Sur la route de la foi reliant l'ancienne capitale de l'empire huludien — Visontis — et la plus vieille basilique du culte — le temple du soleil —, dix prêtres-guerriers de l'ordre de l'épine de feu portaient le palanquin du pontife suprême Aurum. À l'abandon depuis des années, le chemin pavé longeait une paroi creusée dans la cordillère entourant et surplombant la cité. Des fissures apparaissaient sur les innombrables dalles où de mauvaises herbes poussaient. Ci et là, s'éparpillaient les gravats des antiques ornements gravés et sculptés.
Le prélat tourna la tête vers la capitale déchue. Ses yeux aveugles ne pouvaient la voir, mais les souvenirs des lieux restaient vifs dans sa mémoire. Peut-être était-ce mieux ainsi ? Aurait-il eu le courage d'affronter la vision de cette dévastation causée par la guerre civile ? Partout, les décombres des œuvres du passé s'éparpillaient. Le palais de l'aube immaculée, l'antique demeure du triumvirat et le joyau de la ville, n'était plus que des pierres entassées, noircies par les incendies provoqués par les légions malgré leurs vœux de protection éternelle. Là, où jadis se tenait la plus grande construction du continent, la tour des enchanteurs — Heranath —, un cratère d'un vingtième de la cité l'avait remplacée causé par la libération de la magie à la suite de la mort de ses propriétaires. Les rues pavées et décorées portaient les stigmates de la guerre. Plus personne excepté quelques irréductibles survivants n'empruntait ces avenues autrefois grouillantes de monde. La chute de la cité suprême avait engendré un mal encore pire que sa destruction, la brisure de l'empire huludien en de multiples royaumes.
Soudain, le souverain de l'église cracha du sang — les prémices d'une nouvelle crise. Deux heures plus tôt, son médecin l'avait informé de l'approche imminente de la mort. Cette annonce ne l'avait pas bouleversée. Il s'était résolu à sa fin depuis des années. En l'honneur de son dieu, Korris, le monarque solaire, il avait décidé d'officier une dernière fois.
Depuis leur départ, l'état du pontife s'était détérioré, d'abord avec une toux croissante puis avec des frissons de plus en plus fréquents. Depuis peu, ses veines se marbraient d'un noir intense.
— Arrêtez-vous, ordonna-t-il d'une voix saccadée. Ma fin est imminente. Ici, je rejoindrai le royaume de Ragna. Aidez-moi à me préparer pour la cérémonie.
Sans une parole, ses suivants posèrent le palanquin et s'agenouillèrent autour de lui. À travers leurs gestes, Aurum capta leur chagrin et leur nervosité.
— Ne soyez pas triste, tenta-t-il de les rassurer. Toute vie à une fin. Mon âme entame juste un autre voyage.
Il se tut un moment avant de reprendre d'une voix plus faible.
— Voici ma dernière volonté. Apportez mon médaillon à la nouvelle basilique. Que notre dieu choisisse mon successeur à travers les épreuves des préceptes.
— Nous le ferons, lui répondirent les prêtres à l'unisson.
Les yeux fermés, les suivants récitèrent l'antique prière du passage. Aurum inspira et expira. L'air glacé des montagnes réveillait ses craintes. Bientôt, son jugement aurait lieu. Son âme aura-t-elle été assez vertueuse pour traverser le regard de Ragna ? Plongerait-il dans un nouveau cycle de réincarnation ou atteindrait-il le paradis céleste ? Tant de question sans réponse. Aurum se recentra sur le rite sacré. Malgré sa maîtrise de cette cérémonie, recevoir cette assistance, lui donnait une sensation différente, un étrange mélange de joie et d'accomplissement. Pendant des années, il avait aidé les fidèles lors de la transition de leur âme. Aujourd'hui, c'était son tour. Son enveloppe mortelle ne serait bientôt qu'un lointain passé.
Il porta la main à son cou, et tâtonna à la recherche de son médaillon, composé d'or et d'obsidiennes, à forme d'un colibri — la représentation de son dieu. À son contact, une vision et une voix tonitruante s'imposèrent à lui. Dans un balbutiement, il répéta chaque mot, l'un après l'autre.
