Roland avala le dernier œuf frit de son petit-déjeuner, prit une serviette, s'essuya la bouche et répondit :
– « Si je comprends bien, vous craignez que cette Association apprenne que la sorcière n'est pas morte et tente de la sauver ? »
– « C'est cela votre Altesse », répondit Barov. Il piétina de colère et s'exclama : « Si la prisonnière était morte, cela aurait déjà posé problème, mais qu'elle soit toujours en vie! Si ces sorcières sont assez folles pour voler des bébés en espérant qu'ils pourraient devenir de nouveaux compagnons, jusqu'où pensez-vous qu'elles iraient pour quelqu'un qui est déjà devenu un serviteur du diable ? Comme ces femmes n'ont peur de rien, il ne serait pas surprenant qu'elles tentent un sauvetage. »
Roland était confus, il sentait que quelque chose clochait. Pourquoi le Ministre Adjoint et le Chevalier Commandeur avaient-ils si peur des sorcières ?
Pourtant, la femme qui aurait dû être pendue en était une. Une femme si frêle que le vent aurait pu la faire tomber! Si son pouvoir était si terrible, pourquoi serait-elle restée là à attendre la mort ?
Non, elle n'aurait pas agi ainsi. D'après l'Eglise, elle était le diable incarné et devait être exécutée sans procès. Même l'armée devrait payer un lourd tribut pour s'attaquer à une sorcière. Cependant, ce ײdémonײ avait été capturé par des citadins ordinaires de cette ville frontalière et torturé, on lui avait même passé le nœud coulant, mais jusqu'à présent, on n'avait trouvé aucune trace de ce prétendu pouvoir terrifiant.
– « Comment a-t-elle été capturée ? » Demanda Roland.
– « J'ai entendu dire que lorsque la Mine du Nord s'est effondrée, elle a été contrainte, pour pouvoir s'échapper, de révéler qu'elle était sorcière. C'est alors qu'elle a été capturée par des villageois en colère », répondit Barov.
Tout en écoutant Barov, Roland se dit : « Pourquoi ai-je l'impression que tout cela s'est produit la veille de ma réincarnation ? »
– « Comment s'est-elle exposée ? » Demanda le prince à haute voix.
– « Je, et bien… Je n'en suis pas certain », répondit le Ministre Adjoint en secouant la tête.
« La situation était très confuse. Apparemment, quelqu'un l'a vue faire usage de la sorcellerie. »
Roland fronça les sourcils et demanda :
– « Vous n'avez pas cherché à en savoir plus ? »
– « Votre Altesse, reprendre l'exploitation de la mine était la priorité », expliqua le Ministre Adjoint, « Les revenus de cette mine de fer représentent la moitié de la production de cette ville. Les gardes ont simplement confirmé que quelqu'un sur les lieux avait été tué par la sorcellerie. »
– « Quel genre de sorcellerie ? » Demanda Roland, intéressé.
– « La tête et une grande partie du corps étaient répandues sur le sol comme si elles avaient fondu. Le cadavre ressemblait à une bougie consumée », dit le Ministre avec un air de dégoût.
« Votre Altesse, réjouissez-vous de ne pas avoir vu une telle scène. »
Roland, pensif, se mit à jouer avec une fourchette en argent.
D'un point de vue historique, la plupart des victimes de la chasse aux sorcières durant l'inquisition étaient innocentes. Il s'agissait de pratiques de l'Eglise pour contrôler la population ou de moyens pour faire passer la colère des citadins ignorants. Bien entendu, un petit nombre parmi les accusées avaient causé leur propre perte. C'étaient des personnes habillées de façon étrange, qui mélangeaient toutes sortes d'ingrédients bizarres, qui prétendaient pouvoir prédire l'avenir et tout savoir de la vie et de la mort.
En vérité, ces personnes avaient découvert des astuces, comme les réactions chimiques, mais elles les utilisèrent pour faire croire qu'elles avaient gagné le pouvoir des dieux.
De nos jours, il s'agissait simplement de quelques principes simples de chimie, mais au Moyen Age, celles-ci pouvaient facilement être interprétées de façon erronée comme des phénomènes extraordinaires.
Pour ce qui était de l'homme retrouvé fondu, la première chose qui vint à l'esprit de Roland fut qu'on avait dû utiliser une solution acide.
Mais c'était toute une affaire de préparer ce genre de chose, il aurait fallu imbiber entièrement le corps, et quand bien même, il n'aurait jamais pris l'apparence d'une bougie consumée. Quant aux autres méthodes, elles étaient hors sujet.
Alors, comment a-t-elle fait cela ?
Peut-être s'était-elle servie de l'alchimie, c'était rare, mais qui sait…
Roland réfléchit et dit d'un ton déterminé :
– « Emmenez-moi la voir. »
Le Ministre Adjoint resta un moment stupéfait avant de balbutier :
– « Monsieur, vous voulez voir la sorcière ? »
Pris de panique, Barov se leva et renversa la tasse contenant le lait qu'il n'avait pas bu.
– « Oui, c'est un ordre. » Roland regarda en arrière et sourit au Ministre Adjoint. En cet instant, il était très reconnaissant envers le quatrième prince pour son style déraisonnable.
