En pleine séance de ragots, nous fûmes interrompus lorsque le nouveau professeur d'histoire entra dans la salle de classe. C'était le remplaçant de Mme Nguimbi, partie en congés maternité. Malgré une entrée timide, il grimaça à la vue de notre indiscipline.
Il faut avouer qu'en l'absence d'un professeur, nous nous occupions comme nous le pouvions : discussions, jeux vidéo, maquillage ou sport. Mais après quelques pas du professeur dans la classe, nous nous levâmes, tous droits comme des soldats de plomb, pour lui montrer notre respect. Quelques pas de plus et les derniers portables, poudriers, dés et cartes retrouvaient nos besaces et nos casiers, afin que nos tables ne gardent que des cahiers, des livres et des stylos.
Il rejoignit le bureau dédié aux professeurs. Il y déposa son sac, enleva son chapeau et nous inspecta de haut en bas, avant de secouer la tête.
À vue de nez, il devait avoir une bonne cinquantaine d'années. Il était important pour ce nouveau professeur de découvrir sa classe, et avant de commencer son premier cours, il marcha parmi nous, sans nous autoriser à nous asseoir. Il n'hésitait pas à recadrer ceux qui portaient des tenues un peu trop éloignées du style vestimentaire de l'école : costume bleu marine et chemise blanche pour les garçons ; robe bleue marine et veste bleue claire pour les filles.
— C'est ta mère qui t'a conseillé de montrer ta poitrine à tes camarades ? Ou bien arpentes-tu le trottoir la nuit ? Ferme-moi ça tout de suite ! ordonna-t-il à une de mes camarades.
— Petit, si tu souffres, rentre chez toi au lieu de t'avachir sur ta table ! dit-il à un autre élève, ostensiblement affalé avec un mouchoir pour se moucher le nez.
Puis il revint à son bureau et il nous autorisa enfin à nous asseoir avant de se présenter en bonne et due forme.
— Je suis Anthony Kane, militaire, conseiller, journaliste, et maintenant enseignant d'histoire sur ce qui reste de notre humanité, c'est-à-dire vous. Mesdemoiselles, messieurs, vous composez ma première classe, ajouta-t-il.
Il s'assit, et il prit le registre de présence afin de réaliser l'appel de tous les élèves. Puis il descendit avec sa chaise pour se mettre à la même hauteur que nous. Il s'installa devant nous, avec une bouteille d'eau, les jambes écartées, et nous dévisagea à nouveau avant d'identifier le chef de classe. Rodney se leva promptement pour qu'il puisse le reconnaître.
— Avez-vous commencé l'étude de la Troisième Guerre mondiale ? lui demanda le professeur Kane.
— Non.
— Parfait ! Rangez vos livres d'histoire et prenez juste de quoi noter. Je vais vous raconter ce qui s'est vraiment passé, dit-il en souriant.
Ses instructions nous laissèrent sceptiques, mais nous nous exécutâmes sans rechigner.
— Je vais faire court. Comme vous le savez déjà, cette guerre a commencé par un attentat. L'un d'entre vous peut-il nous rappeler la date de cet incident ?
— Le 12 mars 2029, répondit une de mes camarades après avoir levé la main.
— C'est bien jeune fille, la félicita le professeur avant de poursuivre. La gare de Milan-Porta Garibaldi fut l'épicentre d'une explosion nucléaire. La ville et ses alentours furent détruits dans un rayon de 150 km. Le reste de l'Italie, l'Europe du Sud, le Maghreb et le Moyen-Orient furent en partie affectés par les retombées de l'explosion. Vous connaissez les effets d'une bombe atomique, j'imagine ?
— Sols inexploitables, radiations mortelles, maladies, manques de ressources alimentaires, déplacement massif des populations, avança Rodney, visiblement captivé par notre nouvel enseignant.
— C'est bien Rodney. Les survivants ont cherché une terre d'accueil et se sont tournés vers le continent le moins exploité et le moins développé. Je vous laisse deviner lequel ! ironisa M. Kane, avant de renchérir, pour souligner à l'intention de ceux qui en doutaient encore que c'était le vrai berceau de l'humanité.
Sa question jeta un froid. Personne n'osait répondre, le sujet restait sensible et occasionnait régulièrement de vifs débats. Pour plusieurs d'entre nous et de nos aînés, le berceau de l'humanité était toujours injustement pillé, exploité , et malgré la dissipation du « FCFA », il demeurait en partie encore sous la coupe de l'Occident et de l'Asie.
— L'Afrique ? suggéra une de mes camarades.
— Exactement. L'Afrique est le réservoir et le laboratoire du monde pour ses matières premières. De plus, elle regorge d'une main-d'œuvre nombreuse et peu coûteuse. Au début, les Européens s'établirent dans des camps de réfugiés. Mais très vite, les armées européennes prirent le contrôle de villes et de villages, au détriment des populations autochtones. Les Nations Unies sont restées impuissantes, paralysées par les jeux de pouvoir. À votre avis, comment ont réagi les civils ? Mademoiselle avec la paire de lunettes argentée, avez-vous un avis ?
— Ils n'ont pas apprécié et ils se sont opposés aux Européens ? suggéra l'élève interrogée.
— Exactement ! Frustrés et conscients de la situation, les locaux et leurs semblants d'armées prirent les armes. Ce ne fut pas une guerre conventionnelle avec chars et avions de chasse. Non ! Ce fut une véritable guérilla urbaine. Pendant l'affrontement, les Africains avaient l'avantage du nombre et une parfaite connaissance du terrain. En face, les Européens avaient la force de frappe, sans pouvoir complément les exploiter. Savez-vous pourquoi ces derniers se sont retenus dans leurs actions ? interrogea l'enseignant.
— Pour ne pas toucher leurs propres populations, répondit à nouveau Rodney.
— C'est cela, la distance trop faible entre les cibles et eux-mêmes calma les généraux européens les plus radicaux. Du coup, pendant un peu plus de six ans, les deux camps se livrèrent à des combats acharnés, des massacres de masse, des attentats et des représailles. Au cours du conflit, l'incertitude liée à la possession des matières premières poussa plusieurs États à choisir l'un des deux camps, ou les deux. Au début, ces États apportèrent un soutien logistique en vendant des armes, sans pour autant participer aux affrontements. Mais ce soutien matériel, à défaut de faire basculer la guerre d'un côté ou d'un autre, fragilisait les puissances mondiales. Devinez-vous pourquoi cette technique ne pouvait pas fonctionner ? demanda notre nouveau professeur.
— Je pense qu'elle fonctionnait monsieur, vu que les États gagnaient de l'argent dans tous les cas, répondit Rodney, décidément très actif pendant ce cours.
Le professeur grimaça, visiblement vexé de la vision de Rodney qui avait réussi jusque-là un sans-faute en participant activement aux échanges.
— Non jeune homme, une autre idée avant que je ne donne la réponse ?
— Peut-être qu'à force de jouer sur les deux tableaux, des tensions sont apparues en interne ? avança une voix timide.
