Cela faisait maintenant trois ans. Trois ans que j'étais une adulte, et également trois ans que j'habitais dans mon petit appartement quatre pièces du quinzième arrondissement de Paris. Et aussi trois ans que pensais non-stop à la perte de deux êtres chers.
C'était celle de mes deux parents, dont le nom n'a sûrement aucune importance aux yeux de tous.
Je me souviens encore des belles journées ensoleillées que je passais en leur compagnie, dans le Sud. Nous habitions dans une grande demeure à l'allure modernisée, dont l'intérieur était composé d'un mélange ingénieux de neuf et d'ancien. De grandes baies vitrées diffusaient la lumière du soleil à l'intérieur. Lorsque l'été arrivait et que l'astre envoyait ses rayons brûlants dans notre région, papa ouvrait la piscine et nous profitions de l'eau fraîche tous les deux avec maman et mon frère jumeau. Tout cela avait duré jusqu'à nos dix-huit ans, à Louis et moi, quand nous avons quitté notre grande maison pour nous installer à Paris. L'appartement du quinzième arrondissement nous avait accueillis, lui et moi, tandis que nous laissions nos parents pour vivre par nous-mêmes.
Nous prenions régulièrement des nouvelles de papa et maman et, lorsque nos emplois du temps nous permettaient, nous quittions la capitale pour rejoindre nos parents. Pas une seule fois que nous étions douté que maman était rongée de l'intérieur par un cancer. Papa était un très bon cachotier.
Nous avons appris la nouvelle de sa maladie que lorsque papa nous a annoncé qu'elle n'en avait plus pour longtemps. Louis et moi avions fait nos bagages le plus vite possible pour se rendre auprès d'eux, saisis par la crainte de ne plus jamais revoir notre mère bien-aimée. Lorsque nous nous sommes rendus dans le Sud, notre maison était vide. La panique montait, nous ne savions plus comment réagir. Nous nous étions rués à l'hôpital; là, nous avions appris que maman était sortie le matin même en compagnie de papa.
Nous étions rentrés à la maison, inquiets de ce qui suivrait. Le journal télévisé diffusé dans la soirée avait confirmé nos craintes.
Deux individus, un homme et une femme, étaient portés disparus. Une photo de papa, ainsi qu'une de maman, étaient apparues à l'écran. Ils avaient quitté le port avec le précieux bateau de papa alors même que le temps était capricieux. Leur embarcation avait été retrouvée en fin d'après-midi, même si elle ressemblait alors plus à un tas de planches. Papa et maman n'avaient pas été retrouvés.
Aujourd'hui encore, je demeurais dans l'espoir que mon père était toujours vivant, quelque part, attendant juste d'être retrouvé. Même si les chances s'amenuisaient de jour en jour.
Un bruit de verre cassé résonna dans l'espace cuisine de notre appartement; je soupirais quand je compris de quoi il s'agissait.
"C'est déjà le deuxième en une semaine", râlai-je en me levant de la chaise installée sur le balcon. "Tu devrais faire plus attention."
"Pardon", s'excusa Louis en piquant du nez.
"Tu peux nettoyer maintenant, hein."
Rouge de honte, mon frère enjamba les débris et attrapa le balai qui reposait dans le placard. Il revint et balaya distraitement le sol de carrelage.
"C'est quoi ton problème?", demandai-je en surveillant d'un oeil critique le moindre de ses gestes. "T'es pas aussi maladroit d'habitude."
"Je n'en ai aucune idée", soupira-t-il en rougissant davantage.
"Eh bien essaie de faire plus attention, bordel! Je compte pas racheter des verres de sitôt et tes bêtises finiront par casser le carrelage."
Notre querelle terminée, je consultais l'heure avec un regard à la pendule.
"Bon, je dois y aller", lâchai-je en le saluant d'un geste de la main. "Tâche de ne pas faire brûler l'appart pendant mon absence."
Je n'attendis pas de réponse avant d'attraper mon sac et de claquer la porte derrière moi.
J'ouvrai la portière de ma voiture et la refermai avec force avant d'entrer la clef dans le contact et d'allumer le moteur. Mon SUV se mit en marche en vrombissant; je regrettai un instant de ne pas avoir pris la Harley de mon frère, mais mes regrets se dissipèrent bien vite. Seule restait la pensée que j'allais encore passer une journée agréablement rythmée par le bruit de pas de mes élèves tandis qu'ils s'échaufferont avant leur entraînement.
Je me garai, une demi-heure plus tard, devant le bâtiment qui abritait le terrain de basketball. J'attrapai mon sac à dos en sifflotant.
Mon équipe de basket m'attendait juste devant la porte de service. Quand j'arrivai à leur hauteur, ils m'entourèrent en me saluant chaleureusement.
"Salut Margaux!"
"Tu t'es fait attendre", commenta une femme appuyée contre le mur. "La prochaine fois je prendrais les clefs, ça évitera qu'on prenne du retard."
"Désolée", m'excusai-je en ouvrant la porte du bâtiment au toit de tôle. "Au fait Léa, il n'y a pas de match samedi?"
"Non, l'équipe de volleyball nous occupe le local", expliqua Léa en attachant ses cheveux noirs tandis que les adolescents rentraient dans le bâtiment. "Apparemment, leur terrain est fermé. Enfin, c'est ce qu'ils disent."
"Eh, les filles!"