Il s'approcha de la porte mais s'arrêtant brusquement, il demanda:
– « Bon, je voudrais savoir pourquoi nous devrions utiliser la potence.»
– « Comment ? », s'écria Barov.
Roland réitéra sa question :
– « Pourquoi serait-elle pendue ? Les sorcières ne devraient-elles pas être brûlées sur un bûcher ? »
Le visage de Barov semblait perplexe. Il demanda :
– « N'est-ce pas ? Mais celle-ci ne craint pas le feu. »
Le donjon était petit, cette terre aride ne pouvant se permettre de détenir trop de prisonniers. La plupart des criminels étaient jugés au bout de quelques jours pour être soit libérés soit exécutés.
Le Prince entra, accompagné, outre Barov, du Chevalier Commandeur, du gardien de la prison et de deux gardes.
Ce donjon comprenait quatre niveaux dont les murs avaient été construits à partir de blocs de granit dur. C'était la première fois que Roland se rendait dans ce genre d'endroit et il remarqua que plus il s'enfonçait, plus le couloir rétrécissait. Le nombre de cellules lui aussi était limité. Il se dit qu'on avait probablement commencé par creuser une fosse en forme de cône inversé, autour de laquelle on avait posé des pierres, couche après couche.
Ce projet grossier n'était évidemment pas équipé d'un système de drainage adéquat. Le sol trempé et les eaux usées, boueuses, s'écoulaient dans les escaliers.
De toute évidence, la sorcière était au fond du donjon. Plus ils descendaient, plus la puanteur dans l'air s'intensifiait.
– « Votre Altesse, vous courez de grands risques en agissant ainsi, même si elle est sous verrou par le Médaillon du Châtiment Divin, ce n'est pas sûr. »
Cette remarque venait de Carter. Aussitôt qu'il avait appris que le Prince s'apprêtait à rendre visite à la sorcière, le Chevalier en Chef l'avait immédiatement suivi, n'ayant de cesse de lui conseiller de renoncer. En vain. Même le rappel d'un ordre émanant du Roi en personne de ne pas s'engager dans une situation dangereuse n'avait eu aucun effet.
De toute évidence, Carter n'avait pas seulement un visage agréable, c'était également un vrai moulin à paroles. Après l'avoir supporté un certain temps, Roland souhaita vivement que quelqu'un lui rabaisse le caquet.
– « Vous devez regarder le mal dans les yeux si vous voulez l'affronter sur le champ de bataille. Je pensais que vous le saviez », dit-il.
– « Non seulement il faut combattre le mal avec courage, mais il est également important d'évaluer ses capacités et d'agir en conséquence. Un comportement imprudent ne saurait être considéré comme courageux », répondit Carter.
– « Vous voulez dire que si vous rencontriez un ennemi plus faible que vous, vous rendriez justice, mais s'il était plus fort que vous, vous fermeriez les yeux ? » Défia Roland.
– « Non, Votre Altesse, je veux dire… » balbutia Carter.
– « Il y a quelques minutes vous aviez peur d'un raid de sorcières, et à présent, vous voilà effrayé à l'idée de rencontrer une jeune fille! Que Mon Chevalier Commandeur est redoutable! »
Bien que le chevalier soit un bon orateur, il n'excellait pas dans les débats, aussi, devant un beau parleur tel que Roland, perdit-il complétement ses moyens. Profitant de cet effort, le groupe atteignit le fond du donjon.
Cet étage, qui était beaucoup plus petit que celui du dessus, ne possédait que deux cellules. Le gardien alluma les torches suspendues aux murs et tandis que l'obscurité disparaissait, Roland aperçut la sorcière, recroquevillée dans un coin de sa cellule.
L'automne était sur son déclin et la température au sein du donjon était si basse que l'on pouvait percevoir sa respiration. Roland, qui portait un manteau de fourrure doublé de soie, n'avait pas froid, mais les bras et les pieds nus de cette jeune fille, revêtue d'un simple linge grossier qui ne la recouvrait que partiellement, bleuissaient.
Sous l'effet des torches soudain allumées, elle recula encore plus loin et ferma les yeux. Mais très vite, elle parvint à les rouvrir et les regarda en face.
Elle avait les yeux bleus pâles, semblables à des lacs paisible avant l'apparition de fortes pluies. Il n'y avait ni peur, ni colère, ni haine sur le visage de la sorcière. Roland eut une vision, comme si ce qu'il voyait devant lui n'était pas une jeune fille fragile mais une flamme intense. Il s'aperçut soudain que la lumière des torches sur les murs avait légèrement baissé.
La jeune fille tenta de se lever en s'appuyant contre le mur, au ralenti comme si elle avait peur de tomber. Finalement, elle parvint à se mettre debout et s'avança en pleine lumière.
Ce n'était qu'un simple geste, mais ses hommes firent deux pas en arrière en soufflant plusieurs bouffées d'air froid. Seul le Chevalier Commandeur parvint à résister et se plaça devant Roland.
– « Quel est votre nom ? » Demanda Roland à la sorcière, avec une tape sur l'épaule du Chevalier pour lui montrer qu'il n'avait pas à être aussi nerveux.
– « Anna, » répondit-elle.