— Bonne réponse ! Chaque puissance regroupait dans ses rangs des partisans de chacun des camps et des troubles éclatèrent au sein de différents pays, parfois même entre certains États pourtant éloignés du conflit. Quand les États-Unis fournissaient l'Europe en armes, les populations afro-américaines montraient leur désaccord en manifestant massivement dans les rues. Alors que le Canada et les États-Unis étaient de grands partenaires économiques, la province du Québec soutenait ouvertement les peuples africains en menaçant de faire scission avec le reste du Canada. Donc, conscients d'un risque de guerre civile généralisée, les États acceptèrent de se retrouver à São Tomé afin de définir un nouvel ordre mondial et les bases d'une coopération internationale renouvelée. Les représentants de deux cents pays validèrent et soumirent à leurs populations respectives un référendum pour la création de cinq super puissances. Rodney, peux-tu nous les citer ? demanda M. Kane.
— D'abord la confédération francophone, qui réunit les régions avec le français en commun et Paris pour capitale ; la fédération latine, qui concentre toute l'Amérique centrale, l'Amérique du Sud, quelques pays africains et l'Europe du Sud, avec pour capitale Sao Paulo ; la fédération du Nord, qui englobe l'Europe du Nord, l'Asie et la Russie, avec pour capitale Saint-Pétersbourg ; le Grand-Orient qui rassemble toutes les contrées où la confession musulmane domine les mœurs, avec pour capitale La Mecque ; et Les États-Unis qui regroupent l'Amérique du Nord et les membres de l'ancien Commonwealth, avec pour capitale Washington, répondit Rodney avec aplomb.
— C'est bien petit. Sachez, jeunes gens, que tous les pays eurent l'opportunité de se rattacher à l'une de ces cinq super puissances. Le 2 décembre 2040, les représentants des cinq entités se réunirent au siège des Nations unies pour fêter la paix retrouvée. Officiellement, on impute toujours l'attentat de Milan à des extrémistes religieux sévissant à l'époque en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, ajouta l'enseignant après avoir bu quelques rasades d'eau.
Cependant, M. Kane précisa que deux éléments remettaient cette hypothèse en cause. D'abord, aucun mouvement extrémiste ne revendiquait avoir planifié et réalisé cette attaque. Plusieurs réfutaient jusqu'à présent tout lien avec l'attentat, ce qui laissait notre professeur pantois.
— Vous noterez, si vous ne l'avez pas déjà remarqué, que ces mouvements extrémistes sont des experts en matière de propagande et qu'ils n'hésitent pas à revendiquer chacune de leurs actions en déversant leurs haines sur les canaux de communications qui s'offrent à eux. Un tel silence de leur part s'avère tout à fait inédit, qu'en pensez-vous ?
Il nous rappela que contrairement aux analyses menées par les enquêteurs officiels, toutes les enquêtes indépendantes détectaient la présence de plusieurs éléments chimiques inconnus de notre système solaire. C'est la raison pour laquelle le site de l'attentat était largement bouclé et interdit d'accès à tous, sauf aux militaires. Sur sa lancée, le professeur continua son exposé.
— La rumeur la plus répandue suggère l'existence d'un laboratoire de recherche secret sous la gare de Milan. Celui-ci aurait analysé des fragments d'un vaisseau alien. L'énergie dégagée par l'une des expériences aurait provoqué le cataclysme. La seconde hypothèse, un peu moins populaire, voudrait que nous ayons subi une attaque extraterrestre, conclut-il, l'air songeur, en me regardant.
Nous restâmes bouche bée en entendant ses dernières paroles. Plusieurs d'entre nous en avaient déjà entendu parler sur les réseaux sociaux, mais de là à ce qu'un professeur de lycée l'expose, c'était ouf!
Hasard ou timing parfaitement maîtrisé, la sonnerie nous annonça la fin des cours. M. Kane rassembla ses affaires, nous nous levâmes pour le saluer respectueusement et il quitta la salle de classe.
— C'est ce que je dis depuis le début ! Les extraterrestres existent ! s'exclama Clovis.
— Arrête, c'est un vieux croulant ! Il nous vend du rêve et il attend sa paie ! lui rétorqua Léa en rangeant son pupitre.
Nous poursuivions la conversation en rentrant chez nous, ravis de finir les cours en ce vendredi après-midi pour enfin profiter de notre week-end. Le lycée Cohen occupait les ruines de l'ancien ministère de l'Intérieur français, détruit durant la dernière guerre et situé dans le 8e arrondissement de Paris.
— N'empêche, avec toutes ces rumeurs sur l'attentat, comment voulez-vous qu'on puisse faire confiance aux médias ? S'interrogea Clovis, en référence à notre dernier cours de la semaine.
— Oui, au pire tu fais comme d'habitude ! Tu viens chez moi et tu auras les vraies informations, et pas des fake news, soupira Léa.
— Le 7e arrondissement est suffisamment vaste pour qu'il trouve des informations, dis-je.
— Il y a plus de monuments que d'informations, la guerre a épargné pas mal de sites, la tour Eiffel, le champ de Mars ou les Invalides, précisa Clovis.
— Des vieilleries sur lesquels les vieux s'extasient, renchérit Léa.
— Ils pensent à leurs jours heureux de l'avant-guerre, soupira Clovis.
— Bon, en même temps, vu qu'ils se connaissent, ça les arrange. Comme ça ils nous savent en sécurité, dis-je en montrant du doigt l'une des voitures noires de mes gardes du corps.
— C'est vrai que grâce à toi, ils nous suivent facilement ! s'amusa Léa en les saluant.
Je connais Clovis Dumas depuis la crèche. Son père, soldat de la garde républicaine française, était devenu l'un des principaux officiers de l'armée de terre de la confédération francophone. Grâce à ses valeureux états de services pendant la guerre, il occupait maintenant une bonne place au sein de l'administration et travaillait en lien direct avec le chancelier et d'autres autorités politiques et administratives. Sa mère était une avocate d'affaires spécialisée dans les rachats et fusions d'entreprises. Elle travaillait pour mon père depuis plusieurs années.
— Vous allez encore absorber des concurrents ? me demanda Clovis.
— Oui, ces derniers temps le groupe Khan est très intéressé par l'industrie pharmaceutique, lui répondis-je.
— Si je travaille pour toi, tu me trouveras une épouse ? demanda Clovis, en référence au fait que mon père ait fait se rencontrer ses parents lors d'une de ses soirées mondaines.
— Commence par moins courir après les femmes, lui conseillai-je.
— Le sport, c'est ma vie, s'amusa Clovis.
— Et du coup, les femmes, quelle place occupent-elles dans ta vie ? lui demanda Léa.
— Du sport, comme je viens de le dire, répondit Clovis avec un sourire narquois.
— Franchement, sans tes muscles, tu n'es pas très attrayant ! soupirai-je en signe de désapprobation.
— Et alors ? Un jour, ils me permettront de trouver la perle rare que j'épouserai.
— Tu auras à supporter sa famille, lui rétorquai-je à mon tour.
— Ce n'est pas plus mal, ça m'épuise d'être enfant unique.
— Et si elle pratique sa propre religion ? interrogea Léa.
— Avec ma mère juive et mon père catholique, ça promet de beaux débats, s'amusa Clovis.
