ainsi il avait quelque chose à dire à son psy :

- Docteur, je me considère comme un handicapé de la vie… ou Docteur, pourquoi cette discrimination positive ?

Finalement il opta pour :

- Docteur, j'aime transgresser les interdits !

Yves entra dans la salle d'attente, ne retrouva pas son numéro préféré de Musique et Architecture.

Il resta debout, singea un combat de boxe quand le psychiatre le salua d'un sourire et d'une poignée de main. Le rituel avait débuté.

En vingt ans d'analyse, c'était la première fois que le psychiatre parlait le premier et si longtemps.

Il lui exposa la mission prochaine à laquelle il le conviait.

Yves se découvrit de nouvelles peurs. Raison de plus pour poursuivre mon analyse... pensa-t-il puis il dit:

- Docteur, je suis incapable de laisser ma femme et….euh ma voiture plus de vingt-quatre heures ! Lors de la révision des cinq mille j'ai loué la même pour la journée tant elle me manquait. Et puis ma femme, sans moi, comment va-t-elle faire ? Bientôt vingt ans d'union sacrée, de proximité, de…

- … de dépendance vous voulez dire ?

- C'est ça Docteur ! Vous avez le mot rare, mais juste.

Puis Yves prétexta la peur de l'avion, la peur des attentats, la peur des Arabes.

Le médecin rectifia. Les Afghans n'étaient pas arabes.

Yves s'en foutait : ils étaient musulmans.

Lui qui fuyait constamment son foyer à travers des activités associatives, sportives ou des virées solitaires voulait soudainement et définitivement le regagner.

- Regagner votre foyer ? L'auriez-vous perdu, Yves ? Où seriez-vous perdu ?

Les deux hommes se toisèrent. La position allongée d'Yves était délicate et provoqua un début de torticolis. Il se leva et machinalement dit :

- Faut que j'en parle à mon psy !

Le Docteur Janvier sourit. La séance était terminée.

Yves Berteau, sortit renfrogné de chez le psychiatre. Son 4X4 s'éloignait, penaud, traîné par le cul et une remorqueuse.

Soudain Rimbaud lui souffla :

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal ;

J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;

Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Yves Berteau, contrarié, castré par la fourrière, retrouva le sourire, songea à son adolescence et à toutes ses promesses de voyages.

- Mais papa, c'est super ! Tu nous as toujours dit que jeune tu voulais voyager…

Les trois fils et la fille étaient à l'unisson.

- Oui, mais maintenant je ne suis plus très jeune…

- Dis papa, tu me rapporteras un tee-shirt avec Ben Laden ?

- Et moi une burqa pour notre soirée déguisée ?

- C'est vrai qu'on a une prime si on le trouve, Ben Laden ?

- Les enfants, on se calme… Je n'ai pas encore pris ma décision et si ce voyage a lieu c'est dans plus de deux mois, en septembre.

Effervescence et conseil de famille : Dix-neuf, Dix-sept, Quinze et Onze étaient là, tous les quatre avec leur mère et leur père. Comme d'habitude, Yves avait vendu la mèche un peu tôt. Il lui fallait l'avis de sa progéniture et l'approbation de sa femme.

Jeannine caressa la joue de son mari. Elle le regarda et lui dit :

- Si tu en as envie, fais-le. Sinon, ne le fais pas.

Elle était drôle sa femme. Elle le renvoyait à lui-même. Parfois il se demandait si elle ne pourrait pas remplacer son psy.

Yves avait évité d'évoquer les raisons du choix du psychanalyste. Il suggéra que c'est l'ancienneté qui avait joué en sa faveur et non sa phallocratie indécrottable.

Une sorte de récompense.

- Il me doit bien ça, avec tout ce que je lui ai donné… Qu'est-ce qu'on mange ?

- Ce que t'as préparé, monHom…

- Elle est bien bonne…Allez ! Tous au restaurant.

Yves n'ayant pu récupérer son 4X4, sa deuxième contrariété ce mardi fut de prendre la voiture de sa femme, une Renault Scenic. Ça, Yves n'aimait pas et se dit que ça allait bientôt changer.

Au même moment, Henri Bertinot s'effondrait chez son psychanalyste. Il pleurait à chaudes larmes comme naguère dans les bras de sa mère.

À l'école maternelle lors du spectacle de fin d'année, déguisé en papillon, il était resté coincé avec ses ailes dans les coulisses et n'avait pu rentrer sur scène.

La maîtresse lui avait dit :

Tu n'avais qu'à rester chenille…

- Docteur, je me demande si je n'ai pas grandi trop vite. Tout va trop vite... Le baccalauréat à seize ans, mes diplômes à vingt-trois, mon classement au golf à vingt-cinq, ma résidence secondaire à trente. Oui, j'ai tout fait trop vite.

- J'étouffais ?

- Et l'amour en trois minutes. Mais qui m'a demandé d'aller si vite ? Qui a exigé cela de moi ?

Pleure, pleure petit Henri

Ton nom n'est pas inscrit

Sur ma liste des vivants

Tu as encore le temps

Henri se leva et se promit de devenir un homme.

- Cela demande du temps, Henri. Toute une vie peut-être…

- Je ne suis plus pressé.

- Henri, j'ai pensé à vous pour un colloque sur l'homme en Afghanistan. L'homme en devenir. Cela vous dirait ? Cet automne...

Henri sécha ses larmes, regarda le psychanalyste, sourit et acquiesça.

Jean-Louis Janvier se demanda quel Henri il emmènerait avec lui.