Il fallait remonter quelques mois en arrière, pour pouvoir apprécier toute la dangerosité de la situation dans laquelle je m'étais plongé malgré moi ; et plus exactement, revenir au moment qui allait dégrader ma vie pour le pire.
« Alors ? Quand est-ce que tu peux t'en charger ? » Me demanda l'homme me faisant face.
J'avais plusieurs photos en main, ainsi qu'un dossier de renseignements personnels posé devant moi sur la table basse.
Comme d'habitude, j'avais été appelé dans une salle privée d'un des karaokés à proximité d'une des branches de l'organisation, et on m'avait remis les informations sur la prochaine personne qui serait à ma merci.
Mes cibles pouvaient être des obstacles à écarter ou à terroriser ; voire même à faire disparaître. Peu importait le travail à effectuer, du moment que la paie était suffisante à mes yeux.
« C'est assez urgent, et le boss veut être prioritaire sur tous tes autres jobs, » m'expliqua-t-il.
« Dans ce cas, je vais facturer un supplément, » répondis-je sans aucune gêne en commençant à écrire au dos d'une des photos.
Mon interlocuteur grimaça, mais je n'en avais strictement rien à faire. Un des avantages à être réputé dans le milieu était que j'étais celui qui avait le dernier mot, en toutes circonstances.
Je fis glisser la photo vers lui à travers la table, et après y avoir jeté un œil, il s'excusa pour aller passer un coup de téléphone.
Le crime organisé payait bien, et dans les délais. L'inconvénient était en contrepartie que leurs affaires pouvaient dégénérer rapidement, et donc devenir compliquées à gérer pour moi.
De plus, ma notoriété dans le milieu faisait que je pouvais choisir moi-même mes contrats.
Ça ne plaisait pas toujours aux différentes familles rivales qui faisaient appel à mes services ; aussi je m'étais imposé comme règle de ne jamais prendre de contrats m'exposant à la colère de deux camps se faisant la guerre.
Question de survie, et de bon sens.
Ce contrat-là, toutefois, allait faire pas mal d'heureux, d'un côté comme de l'autre.
L'assassinat d'un procureur. Pas d'instruction supplémentaire, si ce n'est la date limite avant laquelle la mission devait être complétée.
C'était plutôt risqué étant donné qu'il s'agissait d'une figure publique, mais ce genre de chose ne me dérangeait pas plus que ça. J'étais suffisamment préparé pour pallier à toutes les éventualités.
Cette confiance en moi m'avait donc amené à accepter ce travail, et à me poster à un endroit que ma victime ne pouvait soupçonner.
Assis dans ma voiture, j'observais depuis l'autre côté de la rue l'homme de loi – il devait avoir à peine la trentaine et portait autour du cou un badge spécifiant ses fonctions - monter à bord de son véhicule avant de démarrer pour rentrer chez lui.
Ce type ne se doutait même pas qu'il était suivi. Comment pouvait-il, en même temps ?
D'après le dossier que j'avais eu, le procureur qui était ma cible avait accepté des pots de vins depuis plusieurs années ; aussi, il n'était pas étonnant que cet homme puisse s'imaginer à l'abri de tout. Il s'était bien trop relâché, n'imaginant pas un seul instant le sort qui l'attendrait dans quelques minutes.
En silence, je me mis à le suivre à travers la ville.
Je reconnaissais le trajet vers son appartement, que j'avais déjà repéré la veille.
Étant donné qu'il vivait seul, j'avais choisi d'intervenir directement chez lui : une rapide strangulation suivie d'une pendaison et d'une fausse lettre de suicide était l'idéal.
Rapidement, sa voiture s'engouffra dans le parking souterrain de l'immeuble où il habitait, et je me garais à l'extérieur pour éviter que ma plaque d'immatriculation ne soit filmée par les caméras de surveillance positionnées à l'intérieur.
J'avais revêtit un uniforme de motard de la police – avec une veste épaisse, un casque de moto sous le bras, et une paire de gants épais recouvrant mes mains - aussi ne se méfia-t-il pas du tout quand je sonnais à la porte de son appartement.
« Je peux vous aider ? » Me demanda-t-il d'un air confus en observant ma tenue.
Il devait probablement être perplexe de trouver devant chez lui un policier, et ce, juste quelques minutes après être rentré à la maison.
« Ah, monsieur ! Le procureur général m'a demandé de venir chercher en urgence un dossier qui serait en votre possession ! » M'exclamais-je avec une fausse inquiétude. « Désolé de devoir vous déranger si tard... »
« Non, ce n'est rien, » dit-il tandis que les traits de son visage se détendaient. « Vous voulez entrer pour vous asseoir un instant ? »
Je m'excusais maladroitement et entrais à sa suite dans l'appartement, la porte donnant sur le couloir se refermant dans un claquement sec derrière nous.