— Surtout que toi, tu ne crois en rien ! dis-je en rigolant.
— Ah si Pharell ! Je reste quand même agnostique, donc je garde mes repères, me rétorqua-t-il.
Clovis et sa famille habitaient plus près du lycée que Léa et moi. Depuis la formation de notre trio, nous passions beaucoup de temps chez lui, avant et après les cours. Mais pas ce soir.
— Toi ici, tu n'es pas à l'étroit, entre les grandes fenêtres, le parquet massif, les meubles anciens, la cheminée en marbre blanc et les miroirs ici et là. À croire que tu rivalises de richesse avec Pharell, le taquina Léa lorsque nous étions en bas de l'immeuble d'habitation où résidait Clovis.
— Non mais c'est vrai ! Même mes parents ne disposent pas d'autant d'œuvres d'art et de bibelots que les tiens ! dis-je à mon tour.
— On se calme ! De toute façon, je passe mon temps dans la salle de sport, le reste je m'en fous, répliqua Clovis, gêné de notre intérêt.
— Tu dis ça à cause des jeux vidéo à l'intérieur ? renchérit Léa.
— Dixit celle qui aime venir y jouer, répliqua Clovis.
Après avoir laissé Clovis chez lui, Léa et moi continuâmes notre route. Elle et moi, nous nous étions connus au collège. Comme la mère de Clovis, l'un des parents de Léa était salarié du groupe Khan. Sa mère, pilote de ligne dans l'une des sociétés de mon père, avait rencontré son futur époux, médecin, durant la précédente guerre.
— Alors, les derniers potins du lycée ? lui demandai-je.
— Tu n'as qu'à t'abonner au journal, me répondit-elle sèchement.
— Ça va, tu en es la rédactrice en chef, rétorquai-je pour me justifier.
— Non mais sérieusement ? Et tu attends qu'on ne soit que tous les deux pour me le demander ? me lança Léa avec un regard vif.
— Et du coup, quel est le sujet de ta prochaine tribune ? tentai-je.
— Ma solitude ! me répondit-elle en soupirant.
— Tu n'as qu'à chercher, lui dis-je en rigolant.
— Facile à dire pour toi Pharell, me contredit-elle, visiblement agacée par ma remarque.
— C'est vrai, je le vaux bien !
— N'importe quoi ! Tu sais très bien que je manque de féminité, me répondit-elle, amusée par mon manque de modestie.
— Chacun son style, ne te sens pas obligé de changer pour plaire aux autres. Il faut que tu restes bien dans ta peau, lui conseillai-je en souriant.
— Ce n'est pas avec mon étiquette de première de la classe que je trouverai mon prince charmant, me dit-elle en baissant la tête.
— Tu ne continues pas ton bénévolat ? lui demandai-je.
— Si, quand j'ai le temps. D'ailleurs, Clovis et toi seriez les bienvenus, au lieu de vous amuser.
— C'est loin et c'est long ! J'avoue que j'ai la flemme, m'excusai-je un peu embarrassé.
— Tu rigoles ? On habite tous dans le même quartier, si on part de chez toi, c'est vite fait. En plus tes gardes du corps peuvent nous y conduire ! s'emporta Léa.
— Tu y vas seule ? demandai-je intrigué.
— Non, avec ma mère et Anaïs, me répondit-elle agacée.
— Au fait, comment gères-tu le fait d'avoir une petite sœur aussi intelligente que toi ? Je suis curieux de connaître tes impressions d'aînée.
— Anaïs prend de l'avance sur son cursus et c'est très bien. Tu veux monter récupérer ton cahier de géographie au fait ? me demanda-t-elle.
— Ah oui ! C'est vrai, je te suis.
Mme Sene avait divisé le loft familial en deux étages. L'un pour les consultations de son époux et le second pour la famille. J'étais toujours amusé lors de mes visites par ces deux ambiances différentes. Le cabinet médical était froid et austère, tandis que l'appartement familial s'avérait très coloré. Après avoir récupéré mon cahier, je rentrai seul chez moi, avec une voiture roulant comme d'habitude au pas derrière moi.
Chanceux aux jeux de hasard, mon père, Carl Khan, avait investi avec intelligence son argent pour devenir milliardaire. Ma mère, Doris, médecin cardiologue et pilote de courses automobiles dans sa jeunesse, le rencontra dans l'une de ses somptueuses fêtes.
Mes parents achetèrent un penthouse non loin de la tour Eiffel. Je n'aimais pas cet endroit grisonnant, érigé au sommet d'un immeuble aux vitres noires comme une forteresse et regorgeant d'agents et de dispositifs de sécurité censés nous protéger des soi-disant ennemis de mon père.
— Je ne suis pas devenu ce que je suis en vendant des fleurs ! aimait-il rappeler.
La décoration du penthouse mélangeait du noir, du blanc, du rouge et différentes teintes de gris. Ma mère y avait ajouté quelques bibelots et tableaux, ici et là. Mon père, friand du numérique, avait équipé notre étage de plusieurs gadgets domotiques. Une fois la sécurité passée au rez-de-chaussée, j'arrivai au dernier niveau que nous occupions et je tombai sur ma petite sœur, Maya, en train de s'extasier devant une émission de téléréalité.
— Alors, c'est quoi le concept cette fois ? demandai-je.
— Salut ! C'est « On Apollo » : une dizaine d'adolescents dans une station spatiale avec des caméras et des exercices ! me répondit-elle, surprise de ne pas m'avoir entendu rentrer.
— Tu as eu peur, hein ? lui demandai-je en souriant.
— Non, pas du tout !
— Ça sent bon ! constatai-je, étonné de voir ma mère s'affairer plus que d'habitude en cuisine. Qu'est-ce qui se prépare ?
— Tu as de la chance qu'elle ne t'entende pas. Je te rappelle que c'est leur anniversaire de mariage. D'ailleurs, papi et mamie ne vont pas tarder ! me prévint Maya.
En effet, mon père arriva peu après, accompagné de nos grands-parents maternels. Grand-mère alla rejoindre Maya et grand-père alla directement soutenir maman en cuisine. Mais, au final, ils papotèrent plus qu'ils ne cuisinèrent.
Ma mère n'exerçait plus beaucoup son métier de médecin, mais elle participait à l'ONG For Us. Elle y investissait son temps, son argent, son énergie pour lutter contre la détresse et le racisme. Cet engagement lui valait des entrées auprès des pouvoirs publics. Il lui permettait de se faire quelques amis, des ennemis, et de stresser notre père qui lui imposait des gardes du corps. J'aimais bien lui donner un coup de main lors des activités caritatives de For Us et je me voyais bien y travailler un jour.
Soudain, mon père me demanda de le rejoindre dans son bureau.
— Pharell ! grogna-t-il, une fois de plus, tu as faussé compagnie à tes agents de sécurité et tu es rentré à pied. Le jour où il t'arrivera quelque chose, j'espère que tu sauras te défendre, je n'ai pas l'intention de payer une rançon !
— J'ai gardé mon traceur dans mon sac, répondis-je.
— Et alors ? Tu dois comprendre que vous représentez trois cibles idéales ! gronda mon père, debout, en train de boire une boisson énergisante.
