ILS N'ÉTAIENT pas des démons, mais bien des humains. Ayden en était certain. Des civils, pour une grande majorité, même s'il pouvait voir ici et là quelques soldats, identifiables à leur armure. Des hommes, des femmes, rien de bien différent de son pays. Non. Ce n'était pas la question. Le problème, c'était qu'il ne reconnaissait pas l'ethnie de ces individus. Leurs traits lui étaient complètement inconnus et en même temps, étrangement familiers. Car similaires aux siens, même si pas tout à fait identiques.
La noirceur de leurs cheveux était saisissante et Ayden resta là-haut durant de longs instants, à peine conscient du temps qui passait, à observer encore et encore les gens vivre en contrebas. Comme si la réponse allait pouvoir lui apparaître soudainement. Ou peut-être que si. Peut-être qu'il la connaissait déjà, malgré qu'il refuse de l'admettre. De l'accepter. Sa contemplation silencieuse fut brisée lorsqu'un murmure commença à monter dans la rue, les élans de fête calmés par l'arrivée d'un groupe.
Leur tenue, faite de robes aux manches grandes et larges, était bien plus raffinée que ce que les gens revêtaient ici. Des décors vert pâle habillaient col et rebords de tissus et Ayden dut plisser les yeux avant de reconnaître les feuilles de ces étranges arbres. Tous étaient des hommes, mais tous avaient des cheveux longs, portés lâches ou retenus en une queue de cheval et leur coiffure lui rappelait Themis. Mais les épées à leur taille ou à leur dos n'étaient pas des artefacts typiques d'un mage. Chaque fourreau semblait avoir des motifs uniques, mais à cette distance, impossible pour Ayden de voir parfaitement, et la pensée que Rogan en aurait eu la capacité le traversa. Son humeur s'assombrit aussitôt avant qu'il ne doive à nouveau se faire violence pour se concentrer sur la scène devant lui.
Les habitants étaient polis, saluant respectueusement les hommes qui passaient et qui le leur rendaient bien. Avachi sur le rebord, Ayden s'écrasa un peu plus lorsque le groupe arriva devant le bâtiment où il se cachait. Il s'était douté à la vue des individus, mais maintenant que ces derniers étaient juste sous son nez, Ayden en avait la certitude : c'étaient des guerriers. Qu'importe leur tenue, il y avait une précision dans leur geste et une détente dans leur posture qui ne trompait pas.
Le rouquin pouvait se vanter d'avoir connu maints champs de bataille malgré son âge, mais jamais n'avait-il rencontré ce type de combattant. Quatre semblaient extrêmement jeunes, autour de seize ou dix-sept ans, et celui qui était le meneur paraissait à peine plus vieux. Il émanait d'eux une force tranquille et le berserker ne doutait pas que d'ici quelques années – voire moins – ils deviendraient une puissance à ne pas sous-estimer.
Ayden soupira en se passant la main sur la figure avec lassitude. Il était arrivé dans cette contrée depuis plusieurs heures et la fatigue commençait à lui peser physiquement, mais surtout mentalement. Levant les yeux sur la lune, il finit par lui adresser une prière silencieuse puis observa le groupe sortir de la cité et disparaître de sa vue. Prudence était mère de sureté, et le guerrier préféra attendre encore un peu avant de descendre de son toit pour retrouver la terre ferme. Tant qu'il ne parvenait pas à en apprendre plus sur ce monde, mieux valait éviter ses habitants, particulièrement ceux aussi bien armés. Et tandis qu'il allait chercher ses affaires cachées dans des buissons, une pensée le traversa.
Il ne reconnaissait pas l'ethnie dont ces gens faisaient partie… Alors comment avait-il pu comprendre ce que la fille de joie avait dit ?
~*~
Pourquoi est-ce que chaque nouvelle découverte amenait toujours plus de questions que de réponses ? Plus Ayden réfléchissait, moins il comprenait ce qui lui arrivait. Et plus le mage lui manquait. Themis aurait su quoi faire, quoi chercher ou comment fouiner, au lieu de tourner en rond comme lui. Il en avait presque mal à la tête !
Il avait trouvé des ruines d'une demeure abandonnée non loin de la route et avait décidé d'y camper pour le reste de la nuit après s'être assuré que personne n'était venu par là récemment. La fatigue et la douleur ne l'aidaient pas à garder son sang-froid et à défaut d'avoir déniché de quoi se soigner, au moins avait-il bandé ses blessures. Et maintenant qu'il était enfin installé, seul et plus ou moins à l'abri, l'épuisement du combat comme de tout ce qu'il s'était passé ensuite lui retomba dessus. Aucune peur n'habitait son cœur, mais son inquiétude se dévoilait sur les traits tirés de son visage.