Léa et moi nous retournâmes d'un même mouvement pour nous retrouver face à Gaëtan. Le jeune homme passa une main dans ses cheveux aux reflets cuivrés pour tenter de masquer sa gêne.
"Désolée d'être encore en retard", s'excusa-t-il, un grand sourire dessiné sur le visage. "Vous me pardonnez?"
J'esquissai un sourire. "Comme à chaque fois."
Léa ne répondit pas, elle se contenta de lui serrer la main, comme nous nous étions convenus; nous n'étions pas très tactiles.
Sans un mot de plus, j'entrai dans la salle de basketball, suivie de près par mes deux amis de longue date.
Nous nous étions rencontrés plusieurs années auparavant, lors d'un match de basket. Je leur avais foncé dedans en cherchant désespérément mon frère, qui était en fait allé se chercher un hot dog. A ce moment-là, on pouvait dire de Léa et Gaëtan qu'ils étaient en couple, tel de jeunes adultes désireux d'exploiter leur nouvelle liberté. Leur relation ne s'était pas éternisée car Léa s'était très vite liée à un autre. Etant âgée de deux ans de plus que moi et Gaëtan, elle avait beaucoup plus de facilités à se construire un lien avec d'autres grâce à sa maturité et son éternel sourire ravageur. Même si, la majeure partie du temps, nous devions nous contenter de ses moues peu enthousiastes, nous arrivions parfois à lui décrocher un sourire qui ne manquait pas de me faire frissonner.
Lorsque je posai mon sac à côté du banc en bois suspendu au mur, une de nos élèves m'approcha timidement. Elle était là depuis le début de l'année seulement et elle avait l'air d'avoir beaucoup de mal à s'intégrer. Pour cause : elle était d'un naturel très sauvage et parlait peu avec les membres de son équipe.
"Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?", demandai-je en me redressant, mes chaussures à la main.
"J'aimerais savoir où sont les toilettes, s'il vous plaît", murmura-t-elle, si bas que je faillis ne pas l'entendre.
"Bien sûr." Je lui pointait un couloir du doigt. "Tu passes par là, tu vas tout droit et tu tournes à droite dans les toilettes des filles."
"Merci", me remercia-t-elle en joignant les mains avant de détaler dans le couloir.
J'enfilai mes chaussures de salle, sourire au lèvres, puis me relevai pour rejoindre l'équipe.
"Ecoutez-moi bien !", braillai-je suffisamment fort pour en faire sursauter quelques uns. "Samedi, pas de match, d'accord ? La salle sera occupée, donc on ne pourra pas accueillir d'équipe chez nous ! En revanche, vous venez quand même car on jouera en extérieur, sur le vieux terrain à cent mètres d'ici ! Compris ?"
"Oui !", s'exclamèrent tous mes élèves.
"Alors arrêtez de trainer et mettez-vous au boulot, parce qu'on a pas toute la journée !"
Un des garçons me dévisagea, sourcils froncés, comme prêt à répliquer, mais finalement il se tut.
"Et une fois que les paniers sont installés vous prenez un ballon et vous vous dépêchez de vous échauffer !"
J'attrapai un ballon et le fit rebondir, le faisant passer de main en main. J'exécutai quelques figures réfléchies avant de commencer à trottiner autour du terrain. Mon genou me faisait légèrement souffrir depuis la semaine dernière ; je voulais l'échauffer au maximum avant de commencer. Au bout d'une dizaine de minutes, je m'arrêtai, incapable de continuer. Gaëtan leva un sourcil interrogateur en me rejoignant.
"Ca va pas ?"
"Si si, ne t'inquiètes pas", haletai-je en m'appuyant sur mes genoux pour reprendre mon souffle.
Le grand gaillard eu l'air d'hésiter, mais finalement il haussa les épaules et s'éloigna pour reprendre sa course.
Le cours me parut durer une éternité. J'avais l'impression d'avancer -de me trainer, même- comme une limace, mes gestes se faisaient de plus en plus lents. La goutte d'eau qui fit déborder le vase : à la réception d'un ballon qui ne m'était même pas destiné, mon pouce s'était violemment tordu vers l'arrière. J'avais fait de mon mieux pour cacher ma douleur jusqu'à la fin, mais je sentais que mon pouce avait gonflé. De toute façon, ce n'était qu'une petite entorse, n'est-ce pas ?
Je quittai la salle sans même dire au revoir. Je ne voulais pas me retrouver face à tous ces visages souriants, heureux de leur journée. Je ne voulais pas l'admettre, mais tout ce qui me faisait envie actuellement était de pleurer toutes les larmes de mon corps en espérant que ça s'arrange. Je ne savais pas pourquoi j'avais soudainement envie de pleurer, alors que ce n'était pas la première fois que je me faisais mal en pratiquant. Quelque chose me faisait mal, très mal, mais je ne savais pas quoi.
Je me jetai sur le siège de mon SUV et sortis mon portable pour envoyer un message à Louis.
"Ne m'attends pas pour le dîner ce soir, je vais manger dehors", lui envoyai-je.
La réponse ne vint pas tout de suite mais, quand elle vint, elle fut brève. "OK."
Avec un soupir épuisé, je m'adossais au siège de ma voiture et passai ma main sur mon visage. Mon geste eu comme un effet positif sur mon corps ; mon envie de pleurer sur mon sort se dissipa, s'en allant aussi vite qu'elle était venue. Mon genou et mon pouce me faisaient toujours atrocement souffrir mais je n'y prêtais plus attention. Je démarrai le moteur.