— Oui papa, j'ai vu les agents nous suivre en voiture.
— Ce n'est pas une raison ! Je ne veux pas avoir à te le rappeler encore ! C'est clair? s'emporta-t-il en tapant du poing sur la table, une fois qu'il fut assis.
— Oui, répondis-je, la tête baissée.
— Tu t'excuseras demain auprès des agents ! m'ordonna-t-il.
— D'accord !
Les blâmes de mon père restaient généralement, rapides, glaciaux et sans concession : on en prenait pour son grade avec le risque d'une punition, on assumait, on acceptait les remontrances et on sortait de son bureau sans claquer la porte. Après cela, je pus retrouver le reste de la famille.
— Pharell, ne recommence pas ! renchérit ma mère, sous le regard pesant de mes grands-parents. J'acquiesçai à nouveau, tête baissée.
— J'espère qu'avec tes bêtises on ne va pas encore nous infliger de nouveaux gadgets de surveillance ! s'amusa Maya.
— Maya, n'en rajoute pas ! D'ailleurs, finissez de dresser la table tous les deux ! temporisa notre mère.
Tout le monde trouva le dîner copieux et délicieux. Grand-père prit un digestif pour faire passer le tout. De leur côté, grand-mère et maman débarrassèrent ensemble la table, histoire de se dépenser après avoir ingurgité toutes ces calories.
Après un bon film d'animation pour les plus jeunes et des palabres entre adultes sur l'état du monde, nos grands-parents rentrèrent chez eux. Il faut dire que leurs discussions entre aînés se résumaient à un match entre mon grand-père et mon père qui avaient beaucoup de divergences.
Papa chérissait le rêve que ma sœur et moi reprenions son empire. Contrairement à moi, Maya faisait déjà acte de candidature pour cette succession. Moi je restais silencieux.
— Tu dois t'impliquer fils ! Ne laisse pas tout à Maya ! Tu es quand même l'aîné et tu dois récupérer une part de cet héritage, insistait-il, inquiet de mon manque d'intérêt.
J'acquiesçais poliment, mais cela ne m'intéressait pas. J'en profitais à chaque fois pour préciser en aparté à ma mère mes intentions, bien loin de celle du groupe Khan. Mais l'heure du grand déballage n'était pas encore venue.
Nos grands-parents avaient choisi de résider en dehors de Paris, par-delà l'ancien « périphérique », devenu un grand mur ponctué de quelques miradors. Ils partaient donc pour une bonne heure de trajet, avec des points de contrôle, des patrouilles de sécurité, et bien entendu, des embouteillages.
Je voyais fréquemment les vidéos et les images de l'ancien Paris dans des documentaires et m'amusais à les comparer à maintenant. Le constat sautait aux yeux de tout un chacun : le changement post-attentat défigurait la région.
— Maman, ils vont galérer à rentrer avec tous les contrôles de sécurités, non ? dis-je à ma mère.
— Ne t'inquiète pas pour eux Pharell, ils connaissent bien le chemin et ton père les surveille de loin, me rassura-t-elle.
— C'est dommage qu'ils n'habitent pas dans Paris. De l'autre côté des remparts, la vie s'éloigne du cadre parisien, remarquai-je en m'adossant au balcon du penthouse.
— Nous sommes des privilégiés Pharell, et c'est leur choix, il faut le respecter.
— Tu nous trouves si privilégiés que ça ? Vous avez bien réussi votre vie, mais bon…
— C'est vraiment une question ? s'étonna ma mère.
— Oui, j'ai plus l'impression d'être dans une prison que d'être privilégié, avec les contrôles et les fortifications autour de l'immeuble, dis-je en observant les agents de sécurité dans la rue.
— Dans une certaine mesure, c'est vrai. Ne sois pas complexé par tout cela, c'est normal. Paris regroupe les hauts gradés, des politiciens et les principales fortunes de la Confédération ! m'expliqua-t-elle en regardant au loin des bâtiments officiels.
— Et le reste de la population ? l'interrogeai-je.
— Il occupe aussi une partie de la ville et des bourgades par-delà les remparts. Ne t'inquiète pas, aujourd'hui il y a des soldats partout de toute façon, me rassura-t-elle avant de vapoter.
Malgré cette hiérarchisation des classes, j'étais rassuré par ma mère sur le fait que les religions jouaient un rôle dans l'union de toutes les couches sociales. En effet, les mosquées, églises, synagogues et autres lieux de cultes restaient présents partout, sans distinction de niveau de vie.
— C'est fréquent de croiser des personnes aisées qui participent aux œuvres caritatives ou à l'essor d'un quartier défavorisé. En revanche, les lieux de cultes restent des cibles d'attaques racistes. Sans oublier qu'avec le déménagement du Vatican à Rocquencourt, ça constitue un objectif de premier choix pour les extrémistes, dit-elle en touchant son chapelet.
— C'est vrai, mais pourquoi les cardinaux et le Pape ont choisi la France ? Ils auraient pu aller en Amérique latine, ça reste une zone très pieuse non ?
— Pharell, tu sais ce qu'on dit non ? La France est la fille aînée de l'Église catholique, me rappela-t-elle.
— Mais pourquoi toi et Maya vous n'êtes jamais allés au nouveau Vatican, à Rocquencourt ? constatai-je intrigué.
— La foi reste une affaire personnelle Pharell. Je n'ai pas besoin d'un décorum pour louer le Seigneur. Quant à ta sœur, elle ne semble pas vouloir faire de démonstration publique de sa foi, me dit-elle.
— C'est vrai qu'avec tout ce cérémonial, quelle que soit la religion, j'ai l'impression que c'est toujours pareil. On reconnaît notre impureté, on s'excuse à un soi-disant seigneur d'être un pécheur et on le glorifie dans sa toute-puissance, dis-je en soupirant.
— Tu es bien le fils de ton père ! Rigola ma mère.
— Le bon côté, ça reste les fêtes, ajoutai-je.
— Pour les enfants, c'est surtout l'occasion de bien manger et de recevoir des cadeaux, n'est-ce pas ? me dit-elle en jetant un coup œil à ma montre connectée.
Certains enfants de clients ou partenaires de mon père, ainsi que des contacts de ma mère se retrouvaient parfois en classe avec Maya ou moi. Une rivalité bon enfant s'installait depuis plusieurs années entre nos parents et entre nous même. À ce petit jeu, Léa, Clovis et moi occupions fréquemment les podiums des classements scolaires. Léa était l'éternelle première de la classe, toujours devant nous. Maya, en revanche, ne se prêtait pas à cette compétition. Elle se positionnait cependant régulièrement parmi les dix premiers. Mon père, toujours au courant de nos moindres faits et gestes, s'en amusait.
Ses chers clients venaient de différents secteurs d'activités : armement, alimentation, aéronautique, services, recherche, automobiles. Mon père touchait à tout, sauf à un domaine : l'écologie.
— Que la planète crache son pétrole et nous fournisse de l'oxygène ! Pour le reste, les chercheurs s'en chargent ! disait-il souvent en observant les manifestations pour la sauvegarde de la nature.