Le piège s'était parfaitement refermé sur lui.
« De quel dossier a besoin le procureur général ? » Demanda-t-il d'un air absent.
« Celui sur la fraude aux taxes, » répondis-je aussitôt.
« Ça n'aide pas beaucoup à réduire les possibilités, » dit-il en soulevant un sourcil.
« Il a dit que vous sauriez duquel il voulait parler, » élaborais-je.
Il m'invita rapidement à m'asseoir sur le canapé dans la pièce à vivre, et commença à s'affairer hors de mon champ de vision dans une pièce voisine qui devait servir à la fois de chambre et de bureau – sûrement pour chercher un dossier qui en premier lieu n'avait jamais existé.
« Vous devez être fatigué après votre service, à devoir encore jouer les courriers pour le Bureau du Procureur, » observa-t-il.
« Je ne fais que mon devoir, monsieur, » répondis-je en feignant un air sympathique et en commençant à me lever lentement. « Même si je dois avouer que la journée commence à être longue. »
La porte de la pièce où il se trouvait était entre-ouverte, ce qui limitait à la fois mon champ de vision et le sien. Juste l'angle mort qu'il me fallait pour l'attaquer par derrière de façon rapide et précise.
« Tout de même, vous auriez pu prendre un café dans le hall du Bureau du Procureur, les machines sont faites pour ça, » l'entendis-je dire depuis l'autre pièce.
« Ah, j'en ai pris un, mais j'ai peur que ça n'ait pas été suffisant, » répondis-je en prenant un ton désolé et en commençant à m'approcher de la porte de la pièce.
Je n'entendais plus le bruit de documents et d'objets étant déplacés, ce qui m'indiqua qu'il avait probablement fini de fouiller dans ses affaires.
Mais étrangement, je n'entendais pas non plus le bruit de ses pas, signe qu'il serait revenu dans ma direction pour sortir de la pièce.
« Il est déjà tard, mais que diriez-vous de reprendre un café avant de repartir? » Me demanda-t-il.
Sa voix m'avait paru étrangement trop proche de ma position, et j'eus à peine le temps de bondir en arrière qu'une lame de grand ciseau passa dans l'embrasure de la porte et décrivit un arc dans ma direction.
Interceptant et tordant le poignet qui tenait l'arme improvisée avec ma main droite, je faisais tomber dans un gros fracas métallique la paire de ciseaux de cuisine au sol.
Quelque chose – peut être notre discussion, ou un autre détail du genre – avait dû lui mettre la puce à l'oreille. C'était raté pour une attaque surprise, au vu du bras armé qui avait tenté de me blesser quelques secondes plus tôt.
Je n'eus pas le temps de réfléchir plus au détail qui avait pu me trahir, qu'aussitôt, ma cible avait fait irruption de la pièce - dévoilant ainsi entièrement son corps - et envoyait vers moi un coup de poing fulgurant vers mon estomac. J'étais trop près de lui pour pouvoir esquiver, et je pris le coup de plein fouet.
Il avait faite preuve d'une force impressionnante qui m'étonna sur le moment. Peut-être avait-il pratiqué la boxe pendant ses études.
Toutefois, il avait fait une grave erreur en sortant de la pièce et en amenant son autre bras à proximité immédiate de mon corps, car l'instant d'après, je lui décochais un violent coup de tête en plein sur le front, ce qui le fit trébucher en arrière.
Il tomba de toute sa hauteur sur le sol, et envoya rapidement un coup de pied vers moi pour m'entraîner dans sa chute. Cette fois, j'esquivais avec une facilité déconcertante ; la blessure que je lui avait infligée au crâne ayant sûrement entravé sa vision et sa gestion des distances vu son geste désespéré.
Bondissant sur son torse, mon avant bras droit se retrouva plaqué sur sa gorge. Je me mis à exercer contre cette dernière une pression presque mortelle en l'écrasant de tout mon poids.
J'avais restreint son bras droit le long de son corps avec ma main gauche, sa main droite agrippant avec l'énergie du désespoir la manche de ma veste de motard.
Il tira si fort dessus que j'entendis les coutures à la jonction de l'épaule se rompre dans un claquement sec.
Sentant sous mes fesses et entre mes cuisses son torse se tordre d'un côté et de l'autre, je compris sans même avoir à me retourner qu'il essayait de plier et déplier ses jambes pour me faire basculer sur le côté et m'échapper. Mais c'était peine perdue, car j'étais positionné bien trop près de son cou pour que cette manœuvre ait une chance de réussir.
Je sentais sa respiration devenir de plus en plus difficile, et ses yeux révulsés qui me fixaient avec horreur semblaient briller de plus belle. Il commençait à perdre la maîtrise de ses mouvements, et la réactivité dont il avait fait preuve plus tôt sur le pas de la porte.