— Jadis pure, la lignée du dragon s'est diluée. L'enfant inhumain d'un être contrefait vient au monde. Le sang de son père renforcera son pouvoir. Sans un guide, il brisera les fils du destin et libérera l'annihilateur de précepte sur ce monde. Prenez garde à son avènement. Prenez garde…
La voix s'étouffa. Ses assistants s'empressèrent de vérifier son état. Son aura royale avait disparu et son visage rayonnait d'une sérénité plus vue depuis la chute de l'empire. Sa vie l'avait quittée.
Au même instant, à plusieurs milliers de kilomètres à l'Est, dans la ville de Créonia, la prophétie prenait forme.
Assisse sur la chaise d'accouchement, Fausta vivait la venue de son premier enfant. Malgré la fatigue, elle demeurait d'une beauté presque parfaite. Ses cheveux auburn intensifiaient la profondeur de ses yeux noirs et la finesse de ses traits. Ses cernes ne pouvaient cacher la flamme de ses iris. Une abondante transpiration cascadait sur son visage marqué par la douleur.
Autour d'elle, de nombreux meubles ornaient sa chambre : il s'y trouvait un lit à dais, plusieurs coffres, des armoires sculptées en bois d'ébène et un grand dressoir recouvert de multiples bijoux et flacons de parfum. De somptueux rideaux de soie pendaient aux fenêtres à carreaux. Un feu vigoureux flambait dans la cheminée. Ci et là, des servantes agitées obéissaient aux ordres d'une vieille sage-femme.
Une nouvelle contraction arriva, plus forte que les précédentes. La terreur s'empara d'elle. Les visages flous de ses parents et de ses sœurs apparurent les uns après les autres. Partez, disparaissez, leur cria-t-elle intérieurement. Vous êtes morts depuis des années. Arrêtez votre hantise. L'image d'un nourrisson se joignit à eux. Non, pas lui, pas mon enfant, reprit-elle. Je refuse d'être seule à nouveau.
La voix de son mari, le reflet d'un souvenir récent, transcenda sa panique : ne succombe pas aux peurs de ton passé, car c'est en elle que réside le danger. En les matérialisant, elles prennent vie et t'entraînent dans l'abîme. Accepte-les et laisse-les passer à travers toi. Réfugie-toi dans un cocon de vide et quand tout sera fini, nulle horreur ne subsistera et tu en seras libéré. Ces indications s'imposèrent comme des ordres. Ses pensées cessèrent, la laissant seule. Réfugiée dans la vacuité, elle ne les bloqua pas. Sans entraves, les flots émotionnels s'évaporèrent.
Focalisée sur sa poussée, la notion de temps disparut et la délivrance du bébé se déroula sans souci. La sage-femme le saisit, coupa le cordon ombilical et, afin de vérifier son état, l'étudia de toute part.
— C'est un garçon duchesse, dit-elle. Mes félicitations.
Le nouveau-né ouvrit les paupières et la vieille dame cria de surprise.
— Ses yeux, bégaya-t-elle d'une voix paniquée. Ils sont verticaux comme ceux des serpents. Ses iris. Leur couleur oscille entre le rouge vif et le bleu profond. Qu'est-il donc ?
— Au lieu de le dévisager ainsi, donnez-le-moi, ordonna la mère. Si ces questions vous hantent, demandez à son père.
Fausta rit tout bas. Par peur de son incommensurable pouvoir, personne n'osait interroger son mari, Créon, l'unique enchanteur impérial de l'empire huludien, un être qui, selon les rumeurs populaires, aurait transcendé la mort.
Tremblante, l'accoucheuse se débarrassa du nourrisson au profit de sa mère. Influencée par son instinct maternel, Fausta le saisi et l'étreignit, un mince sourire sur ses lèvres. Quelques larmes coulèrent de son visage aux traits fins. De nouveau, elle possédait une famille liée par le sang et n'était plus seule.