Il n'appréciait pas les défenseurs de l'environnement. Pour éviter de s'attirer les hostilités d'écologistes, ou d'autres, il consentait à mener plusieurs de ses activités industrielles en Afrique. Il y menait aussi des actions sociétales, pour le transfert d'expertise et la formation, afin d'aider le continent à voler de ses propres ailes. Ma mère restait en revanche plus réservée sur ses initiatives en Afrique.
— Sans la pression des écologistes, il n'aurait pas été jusque-là ! Ce n'est pas comme s'il n'avait pas d'origines africaines. Parfois, je ne comprends pas ton père. Il a les moyens de changer les choses pour sa terre natale, mais il n'en fait rien, soupirait-elle en regardant un documentaire à ce sujet.
Les écologistes n'hésitaient pas à le traiter de terroriste environnemental. Surtout lorsqu'il lançait, dès qu'il le pouvait, des exploitations de gaz de schiste.
— Au moins, avec moi, ils peuvent bénéficier d'un emploi ! nous rétorquait-il chaque fois que le sujet était soulevé.
Le plus grand rival de mon père était également basé à Paris : Centary, une entreprise spécialisée dans les industries dites éco-responsables. Dirigé par monsieur et madame Yollins, ce concurrent commençait à lui grignoter des parts de marché un peu partout. Seuls les pays du Sud, en Afrique, en Asie et en Océanie lui restaient pleinement fidèles. Il est vrai que les arguments économiques penchaient en faveur des sociétés de notre père dans les pays en voie de développement.
Au-delà de la langue française, les membres de la Confédération s'inspiraient du modèle politique de la France. Ancienne puissance coloniale, elle gardait un rôle important dans ses anciens bastions devenus indépendants, notamment en Afrique.
Avec le chamboulement politique qui suivit l'attentat de Milan, la région d'Île-de-France devint l'État d'Île-de-France. Il en fut de même pour toutes les régions francophones. Sur le papier, c'était un subtil jeu de dupe pour que l'Occident garde le maximum de poids dans le congrès des Confédérations (un État = un gouverneur = une voix).
Les entités occidentales concentraient la force économique, scientifique et une partie de l'autorité, avec la Chancellerie. Celles du Sud disposaient de l'exploitation et de la production industrielle. L'installation du congrès des confédérés donnait aussi à l'Afrique l'impression d'un partage du pouvoir. Ce congrès était un parlement regroupant les anciennes structures, telles que l'Assemblée nationale et le Sénat. Enfin, la nouvelle organisation permettait une chancellerie tournante entre les états membres, tous les quatre ans.
— C'est une belle illusion pour calmer les populations du sud avec l'argent et le congrès. Mais l'Occident garde la main, commentait mon père en observant les débats parlementaires sur une chaîne d'information.
Même s'il ne reniait pas ses origines africaines, il s'adaptait à la situation.
— Comme tu l'as vu la dernière fois avec ta professeure d'histoire, il faut savoir récupérer des dossiers sur certaines personnes, tu apprendras que ça peut être utile pour neutraliser des gêneurs. La fin justifie toujours les moyens fils, soupirait-il.
Lorsque je découvris cette facette de ses activités, il me fallut du temps avant de l'accepter. Un soir, mon père me ramenait d'un cours et laissa accidentellement traîner un dossier de renseignements sur notre ancienne enseignante d'histoire : Mme Nguimbi. Celle-ci avait eu le malheur de se rapprocher de Centary, notamment en les aidants dans leurs fouilles archéologiques. Le lendemain de cette découverte, M. Kane la remplaçait. Cela m'offusqua au début, mais avec le recul et des échanges avec mes camarades, le comportement « limite » de mon père ne paraissait pas être un cas isolé.
Mon père organisait son entreprise comme un véritable empire féodal, au sommet duquel son autorité était totale et incontestable. Quand j'étais plus jeune, les explications de maman et plusieurs documentaires sur lui me permirent de comprendre pourquoi nous étions si protégés.
Dans sa rage et sa soif de conquête, mon père restait suspecté de soudoyer des politiques et des militaires pour que tout se passe suivant ses plans. Il était fréquemment soupçonné de laisser des journalistes se faire assassiner par des organisations criminelles avec qui il aurait des accords, de financer des campagnes électorales en Amérique du Nord et du Sud, et surtout de ne pas hésiter à demander à quelques contacts africains de neutraliser des villageois et des associations locales trop bruyantes.
À ce jour, aucune plainte n'a jamais abouti, malgré de longues enquêtes. Beaucoup d'amitiés avérées, mais jamais aucune évidence d'une connivence exacerbée. À l'exception d'un coup de poing au petit frère du calife du Grand-Orient qui osa manquer de respect à maman.
Pour assagir son image, la direction générale était sous le contrôle de l'une de ses employées : Mme Anne Hurtis. Il restait en revanche président de l'entreprise. Cette répartition des tâches lui permettait de donner un visage humain et maternel au groupe Khan.
Pour que tout le monde comprenne bien la situation, mon père travaillait dans des bureaux excentrés de ceux du siège de son groupe. Il concentrait quand même avec lui les services clés de son groupe : la sécurité (dont les activités paramilitaires), la direction des systèmes d'information et les traders. Le bâtiment, entouré en partie par un bassin d'eau, me faisait toujours penser à un château fort. Les vitres blindées grisâtres et des murs en béton armé renforcé au plomb engendraient l'image d'une place imprenable.
Il m'arrivait de squatter dans les bureaux du groupe Khan et de voir mon père à l'œuvre. Tous les lundis, il déjeunait avec Mme Hurtis. Puis celle-ci intervenait par vidéoconférence simultanément auprès de toutes les sociétés de son empire, afin de présenter les actions de la semaine aux principaux responsables. Tous les mois, mon père recevait les directeurs de ses filiales et, une fois par an, avait lieu sa grande messe avec les managers de toutes les entités de son groupe. Petite subtilité, le pays hôte était tiré au sort, et les salariés locaux y participaient avec les cadres.
Derrière le strass et les paillettes, des proches de mon père occupaient certains postes clés. Un documentaire d'investigation nous apprit qu'il avait installé un ami d'université au pôle agroalimentaire, la mère de Léa dans l'une de ses compagnies aériennes, ou encore notre soi-disant oncle Kaïs, que Maya et moi n'avions jamais vu, à la tête du service de sécurité du groupe.
— N'est-ce pas dangereux de mélanger amitié et affaires ? lui demandais-je une fois par curiosité.
— C'est bien de t'intéresser à cela fils. Mais non, ça me permet de garder le contact et d'avoir différentes sources d'information sur l'état de l'entreprise, me répondit-il.
Tout cela ne freinait pas les ambitions de Maya, qui en remit une couche vis-à-vis du groupe Khan. Elle prit l'initiative de m'en parler quelques jours après la visite de nos grands-parents. Je me disais que le fait que je passe bientôt le baccalauréat, avec à la clé un possible départ à l'étranger en cas de victoire, la poussait à mettre les choses au clair pour qu'il n'y ait pas de surprises entre nous.
— Pharell ?
— Oui Maya ?
— Tu sais quoi ? me demanda-t-elle en regardant le plafond.
— Tu veux une licorne ? plaisantais-je pour vérifier si elle était sérieuse.