Dans ce silence solitaire, il se permit de penser à ses amis. Rogan et Themis étaient proches au moment où la lumière avait éclaté. Avaient-ils été pris dedans ? Étaient-ils ici ? Ou non ? Et Grodyr et Monica ? Ayden était arrivé durant la nuit, peut-être était-ce donc la même heure là où se trouvaient ses camarades. À moins qu'il n'ait été assommé pendant un cadran entier.
— Ça suffit, se morigéna-t-il.
S'il continuait à ruminer ainsi, il allait finir par devenir fou ! Et fort de cette claque mentale, il permit au sommeil de le prendre, adossé contre un bout de mur, son épée à deux mains entre ses bras.
Son repos fut parcellaire, dans l'impossibilité de se laisser totalement aller, mais lorsqu'Ayden ouvrit les yeux, rien ne troublait les prunelles onyx. Repoussant ses affaires dans un coin, il se redressa, arme au poing, et sortit des ruines pour détailler les environs. Rien n'avait changé et pourtant, il y avait quelque chose de malsain dans l'air. Tout était silencieux. Mais ce calme-là était pesant.
Et il fut finalement brisé par des lamentations lugubres et cassées. Aucun son qu'une gorge humaine ne pouvait produire. L'instant d'après, son épée à deux mains décrivit un arc de cercle formidable lorsqu'il abattit la lame sur la créature derrière lui. Le vieux bois céda, tombant au sol tranché net, tandis que la tête du monstre roulait à ses pieds. Aucune goutte de sang ne salit la terre.
Si ce fut un humain, ce n'était plus humain.
Ayden eut le temps de voir la lumière dans les yeux enfoncés de la chose s'éteindre avant que son attention ne soit portée autour de lui et il leva son arme luisant de faim. Son regard brillait à nouveau de cette énergie féroce et un rictus brisa son expression sombre. Il chargea les créatures en même temps qu'elles bondissaient vers lui.
Parfait. Il avait justement besoin de se changer les idées.
Les corps rachitiques et desséchés étaient plus rapides que ce que leur apparence le laissait croire. Si certains étaient plus « frais » que d'autres, la grande majorité n'avait plus que de la peau sur les os. Et encore, Ayden n'était pas certain de pouvoir appeler cela « peau ». Des sons grotesques s'échappaient de leur bouche grande ouverte, comme s'ils étaient incapables de la refermer et n'attendaient que de trouver quelque chose pour colmater ce trou béant.
Évitant une attaque dans son dos, Ayden tomba sur un genou, se retourna en assénant un large coup devant. Il remonta l'arme et laissa la force cinétique l'emporter pour revenir soudainement et terminer sa frappe en tranchant en deux un autre corps. Cinq avaient succombé sous son seul mouvement, mais c'était insuffisant face au nombre grandissant, et il fit un pas de côté de justesse, esquivant la morsure d'un tiers. Dans son élan, il abattit le pommeau de son épée à deux mains sur le crâne de la créature et défonça l'os d'un coup. La lueur dans les globes vides disparut alors qu'il sentait la soif de sang de sa lame croître.
Et une épée inconnue et brillante plongea dans la tête d'un monstre sur le point de lui bondir dessus, l'envoyant au sol. La lame se détacha du corps pour revenir subitement dans les mains de son possesseur et Ayden la suivit du regard. Plus loin, devant lui, se trouvait le groupe de guerriers qu'il avait aperçu dans la ville quelques heures plus tôt. Et vu l'œil choqué que le jeune homme posa sur lui, le rouquin sentit sa bonne étoile disparaître un peu plus…
Il avait vraiment dû être une mauvaise dans une autre vie pour subir tout ceci maintenant.
~*~
Les gamins bondissaient. Non. À ce stade, ils volaient. Ils volaient littéralement. Leurs mouvements étaient si souples, si légers, tandis qu'ils sautaient et tournoyaient, qu'Ayden allait se briser la nuque à force de les regarder.
— A-Hui, pourquoi est-ce que tu l'as aidé ? C'est un démon !
— Il combat les goules ! Pourquoi est-ce qu'un démon combattrait les goules ?
Le premier des jeunes qui avaient parlé grimaça, mais Ayden eut à peine le temps de répliquer qu'une nouvelle vague arrivait sur eux.
