« Pendant l'hiver, les villes sont souvent couvertes d'un manteau pour les protéger du froid », c'est ce que mon père me disait à chaque approche de la saison blanche. Tout comme les hommes, la nature s'emmitouflait et se cachait. Depuis mon bureau, je pouvais voir les feuilles du vieux chêne devenir blanches. Elles essayaient d'échapper à leur prédateur naturel ; pour cela, je ne pouvais que les comprendre. Malgré le climatiseur dans la pièce, je ressentais dans mes os le froid, qui grignotait le souffle électrique, à tel point que même le clavier semblait glacé. « Clic clic clic », le son des touches résonnait en harmonie avec l'écoulement du temps indiqué par mon horloge murale : je devais finir mon rapport si je voulais retrouver le confort de mon lit.
Combien de grains de sable s'étaient écoulés depuis mon entrée dans ma cage ?
Vingt-quatre heures ? Quarante-huit heures ? Non ! J'étais à l'aube de mes trente ans. Cela allait faire cinq années que j'occupais ce bureau, et presque dix d'errance dans cette tour. En regardant la pâleur de ma peau, il m'était facile de concurrencer l'arbre sous mes yeux. La seule distraction encore permise, en dehors de quelques rêves sur mon lit d'appoint. Je n'étais pas une Raiponce qui cherchait à être sauvée ; j'avais fait le choix de cette prison. À chaque promotion, j'accédais à un nouvel étage de la tour du paradis. Ce nom lui vient de la vue que l'on a depuis l'extérieur, une tour dont on ne peut distinguer le sommet, un sommet camouflé par d'épais nuages. Après de longues études, voilà ce que j'avais gagné : un salaire conséquent en échange de ma vie. Comme tous les salariés de cette agence de stratégies digitales et financières, nous étions des oiseaux de compagnie, des passereaux quémandant leurs graines. Après un dernier point, le dossier fut envoyé. Mon visage terne dû au manque de soins, ainsi que les anneaux sous mes yeux, n'était pas beau à voir dans le reflet de l'écran. Le bonheur de gravir les échelons n'était pas dû au temps écoulé dans l'ascenseur afin d'accéder à sa machine. Un temps qui se rallongeait à chaque promotion. Le véritable Graal étant un immense bureau personnel avec un lit confortable, un coin cuisine entièrement équipé et une cafetière moderne et perfectionnée. Cet immeuble était singulier à bien des égards, tous les étages avaient la même superficie. Le premier était le pire de tous, plutôt qu'un étage, c'était un open space. Une boîte à sardines censée faire immerger les esprits de demain, et nous inciter à travailler dur afin de quitter ce cauchemar. lus haut était l'étage, mieux était la paix et le silence, au sommet se trouve l'étage quatre-vingt-dix-neuf, un étage entier pour une seule personne, le rêve…
Sans un au revoir à mes collègues des bureaux voisins, je fis mon lit et pris mes affaires étendues sur le sol, afin de rentrer chez moi. À quoi bon faire preuve de civisme ? Pour cela il faudrait se voir comme des êtres humains. Après des jours à alterner entre mon siège et mon sac de couchage, je n'avais qu'une envie : m'étendre et m'évader. J'avais investi dans un trente mètres carré. Le prix astronomique se justifiait par proximité avec mon emploi. « Toujours là, toujours disponible », c'était un des mantras qui nous permettait de garder notre travail. Voilà pourquoi la ville comptait en majorité les travailleurs de l'édifice spectaculaire, ainsi que leurs compagnons suffisamment dévoués pour les suivre dans leur périple. Après quelques pas, j'étais dans mon logement. Et sans plus attendre, j'atteignis mon Walhalla, en oubliant de me déshabiller, et me plongeais dans mes draps. Avant d'atteindre la délivrance, je me demandais ce que j'allais faire à mon réveil. Avaler quelque chose, puis acheter de quoi me divertir. Le salaire conséquent était là pour cela ; et me permettre entre, deux nuits blanches de combler mes besoins.
Mon dernier achat remontait à la semaine précédente. Un de mes collègues me l'avait recommandé, car mon nom apparaissait dans l'ouvrage. Par curiosité et par frénésie d'achat, j'ai acquis le roman. J'ai une habitude étrange d'après mes collègues, avant de commencer un livre : je retire la jaquette, je la lis et je la range jusqu'à la fin de ma lecture, seulement là, je la remets et range l'ouvrage. Cette habitude est plus un tic hérité de mon enfance : j'ai pu grâce à cela conserver mes livres au mieux.
"Le prince écarlate", un livre épais qui racontait l'ascension d'un bâtard, de rebut à empereur. L'histoire d'Oscar était un tel cliché : un fils mal aimé, battu par la femme légale et qui finissait par devenir fort et renverser le jeu. C'est ainsi que le roman fut vendu sur les forums ; j'aurais peut-être dû me renseigner avant de faire une queue de deux heures pour l'acquérir. Le héros était un enfant battu et torturé par l'impératrice. Lorsque celle-ci a connu sa fin, tous ont adoré. Les détails étaient si précis que quiconque aurait pu s'imaginer être devant le bucher. Sur le net, cette scène était un signe de justice. Pour moi, les choses sont toutes autres, j'admets qu'elle devait être punie pour ses actes ; mais comment reprocher à une femme qui souffre sa conduite irrationnelle ? Je souffrais alors que je fusse la plus noble des femmes. La coïncidence a fait que je me retrouve avec le même nom qu'une femme cruelle et meurtrie. Ce n'est pourtant pas cette similarité qui m'a fait compatir pour elle, c'était sa façon d'être, sa capacité à accepter son destin tout en maudissant les cieux de sa condition. Cette femme avait reçu une aliénation totale depuis son enfance, afin de monter au sommet de la hiérarchie. Elle n'était plus la fille de, ni la sœur de, mais la mère d'une patrie qui se devait d'être impartial. Je me rappelle encore du passage où elle apprit la perte de toute sa famille pendant la guerre. Elle ne s'est pas attristée devant ses sujets, au contraire elle a conduit les opérations tel un manager. L'impératrice a préparé les funérailles de tous les soldats tués, ainsi que ceux sans dépouille. Un chef d'orchestre qui ne s'est effondré que lorsque le rideau fut tombé, et l'espace d'un instant elle n'était plus l'impératrice.
En lisant cet ouvrage, j'ai repris ma mauvaise habitude de me ronger les ongles. J'ai ressenti au plus profond de moi le besoin d'appeler mes parents, une pulsion très vite oubliée. La solitude chaste de l'impératrice résonnait en moi comme les pièces d'un puzzle inachevé.
Je ne pense pas qu'elle était celle qui méritait le pire, ou celle qui avait fait le pire, mais c'est bien elle qui est tombée le plus bas. Beaucoup ont salué l'écriture de ce récit, mais j'ai gardé dans ma bouche un goût de cendre. Pauvre femme, son seul péché avait été de naitre.