— Non, tu abuses ! me répondit-elle en me balançant un coussin et en se redressant avant de continuer. Je me vois bien travailler pour papa plus tard, pas toi ? ajouta-t-elle sur un ton plus apaisé.
— Je ne sais pas, mais ça ne me gêne pas que tu reprennes l'entreprise, si c'est ça ta prochaine question.
— Tu me laisses le poste ? me demanda-t-elle en me regardant dans les yeux.
— On a le temps de voir venir, répondis-je, déjà sûr de mon choix de vie.
— Hum, pour le moment, je me focalise sur le lycée, déclara-t-elle en se recouchant et en observant le plafond.
— Toi et tes amies allez encore vous faire remarquer ?
— Au moins ça nous permet de développer nos carnets d'adresses, me répliqua-t-elle en souriant, et en jouant avec les coussins.
Ma sœur possédait sa bande avec deux amies lycéennes très proches. Les « Ma-Ky-Sal », comme leurs camarades les surnommaient, étaient célèbres pour connaître les ragots du moment et en créer. C'était d'ailleurs une des raisons pour lesquelles elles étaient toujours invitées aux soirées lycéennes.
— Ta sœur, c'est l'élément social du groupe. Elle a le contact facile, personne ne se risque à se jouer d'elle vu son caractère bien trempé et vos gardes du corps. Je la trouve plus ambitieuse que toi Pharell ! me confessa Clovis avec un sourire moqueur.
— Si tu le dis ! Mais Keysha en revanche, elle est assez mignonne ! dis-je en observant les trois filles de loin.
— J'avoue que dame nature a été généreuse à son égard, et elle en joue la petite. Je l'ai vu en boîte de nuit récemment. Ralph et ses amis l'ont fait entrer et lui ont tout offert ! me dit-il visiblement agacé de tant de favoritisme.
— C'est presque une dame, ajoutai-je en croisant le regard de Salma Jols, le troisième membre du gang.
— Elle, c'est la plus discrète, plus jeune et plus calme que Keysha et ta sœur ! me chuchota Clovis, en se rendant compte que notre aparté éveillait la curiosité des 3 filles.
Leur devise était : « Pas de secrets entre nous ! », et c'est pourquoi elle ne se cachait rien, tout du moins, à condition que cela n'entraîne pas de déséquilibre au sein du clan. C'était à chacune de peser le pour et le contre. Salma gardait secrète notre romance. Elle, mes agents et moi restions muets, dans l'attente d'un moment opportun à une annonce de notre couple. Je n'avais pas honte qu'elle soit ma copine, mais j'avais peur que mes parents et amis ne s'intéressent trop à notre histoire.
Nombreux étaient ceux au sein des élites à sécuriser leurs arrières : manipulation, trahison, corruption et règlement de compte étaient monnaie courante. Avec le temps, les rumeurs les plus farfelues se répandaient via les nouvelles technologies de l'information et de la communication. En matière de scandale, Paris avait dernièrement brillé en la matière. Tout avait commencé par une contravention reçue par un membre du cabinet de la gouverneure.
L'Île-de-France avait élu comme gouverneure Mme Liz Barfy aux derni��res élections ; ancienne professeure d'histoire à l'université de Paris-Sorbonne. Durant la campagne électorale, elle avait gagné le respect de l'élite en proposant une politique libérale, axée sur l'offre, qui soutenait les entreprises pour favoriser la création d'emplois. Ce choix lui valut le soutien de mon père et l'intérêt des jeunes à la recherche d'emplois.
Pour revenir à l'objet du scandale, la surveillance de masse qu'elle encouragea comme ces prédécesseurs, permit d'identifier l'un des membres de son cabinet, flashé en excès de vitesse le long des remparts de Paris Sud. Cet excès à 220 km/h sur une autoroute limitée à 100 km/h provoqua un tollé. Au volant : Mme Fordat, directrice de la communication de l'Île-de-France. Elle fut littéralement lynchée par les médias, huée par les habitants et réprimandée par ses collègues, ses supérieurs et les élus locaux.
Par texto, Maya, apparemment bien informée de la situation, m'informa de la démission de la contrevenante. Mais l'histoire allait plus loin. Le magazine Roooooh insinuait que ce n'était pas la première amende et que son ardoise était salée. Ils avaient eu accès à des images d'une station-service où on la voyait passer toutes les deux ou trois semaines. D'autres vidéos de caméras prouvaient que Mme Fordat se rendait à la résidence privée du gouverneur, et cela correspondait aux jours où Mme Barfy et ses enfants étaient absents, et où le seul occupant de la maison était M. Barfy.
Le mari volage publia promptement un communiqué de presse dans lequel il demandait pardon pour sa trahison. Mme Fordat quitta en catimini l'Europe pour travailler dans une ONG en Asie et Mme Barfy fut humiliée comme jamais. Elle demanda et obtint le divorce, sans jamais pardonner à son époux.
Depuis, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Trahie par son mari et sa collègue. Elle annonça dernièrement ne pas être candidate à sa succession. Elle assumait encore son rôle de gouverneure, tout en lâchant doucement du lest sur ses fonctions et en se focalisant un peu plus sur ses enfants.
Une autre affaire défraya les médias, cette fois-ci en Orient. Le Grand-Orient était un califat puissant, inspiré de la monarchie constitutionnelle britannique, avec un pouvoir royal entre les mains du calife et une représentation du peuple via un parlement et un grand vizir. Impératifs de liberté, souhaits de démocratie et d'émancipation des populations, notamment des jeunes, contraintes religieuses, besoin d'ordre et de stabilité étaient les principaux dossiers sur la table du monarque, depuis plusieurs années.
Le califat profitait largement des richesses de son sous-sol, riche en pétrole et en gaz. Le calife El Hadj Abdul Qed prenait appui sur ses neuf enfants pour gouverner et exercer une totale mainmise sur son royaume.
Son aînée, la princesse Chesem, s'engagea un temps auprès de plusieurs ONG, d'associations environnementales et d'aide aux plus démunis. Mais elle provoqua l'ire de mon père lorsqu'elle investit des milliards de Worldo (monnaie planétaire unique) dans Centary.
Avec plusieurs promoteurs immobiliers, elle se lança dans la construction de logements à basse consommation énergétique. Les bâtiments s'adressaient aux plus défavorisés, mais il s'agissait aussi d'écoles, d'hôpitaux et de centres commerciaux. Cette initiative assura, lors de son lancement, une bonne image de la famille régnante dans le califat, jusqu'à ce qu'un séisme de magnitude 9,5 sur l'échelle de Richter frappe la ville d'Ilam (anciennement rattaché à l'Iran).
— Regarde fils, voici une opportunité intéressante ! me dit mon père content du malheur d'autrui.
— Papa, des personnes sont mortes ! répondis-je surpris.
— Tout est rasé dans un rayon de plusieurs kilomètres à la ronde. Des centrales nucléaires sont au bord de l'explosion, des agglomérations réduites en miettes, des tsunamis se pr��parent en mer Méditerranéenne, en mer Rouge et dans plusieurs golfes de la région… Que souhaiter de plus ? Imagine un peu tous les juteux contrats qui s'annoncent ! me répondit-il, l'air avide.