Un peu plus tard, la porte s'ouvrit en trombe, révélant Créon. Depuis le début du travail, par respect aux coutumes et aux préceptes du culte, il était resté au temple de Sebi dans l'attente de la délivrance. Il portait sa toge traditionnelle d'un bleu abyssal. Ses longs cheveux blonds bouclés aux couleurs des champs de blé cascadaient sur ses épaules. Son visage marmoréen ne dégageait aucune émotion, mais ses yeux, des iris et pupilles d'une blancheur neigeuse parsemée de veines noires, semblaient refléter une inquiétude en temps normal étranger chez lui.
— Créon, mon époux, approche et viens voir toi fils, dit Fausta, allongé sur un grand lit à dais avec son enfant dans ses bras.
— Mon amour, je te remercie pour cette bénédiction, lui répondit-il d'une voix cérémonieuse en s'agenouillant à ses côtés.
— Prends-le.
D'un geste manquant d'assurance, l'enchanteur réceptionna son fils. Le nourrisson possédait lui aussi des cheveux auburn avec des pointes tendant vers l'améthyste.
— Ses yeux, dit-il. Ils dégagent le pouvoir d'Hulud. Qu'ai-je donc fait ?
Devant une telle situation, l'angoisse de le perdre s'empara de lui.
— Je dois savoir, même si je dois briser des interdits de mon ordre, reprit-il.
— Que vas-tu faire ? lui demanda sa femme.
— Tenter d'apercevoir les brides du destin.
Créon se leva et s'éloigna à petits pas, ses pensées focalisées sur dangereux enchantement. Arrivé au centre de la salle, il libéra son pouvoir. Sa conscience se connecta aux courants éthériques. Autour de lui, une structure cristalline, composée de formes géométriques complexes, se matérialisa. Deux arbres parallèles grandirent juste devant le magicien jusqu'à atteindre sa taille. Entre eux, la réalité se brisa en des centaines de fragments où des images se succédèrent.
Quelques larmes s'échappèrent de ses yeux lorsque les connaissances réservées aux dieux se déversèrent en lui. Après quelques secondes de léthargie, une faiblesse accapara ses membres, au point où il faillit lâcher son enfant. Aussitôt, l'enchanteur dissipa sa construction magique et focalisa son attention sur le nouveau-né. La création éthérique semblait l'avoir épargné. Rassuré, son père le souleva à deux mains au-dessus de sa tête.
— Je te baptise Ysk, mon fils. Tu porteras le nom perdu du savoir et de la connaissance.
Après une courte hésitation, il rajouta.
— Que les divinités t'apportent leur bénédiction et une vie pleine de bonheur.
Créon jeta un coup d'œil à l'icône de Korris accroché au mur. Dois-je changer son destin ? se demanda-t'il. Je ne crains ni les dieux ni leur malédiction, mais ma famille si. Dois-je vraiment le faire marcher sur ce chemin ? Les brides du futur revinrent le hanter. Parmi elles se trouvait la mort de tous les êtres aimés. Je vais le faire, se résolut-il. Il dégaina son couteau et s'ouvrit la veine du poignet relâchant un filet de sang.
— Bois cette puissance insondable, mon fils, et reçois ma propre bénédiction, celle que nulle divinité ne pourra t'accorder. Libère le pouvoir endormi d'Hulud et réveille ton hérédité cachée.
Afin d'éviter tout gaspillage de ce fluide vital, Créon enfonça son avant-bras dans la bouche du nouveau-né. Réticent, Ysk cria, pleura et se débattit. Indifférent, l'enchanteur le força à continuer. Très vite, le bébé se calma et but avec avidité. Cette substance semblait lui plaire. Les pupilles du nourrisson s'illuminèrent d'une lueur oscillante.
— J'espère que je n'en ai pas trop donné, dit son père très attentif à son état.
Se connectant au pouvoir, Créon guérit sa coupure. Ysk brailla à nouveau.
— Ah, les enfants. Ça promet une longue aventure.
Créon s'assit aux côtés de sa femme.
— Repose-toi, mon amour, lui murmura-t-il. J'ai accompli mon devoir. Il est libéré des chaînes du destin.