— Plus tard pour les présentations, les enfants !
L'immense épée maudite fendit en deux plusieurs goules avant qu'Ayden ne bondisse pour abattre son arme sur deux autres, les écrasant au sol sans pitié. Plus il en tuait, plus son épée à deux mains luisait, en même temps que ses yeux rougeoyaient. Jamais ne l'avait-il vu absorber telle énergie, et il sentait le métal dans sa paume chauffer furieusement. La lame damnée était ravie. Plus que ravie. Elle se délectait de cette énergie morte-vivante et lui soufflait d'en prendre plus, beaucoup plus. Un rictus dangereux ourla ses lèvres.
— Attention !
Les doigts osseux mordirent son flanc, déchirant sa chemise et sa peau, avant qu'Ayden ne se retourne. La goule était trop proche pour son arme à la fabuleuse portée, mais le berserker n'en avait pas besoin ; sa main se referma sur le crâne de la créature et d'un mouvement, il l'écrasa au sol sous sa poigne. Les deux jeunes qui avaient parlé fixaient la blessure avec des yeux ronds et le premier sembla subitement sortir de transe.
— Pas un démon ? Pas un DÉMON ?!
— A-Feng, derrière toi !
Le dénommé A-Feng bondit pour esquiver l'attaque en traître et A-Hui se retourna d'un coup pour embrocher la goule. Il détacha sa lame du corps d'un mouvement souple et, après un coup d'œil au rouquin, reprit le combat.
Ayden avait eu raison de se méfier d'eux : ils avaient beau être jeunes, ils étaient redoutablement efficaces et coordonnés. Chacun d'entre eux se connaissait et ils se couvraient mutuellement, s'assurant que personne ne se blesse en même temps qu'ils gagnaient du terrain. Leurs gestes étaient d'une fluidité sans pareille, la flexibilité dont ils faisaient preuve pouvant faire pâlir les meilleurs contorsionnistes de Sa Majesté. À croire que l'attraction terrestre n'avait aucune emprise sur eux, à la manière ils bondissaient.
— Là ! L'esprit ! cria soudain A-Feng.
A-Hui et deux autres tournèrent la tête et Ayden suivit la direction de leur regard. Au milieu des quelques goules restantes se dressait un nouveau corps. Si à son apparence, il semblait n'être qu'un monstre mieux préservé, l'aura qui émanait de lui était complètement différente. Il se dégageait de ce corps une soif de sang et une haine telle qu'elle prenait le guerrier aux tripes. Un frisson le secoua. Mais avant qu'Ayden n'ait pu faire un pas, plusieurs goules lui arrivaient dessus alors qu'il voyait quatre des jeunes combattants se jeter en avant, le dernier leur ouvrant la voie. Avec une incroyable efficacité, ils cernèrent enfin la créature et celle put à peine bouger que les garçons plantèrent leurs armes par terre.
— Verrouiller ! crièrent les quatre en place.
Ayden sentit une onde d'énergie éclater et, d'un coup, un crépitement furieux retentit en même temps qu'une lumière brillait au sol. Elle connecta les quatre épées entre elles dans un ensemble de motifs et symboles qu'il ne saisissait pas, formant un cercle avec en son centre l'esprit. Mais les hurlements de la créature, incapable de bouger, attiraient l'attention des goules et elles fendirent sur les jeunes.
Dans l'impossibilité de se déplacer, les quatre récitaient des paroles qu'Ayden ne comprenait pas, le visage tendu par l'effort, tandis qu'il sentait leur énergie converger inlassablement en direction de ce cercle. Le dernier de leur camarade tentait coûte que coûte de tenir la charge des goules et Ayden continuait lui aussi d'en tuer autant que possible, mais au bout d'un instant…
La formation se brisa d'un coup lorsque l'esprit envoya le dénommé A-Feng voler plus loin avec son épée. La magie qui restreignait le monstre disparut et la créature bondit sur A-Feng, ce dernier à terre.
— A-Feng !
Un éclair rouge fendit l'air et le silence se fit soudainement.
Devant A-Feng se tenait à présent Ayden, embrochant l'esprit de son arme maudite. Un rictus féroce tordait ses lèvres alors que son regard grenat fixait l'abomination, son corps dégageant une chaleur perceptible par le jeune derrière lui. L'homme émit un son de gorge bas.
— Pas mal, susurra le guerrier.
L'esprit hurla alors que la lame damnée le drainait impitoyablement, jusqu'à ce que le silence soit. Et ce dernier était presque assourdissant tant il était brusque.