— Mais on doit soutenir les populations en détresse, non ?
— On les aidera quand elles auront signé chez nous ! me répondit-il tout en textotant.
Malgré le comportement de mon père, un élan de solidarité permit d'assister des populations touchées par cette catastrophe. À cette occasion, ma mère redoubla ses collectes de fonds, de vivres et de vêtements et n'hésitait pas à donner de sa poche, au grand dam de papa.
Mais le constat fut sans appel : les bâtiments à basse consommation énergique du programme soutenu par la princesse accusèrent durant le séisme un taux de destruction de 100 %, alors que les autres se limitaient à 65 %, le tout dans un rayon de 500 km autour de l'épicentre. Ce constat, amena rapidement la princesse à s'interroger sur la qualité des immeubles de son programme éco responsable.
Les rumeurs à ce sujet se retrouvaient dans toutes les discussions, à la maison, au lycée, dans les médias. Clovis et moi nous amusions chez lui quand Léa nous rejoignit pour en discuter.
— Toujours à jouer les garçons ! constata-t-elle, les bras croisés, en secouant la tête en signe de désapprobation.
— Ah, Lili n'est pas contente, s'amusa Clovis.
— Ne m'appelle pas comme ça ! râla Léa en lui jetant un coussin.
De mon côté, j'en profitai pour prendre l'avantage dans notre partie.
— Pharell ! Tricheur ! s'emporta Clovis.
— Je ne triche pas, je joue. C'est toi qui n'es pas concentré.
— On se calme, sinon, ça vous arrive encore de regarder les nouvelles ? s'étonna Léa.
— Oh oui ! J'avoue que la princesse n'est pas mal. Malgré nos dix ans d'écart, je ne dirai pas non, s'amusa à nouveau Clovis.
— Elle subit la pression de la rue, souffla Léa avant de s'asseoir sur un fauteuil et de regarder le ciel d'un air songeur. Les dernières rumeurs disent qu'elle a commencé une enquête, apparemment ils n'ont pas été très regardants sur la main d'œuvre et sur le matériel utilisé.
— Elle a la permission de son père j'espère ? De mémoire, ils ne sont pas très commodes là-bas, intervins-je.
— Oui elle l'a. Et il semblerait que Centary ait validé le niveau de conformité écologique des bâtiments, me répondit Léa.
— Tu es bien renseignée sur Centary, remarqua Clovis avant de reprendre l'avantage sur notre partie de squash.
— J'aime bien leur travail et leur approche. Ce n'est pas contre ton père Pharell, mais Centary fait preuve de plus d'humanité, enfin je trouve, m'expliqua Léa visiblement gênée de sa franchise, avant de vouloir elle aussi jouer.
Les conclusions partielles de l'enquête étaient amères. Les constructeurs locaux avaient acheté tout le monde durant les travaux. Les autorités qui avaient permis d'accélérer le lancement des travaux, les forces de l'ordre qui avaient fermé les yeux sur les travailleurs clandestins, Centary qui avait gardé le silence sur la qualité, tous étaient concernés et responsables.
À la grande joie de mon père, l'image de son principal concurrent en prit un coup. Personne, pendant le projet, n'avait prêté suffisamment attention à certains détails : qualité de béton, plomberie, qualification des ouvriers...
Folle de rage, la princesse fit confisquer les passeports de tous les Occidentaux et des cadres nationaux impliqués, jusqu'à l'annonce finale des résultats de l'enquête. Ce blocage des passeports participa à l'aggravation du scandale, avec son lot de manifestations, de pillages, et de représailles contre les entreprises et quelques ambassades. La princesse fit pression sur son père pour qu'il se montre extrêmement dur envers les fautifs, et il suivit le conseil de son aînée.
Les coupables nationaux furent emprisonnés et fouettés dans certains cas. Les cadres étrangers participants au programme furent expulsés avec l'interdiction à vie de revenir dans le Grand-Orient. Les sociétés concernées se retrouvèrent condamnées à de lourdes amendes. Plusieurs officiers furent rétrogradés ou radiés des forces armées du califat, des fonctionnaires mis à pied et les ouvriers étrangers reconduits manu militari à la frontière.
Malgré toute la bonne volonté de Chesem, elle ne put porter assistance à des milliers de travailleurs expulsés, abusés et à la recherche d'un meilleur revenu au Grand-Orient. En effet, son père mit son véto sur toute aide envers eux, soucieux de ne pas s'encombrer d'étrangers au chômage. Ainsi, ces ouvriers qui auraient pu participer aux reconstructions furent reconduits aux fronti��res. La priorité allait aux nationaux, envers et contre tout.
De cette catastrophe et des décisions prises, le califat sortit plus fort sur le plan intérieur en ayant puni les fautifs et chassé des étrangers d'origines diverses. Mais à l'extérieur, le régime apparu trop autoritaire.
— C'est dommage pour la princesse. Elle s'est donnée de la peine, elle doit être dégoûtée ! commenta Clovis en regardant une conférence de presse à ce sujet.
Les punitions décrétées par le califat frappèrent le reste du monde. Son principal allié, les États-Unis, suivait comme à l'accoutumée la situation de très près, comme beaucoup d'entre nous, mais pour l'heure, seul le baccalauréat était ma priorité.
Les examens commençaient dans deux semaines et je pris un peu de distance avec ma copine qui fut très compréhensive à ce sujet. Les épreuves se déroulaient en plusieurs étapes. La première regroupait les activités sportives, la deuxième était la partie écrite et orale. Des centres d'examens étaient installés dans chaque ville, mais vu la population parisienne, le ratio était d'un centre par arrondissement. Avant les examens, j'avais fréquemment une sensation d'avant match, avec un enjeu de taille.
Ma petite sœur suivait cela de près, pour savoir ce qui l'attendait dans deux ans. Pour moi, une défaite à cet examen me paraissait inenvisageable. Il n'était pas question de le rater et de rester encore dans le nid familial. Pour avoir déjà vu mon père se réjouir du malheur des autres pour n'importe quelles raisons, je me résolvais à éviter que ses rivaux se moquent de lui si j'échouais au baccalauréat.
Mes révisions étaient, comme pour chaque examen ou contrôle, intenses. Toute ma famille se mobilisait avec moi. Pour bien préparer les épreuves sportives du baccalauréat, mon père et sa chef de la sécurité m'imposèrent une séance de deux heures de sport tous les jours. J'avais un programme de cardio et d'endurance. Papa assurait aussi mes révisions en histoire.
— Fils, c'est en connaissant notre passé qu'on peut forger notre avenir ! me dit-il en corrigeant les erreurs d'une de mes dissertations.
Pour les langues, depuis plusieurs semaines déjà, Maya et moi nous parlions en alternant français et anglais. Enfin, jusqu'au jour de l'épreuve, ma mère me bombarda de questions sur les sciences (chimie, biologie, physique) et la géographie. Elle était capable de situer toutes les capitales, tous les monuments ou les fleuves sur une carte.
— Des journées de dix heures de révision, ça pique un peu ! soupira Léa lors d'une visioconférence entre Clovis, elle et moi.