Bientôt, la poigne sur ma manche commença à perdre en intensité, et les mouvements de son corps s'estompèrent.
Il avait perdu connaissance, et retirant mon avant bras de sa gorge, je me mis au travail.
La fausse lettre de suicide – tapée à l'avance à l'ordinateur – fut déposée sur la table basse. Une dizaine de cravates nouées ensemble en un nœud coulant bariolé furent passées à travers la grille de ventilation dans le plafond de la cuisine.
Enfin, je pris une photo de l'homme encore inconscient sur le sol – preuve de l'exécution du contrat à envoyer à mon client – avant de commencer à traîner l'homme vers son funeste et court avenir.
Le nœud coulant reposant sur le sol fut passé autour de son cou, puis lentement, je me mis à tirer l'autre côté de l'étrange corde comme si je dressais un étendard sur un mât; le corps de l'homme se redressant tout seul pour prendre une posture assise sur le sol à chaque longueur de cravate que je hissais.
Je m'apprêtais à tirer une nouvelle fois sur le ruban de cravates, quand l'impensable se produisit.
La sonnerie de la porte d'entrée retentit.
Ce type était censé vivre seul, alors qui pouvait bien lui rendre visite aussi tard ?
Non, le plus important n'était pas là.
Je devais finir le contrat, et trouver une nouvelle façon de prendre la fuite, étant donné que ma voie de retraite principale venait d'être coupée.
« Hide, tu es là ? » Dit une voix féminine de l'autre côté de la porte, suivie à nouveau de la sonnette.
Merde.
Ce type avait probablement une copine, et je ne pouvais pas prendre la peine d'être découvert ; surtout si je voulais faire passer ça pour un suicide.
Une mauvaise nouvelle n'arrivant pas seule, ma victime commençait à reprendre connaissance, ses doigts remuant et ses paupières tremblantes s'ouvrant légèrement.
J'entendais aussi plusieurs voix inquiètes à l'extérieur, et le bruit distinct d'un trousseau de clés en train d'être manipulé.
Fais chier.
D'un geste brusque, je terminais de hisser ma cible, ses orteils touchant à peine le parquet.
C'était suffisant pour qu'il termine de suffoquer.
Puis, je me précipitais vers la baie vitrée de la pièce à vivre donnant sur une petite terrasse.
Une fois à l'extérieur, je repérais un conduit de climatisation auquel je pouvais m'agripper, et descendit rapidement les trois étages me séparant de la chaussée.
J'entendais déjà des exclamations d'effroi depuis la baie vitrée laissée ouverte, et me cachais précipitamment sous un des arbres plantés sur le trottoir.
Une silhouette s'était penchée au-dessus du garde-corps de la terrasse de ma victime.
Je ne pensais pas que quelqu'un ait pu me voir, mais ce mouvement était bien trop rapide pour être anodin.
Gardant mon calme, j'attendis presque une minute entière pendant laquelle la silhouette continua de toiser la rue ; cherchant quelque chose, ou quelqu'un.
J'avais l'étrange pressentiment que ce que cet individu cherchait, c'était moi.
Heureusement, quelqu'un sembla appeler cette personne à l'intérieur, et la silhouette disparut enfin, me permettant de rapidement rejoindre ma voiture et de quitter les lieux.
Arrêté à un feu rouge, j'envoyais au commanditaire la photo de la cible, et quelques secondes plus tard, un message écrit m'informa qu'un virement avait été fait sur mon compte en banque.
Parfait.
Malgré les petits contretemps, j'avais tout de même mené le contrat à bien. Ça méritait bien un nouveau costume sur mesure dans ma boutique préférée.
Le feu passa au vert, et je passais la première vitesse pour reprendre ma route, quand une vive lumière venant de ma droite m'aveugla.
L'instant d'après, un immense fracas de tôle tordue et pliée et de verre réduit en mille morceaux perturba momentanément mon audition, et je sentis mon estomac se retourner en même temps que ma voiture se retrouvait projetée sur le côté en faisant plusieurs rouleaux.
La carcasse d'acier et de plastique s'arrêta quelques mètres plus loin sous les yeux horrifiés des passants et des autres conducteurs, et tout ce que je sentis pendant un moment fut l'odeur omniprésente du sang.
J'étais encore attaché par ma ceinture à mon siège, mais je sentais qu'une chose nouvelle me maintenait également en place. Mon reflet dans le rétroviseur me renvoyait l'image de mon visage griffé par de minuscules bris de glace, et baissant le regard vers mon torse, j'eus du mal à réaliser ce que je voyais.
Quelque chose transperçait mon torse, dépassant grotesquement entre les plis de mes vêtements au plein milieu de ma poitrine, et tandis que je commençais à perdre connaissance, j'entendis la voix d'un homme.
«Il est encore en vie, cet enfoiré. »