— C'est assez spartiate dis donc ! Vous devez ressentir la pression avec vos parents non ? nous demanda Clovis.
— Grave ! Mon père me stresse pour que je rapporte une mention, et toi Pharell ? me demanda Léa.
— Pour moi, seule la victoire compte. Clovis, tu ne voudrais pas au moins être le premier en sport ? dis-je en rigolant.
— Hum, ça peut aider pour la suite, mais pour moi le sport reste moins stressant que le reste, répondit-il en jouant avec sa petite barbe.
Comme tous les ans, la Confédération se préparait à l'examen. Auparavant, tous les pays utilisaient leurs propres spécificités de manière indépendante. Mais avec le temps et l'avènement de super États, de nouvelles règles furent mises en place : des Québécois surveillaient des lycéens français, des Français travaillaient avec des Ivoiriens, des Camerounais aux côtés des Andorranes…
Pour le baccalauréat, les épreuves sportives duraient un jour complet. Les élèves étaient pour l'occasion répartis en différents groupes, selon le sexe et l'ordre alphabétique. Je me retrouvai sans mes deux acolytes.
La journée de sport fut une partie de plaisir pour Clovis. Au final, Léa et moi nous en sortîmes pas mal, malgré notre côté intellectuel plus que sportif. Comme moi, elle avait eu droit à un petit dopage, avec une gourde de boisson énergisante, ce qui n'était pas interdit.
Les journées dédiées aux épreuves écrites étaient soutenues, et nous fûmes satisfaits de finir l'examen avec les oraux. Au menu des oraux cette année : les droits civiques, l'environnement et la paix. Le tout dans une autre langue que le français. Je me focalisais sur des valeurs sûres, travaillées avec Maya.
Une fois cette journée passée, nous étions libres. En revanche, cela marqua le début de l'attente des résultats. Ma mère en profita pour étudier les universités et les destinations où je pouvais aller. J'eus le choix entre plusieurs villes : Paris, Londres, Dubaï, Toronto et New Haven. Ma sœur, quant à elle, commença à s'intéresser à ma chambre.
— Tu pars bientôt ? Tu prendras toutes tes affaires ? me demanda-t-elle en mesurant mon lit à l'aide d'un mètre ruban.
— Ton frère reviendra toujours ici pour les fêtes ou pour les vacances. Et peut-être qu'il va même rester, qui sait ? En tout cas, il ne partira pas avec tout ! lui répondit rapidement notre mère.
Les trois semaines suivantes, en ce qui me concerne, ne furent qu'une succession de jeux vidéo et de rendez-vous secrets avec Salma. Clovis, Léa et d'autres amis évacuaient leurs stress au cours de séances de sports collectifs : foot, basket, roller, aviron et volley.
Et puis ce fut enfin le grand jour. Un mardi, vers 18 heures, ma mère m'informa du regroupement progressif des lycéens en vue de l'annonce des résultats. Comme à l'accoutumée, ils allaient être annoncés dans l'amphithéâtre du centre d'examen de notre arrondissement. Les noms des admis, des recalés et des admissibles seraient affichés.
La chef de la sécurité de mon père m'accompagna avec Maya et d'autres agents de protection. Nous y allâmes à pied pour me déstresser, tandis que papa, trop nerveux, resta cloîtré dans ses bureaux. L'amphithéâtre, un tantinet calme à notre arrivée, se remplit rapidement.
Nous nous fondîmes dans la masse constituée de lycéens accompagnés de leurs familles, d'amis et de professeurs… Lorsque les écrans s'allumèrent, nous fûmes tous suspendus aux résultats. Trois vidéoprojecteurs diffusèrent les informations et les lumières se tamisèrent. Le premier pour les admis, le deuxième pour les admissibles, le troisième avec les noms de ceux qui avaient échoué.
Les résultats s'affichaient par ordre alphabétique, certains commencèrent à tomber dans les pommes, d'autres à pleurer. Les rumeurs circulaient pour certains lycées et des professeurs communiquaient aussi de façon non officielle auprès des élèves. Mais notre lycée ne semblait pas concerné par les bruits de couloirs, ce qui devint stressant.
À peine quelques minutes après le début des affichages, les écrans de l'amphithéâtre s'éteignirent brusquement alors que nous n'en étions qu'à la lettre C. Cela provoqua les grondements de tous ceux qui attendaient encore. La police s'activa pour éviter tout débordement. Une bonne trentaine de minutes plus tard, les écrans se rallumèrent.
Ma mère regarda la liste des recalés, ma sœur celle des admissibles, et moi celle des admis. Il y eut de nouvelles scènes de joies, des pleurs, des évanouissements avant que ne s'affichent les noms commençant par K. Mon cœur s'emballa comme les réacteurs d'un avion avant le décollage. J'entendis un cri dans l'oreillette de Mme Dows, la chef de la sécurité de notre père. Mais sur le coup, je n'y prêtai pas attention (j'appris plus tard que ce cri était celui de mon père). Puis, je vis mon nom sur l'écran des admis : Pharell Khan. Ma sœur me sauta au cou, folle de joie.
— Tu l'as ! Tu l'as Pharell ! C'est dans la poche !
— Je suis fière de toi ! me chuchota ma mère en versant une larme et en me prenant dans ses bras.
Mon père m'appela juste après le résultat pour me féliciter avant que je retrouve Léa en joie et Clovis en pleine jubilation.
Le lendemain, chacun pouvait récupérer son bulletin de notes. Clovis avait eu 17/20 en sport, Léa 18/20 en science et vie de la Terre et j'obtins un étonnant 16,75/20 en histoire. Ces bonnes nouvelles furent l'occasion de faire la fête, d'abord entre nous, puis avec plus d'amis, et enfin, avec nos familles.
Ainsi, le jeudi suivant les résultats, tous les trois, nous allâmes sous bonne garde en boîte de nuit. Mon père m'avait exceptionnellement donné le contact d'une de ses connaissances, propriétaire d'une des meilleures discothèques de Paris : le Zeus. Nous continuâmes à nous amuser le vendredi en retrouvant des camarades de classe dans une autre boîte de nuit : le Galion. Certains tentèrent de draguer l'une de mes gardes du corps durant cette soirée et ils en eurent pour leurs frais ! Le samedi, Léa, Clovis et leurs familles vinrent au penthouse pour partager un repas avec nous.
Tous les trois sur le balcon du penthouse, nous prîmes conscience des portes et des chemins qui s'ouvraient devant nous. Nous observâmes une pluie d'étoiles filantes, une averse étonnamment bien visible qui illumina toute l'Île-de-France. Spontanément, nous nous remémorâmes le temps passé depuis notre enfance jusqu'à cet examen et nous en rigolions.
Puis, tout à coup, les téléphones de la maison sonnèrent ou vibrèrent. Les médias annoncèrent que ces étoiles filantes étaient en réalité les débris d'un satellite du groupe Khan, en chute libre vers l'Île-de-France.
Le visage de Papa devint grave, il nous quitta pour rejoindre le siège du groupe. Le père de Clovis l'imita pour aller sur une base militaire. Ces départs mirent fin à cette agréable soirée.
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